Essai
Nouvelle parution
R. Chartier, Cardenio entre Cervantes et Shakespeare. Histoire d'une pièce perdue

R. Chartier, Cardenio entre Cervantes et Shakespeare. Histoire d'une pièce perdue

Publié le par Matthieu Vernet

Compte rendu publié dans le dossier critique d'Acta fabula "Mémoire(s) de la perte" (mai-juin 2012, Vol. 13, n°5) : "Le « librillo de memoria » de Roger Chartier" par Laure Depretto.

 

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Roger Chartier, Cardenio entre Cervantes et Shakespeare. Histoire d'une pièce perdue

Paris : Gallimard, coll. "NRF essais", 2011.

EAN 9782070123872

Prix 15,90EUR

Présentation de l'éditeur :

Comment lire un texte qui n'existe pas, représenter une pièce dont le manuscrit s'est perdu ?
C'est la question que pose Cardenio - une pièce jouée en Angleterre pour la première fois en 1613, attribuée à Shakespeare, dont le succès fut européen, dont le manuscrit ne fut jamais retrouvé, dont la trame est un conte inséré dans un épisode du Quichotte et qui circula dans les grands pays européens où il fut traduit et représenté parfois plusieurs décennies avant que l'oeuvre de Cervantès ne soit traduite à son tour, au point que pour finir plus personne ne fit le rapprochement entre le texte de Cervantès et la pièce attribuée à Shakespeare…
Cette histoire est d'abord celle, pointée par Michel Foucault, de la prolifération et de la raréfaction des discours : tous les écrits n'avaient pas vocation à subsister et à devenir des archives, plus encore les pièces de théâtre, jamais imprimées, comme si le genre situé au plus bas de la hiérarchie, s'accommodait fort bien de l'existence éphémère des oeuvres. Mais, qu'un auteur devienne fameux, et la quête de l'archive inspirait l'invention des reliques textuelles, la restauration des restes abîmés par le temps et, parfois, la fabrication de faux qui occupent l'espace des manques.
Le destin du Cardenio de 1613, perdu puis retrouvé, est presque une expérience de laboratoire : il révèle bien la malléabilité des textes, transformés par leurs traductions et leurs adaptations, leurs migrations d'un genre à l'autre, ou les significations successives qu'en construisent leurs différents publics pour lesquels Don Quichotte est un répertoire de nouvelles, bonnes à publier séparément ou à porter sur la scène, aux dépens des aventures du principal héros, et Shakespeare un dramaturge qui, comme beaucoup de ses confrères, écrivait en collaboration, recyclait des histoires empruntées et dont certaines des pièces ne rencontraient pas d'éditeur.
Si comme le pensait Borges, "une littérature diffère d'une autre, postérieure ou antérieure à elle, moins par le texte que par la façon dont elle est lue", ce sont les normes et les gestes qui régissent les pratiques des différentes communautés de lecteurs qu'il faut reconnaître.
De là, les principes qui fondent cette belle lecture par Roger Chartier des errances de Don Quichotte avec le mystère d'une pièce sans texte mais non sans auteur.

Historien français, spécialiste de l'histoire du livre, de l'édition et de la lecture, Roger Chartier est professeur au Collège de France titulaire de la chaire « Ecrits et culture dans l'Europe moderne ». Il a publié notamment une Histoire de l'édition française aux Editions Fayard (1983-1986) et anime l'émission « les Lundis de l'histoire » sur France Culture.

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On peut lire sur le site nonfiction.fr un compte rendu de l'ouvrage:

"La pièce manquante", par P. Boucheron.

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Dans Le Monde des livres du 26/8/11, on pouvait lire cet article de Claire Judde de Larivière relatif à l'ouvrage:

Réinventer l'histoire pour faire oeuvre d'historien LE MONDE DES LIVRES | 25.08.11 | 16h31

D'UN CARDENIO perdu ou retrouvé, on finit par préférer le premier tant la disparition de l'oeuvre et l'enquête inspirée qu'elle provoque suscitent notre intérêt. L'absence devient féconde et la perte une richesse. Pourtant, la disparition des archives est un véritable tourment pour les historiens d'aujourd'hui, comme celle des oeuvres fut "vécue comme une blessure", à partir du XVIIIe siècle, selon Roger Chartier. Précieux manuscrits, paperasses judiciaires, correspondances amoureuses... : innombrables sont les documents dont nous déplorons la perte. Les destructions volontaires ou les accidents du temps ont dessiné les contours d'une histoire de ce que nous ne saurons jamais (voir le bel essai de Judith Schlanger, -Présence des oeuvres perdues, Hermann, 2010).

Ces archives disparues en disent néanmoins autant sur le passé que celles qui ont été conservées, et c'est dans la tension entre le plein et le vide, la trace et son absence, que l'historien apprend à -penser son objet. Comme en miroir, les documents -conservés font apparaître ce qu'auraient pu être leurs jumeaux perdus, de même que les faits relatés en dévoilent bien d'autres, passés sous silence, mais que l'on devine dans leur transparence.

Certains bravent leur mauvaise fortune et font de la -disparition l'objet même de leurs recherches, à l'image de Roger Chartier. Ainsi en est-il également du dernier ouvrage d'Alain Corbin, Les Conférences de Morterolles (Flammarion, 2011), consacré aux conférences prononcées par un instituteur du Limousin à la fin du XIXe siècle. Si celles-ci n'ont pas été conservées, l'historien pallie le manque en reconstituant ce qu'elles auraient pu être, grâce à une étude minutieuse de leur auteur et de son public, du contexte politique et moral de l'époque. Ou Patrick Boucheron, dans son Léonard et Machiavel (Verdier, 2008), qui imagine la rencontre entre le vieux maître et le jeune humaniste, événement dont aucun document ne rend compte mais qui aurait pu être possible. Il en est finalement de même pour tous ceux qui étudient les "sans voix" - les femmes, les petites gens, les esclaves - qui durant des siècles n'eurent aucun accès à la production documentaire. En traquant les bribes et les fragments, il s'agit de restituer les milliers de vies minuscules qui ont si peu intéressé les archives.

Au premier plan

Jouer avec l'archive perdue, ou celle qui aurait pu exister, permet de mettre à nu le travail du chercheur. Celui qui écrit se met en scène, enquêteur patient ou explorateur intrépide. L'historien apparaît au premier plan, revendiquant sa position de passeur entre les sources, reflet du passé nécessairement déformé, et le lecteur.

Mais l'exercice contraint aussi le chercheur à prendre position dans les débats récurrents sur le rapport entre l'histoire et la littérature, sur la tension entre la vérité des faits et la narration historique, discussion à laquelle l'historien italien Carlo Ginzburg a récemment proposé une brillante contribution (Le Fil et les traces. Vrai faux fictif, Verdier, 2010). Ce qui n'est plus autorise-t-il à imaginer ? Combler les silences signifie-t-il nécessairement glisser vers le fictif ? C'est comme si l'archive perdue libérait en partie l'historien, en redonnant à la narration une place primordiale, lui permettant alors d'aspirer à un public plus large, attiré par des -textes qui s'inscrivent aux confins de l'essai et de la -fiction.

L'archive perdue, enfin, est un eldorado, un espoir toujours autorisé d'exhumer de nouveaux documents, et de reverser un peu d'eau fraîche dans le flot ressassé des -traces du passé."

Claire Judde de Larivière

Article paru dans l'édition du 26.08.11