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Devant les Nymphéas

Devant les Nymphéas

Publié le par Marc Escola

Ce mois-ci, Jean-Philippe Toussaint ne nous fait pas pénétrer seulement dans le bureau de l'écrivain : il nous ouvre aussi les portes de l'atelier de Monet, au moment même où le peintre y entre. Dans un bref poème écrit à l'invitation de son ami Ange Leccia  et intitulé L'Instant précis où Monet entre dans l'atelier (Minuit), le romancier s'efforce de peindre dans une seule image obsédante les dernières années de la vie de Monet : "C’est dans ce grand atelier de Giverny où il a peint les Nymphéas qu’il se sent à l’abri des menaces du monde extérieur, la guerre qui gronde aux environs de Giverny, la vieillesse qui approche, la vue qui baisse inexorablement. C’est là, dans l’ombre de la mort, qu’il va entamer le dernier face-à-face décisif avec la peinture. C’est là, pendant ces dix années, de 1916 à 1926, que Monet va poursuivre inlassablement l’inachèvement des Nymphéas, qu’il va le polir, qu’il va le parfaire". Fabula vous invite à découvrir un extrait du texte… Signalons que l'œuvre (D')Après Monet d'Ange Leccia est présentée au Musée de l'Orangerie du 2 mars au 5 septembre 2022.

En se rendant au Musée de l'Orangerie, on pourra aussi mettre ses pas dans ceux de Clélia Nau, et adopter comme guide son récent Machine-aquarium. Claude Monnet et la peinture submergée paru en septembre dernier dans la collection "Voltige libre" des éditions MētisPresses : devant les Nymphéas, elle nous invite à nous laisser envelopper comme dans un étrange diorama liquide, à nous confronter "à cette eau de pigments comme au pan vitré d’un aquarium. L’aquarium, c’est cette machine à voir autrement, où les choses vont comme en apesanteur et flottant, et qui inspire aussitôt par la nouveauté de son spectacle la peinture et le cinématographe naissant". Perçu par les artistes, les philosophes et les écrivains de la fin du XIXsiècle comme un dispositif "mental" ouvrant sur les profondeurs de l’âme, frayant avec ce qu’on commence tout juste d’appeler l’inconscient, l’aquarium est une véritable clé qui permet de repenser tout l’œuvre tardif de Claude Monet.

S'il faut sans cesse revenir aux Nymphéas, c'est qu'avec eux tout commence, comme Stéphane Lambert en fait la démonstration dans Tout est paysage (L'Atelier contemporain), où il examine à la suite du chef-d'œuvre de Monet les œuvres de Twombly, Klee, Tàpies, Mušič, Mondrian et Morandi, comme autant de réponses possibles à cette unique question : de quelle façon la peinture de paysage et la trop bien-nommée nature-morte se sont-elles réinventées au fil du XXe siècle, face au spectacle inouï de la destruction de leur motif — régions soufflées et rayées de la carte par la bombe atomique ; villes sinistrées hier par les catastrophes nucléaires et, aujourd’hui, par les changements climatiques… ? Tout est paysage, affirmait Dubuffet, en ce sens que tout est composition, tout est quête d’une unité perdue, tout est signes assemblés, tout est matière à être embrassé du regard, à interroger le vivant au-delà de soi-même. Que vaudrait sans ça le monde si on le laissait entre les seules mains de la dévastation, si l’essence poétique qui nous y attache envers et contre tout ne l’ouvrait pas à des entendements insoupçonnés qui nous font voir dans la noirceur d’autres nuances que pure noirceur ?