Appel à contributions
Médée : la lacération du Care (K Revue)
À partir de son numéro 0, la revue K. a reconnu dans la question du tragique et de ses gradations un nœud crucial de la logique du pouvoir destituant. En identifiant dans la figure d’Antigone et dans son extraordinaire retentissement dans la culture occidentale (et pas seulement) la possibilité de provoquer une réflexion sur le destin du pouvoir dans la politique moderne, nous avons cru retrouver dans la fille d’Œdipe l’archétype de toute indocilité radicale en mesure, par son retrait, de provoquer l’irréparable de la politique, de déclencher son événement. Trois ans plus tard, d’un geste un peu ingénu, et rigide peut-être, mais utile pour entrevoir et laisser exploser d’autres traits essentiels de la destitution de l’être et de l’identité, il nous a semblé en un certain sens inévitable de confronter cet archétype du tragique féminin avec une figure peut-être plus lancinante encore, capable de commettre l’indicible : Médée.
Antigone est celle qui, avec une obstination et une ténacité extraordinaires, sauvegarde les relations familiales contre l’instance du pouvoir, en incarnant la différence de la politique dans le nomos du pouvoir. Certes, comme on l’oublie souvent, l’Antigone de Sophocle est prête à tout pour prendre soin du cadavre d’un proche, mais à condition qu’il s’agisse de son frère, c’est-à-dire d’une relation idéalement innocente (délimitation qui, à juste titre, bouleverse déjà Goethe et trouverait par exemple chez Georg Trakl un démenti tragique). Son défi à l’égard des lois de la ville a donc des frontières précises, délimitées par des passions que l’on peut circonscrire. Et, à bien y réfléchir, son nom, anti-genos, loin de mettre un frein comme il le devrait à la logique meurtrière qui caractérise sa famille, fait en réalité d’elle la plus fidèle représentante de la valeur du genos malgré tout.
En ce sens, Médée est le contraire, ou même peut-être l’autre d’Antigone, en tant qu’elle agit en dehors de toute règle. Si Antigone prend soin du corps de son frère mort, Médée tue son frère. Si chez Antigone se consume une tension dialectique typique du monde grec (entre nomos et oikos), Médée, probablement, en tant qu’étrangère, s'éloigne de toute dialectique et trahit constamment sa famille (selon l’invention de Jean Anouilh dans sa Médée de 1946, lorsqu’elle commence à fréquenter d’autres hommes durant sa relation avec Jason). D’ailleurs, la première est une femme grecque, la seconde provient littéralement d’un autre monde. Par exemple, Médée inaugure son activité préférée – détruire les liens familiaux – en tuant son frère. Même quand elle se laisse emporter par sa passion pour Jason, il ne faut pas oublier un aspect : Jason est aussi celui qui peut l’aider à quitter la demeure de son père.
Médée est mère, sœur, assassine, figure subversive, lucide et passionnée reine de Colchide, exilée, maîtresse, infanticide, vagabonde, étrangère, épouse, impunie (en effet ses actions délictueuses n’ont pas de conséquences “pénales”) ; une femme puissante et extrême, capable de dévaster la tyrannie de Corinthe. Ses passions outrepassent toute inclination à la finitude humaine. De descendance divine en tant que petite-fille d’Hélios, elle semble indifférente aux coups du sort. Elle est presque initiée aux arts magiques et elle connaît l’âme humaine, en particulier ses fragilités.
C’est pour cela qu’il nous semble que Médée, femme et barbare, est en mesure de matérialiser la terreur de tout homme (pas seulement grec) : elle ignore les ordres de son père et de son mari ; elle tue son frère et ses enfants ; elle défie sans répit l’autorité masculine. Érotique et sensuelle, elle ne se laisse pas capturer, désertant obstinément le rôle de la victime. En même temps, Médée explore le seuil dont toute femme se sent éloignée ; pourtant, sa solitude évoque peut-être une condition psychologique et émotive moins rare que ce que l’on veut bien admettre.
Schiller avait-il raison d’entrevoir dans le geste de Médée un trait sublime ? Sublime au sens technique kantien : ce qui nous oblige à penser car inouï, situé au-delà de ce qui est humainement compréhensible, et pourtant viscéralement humain dans son inhumanité.
Le mythe de Médée, cela va sans dire, est très vaste, multiple, doté d’innombrables variantes, irréductible à une unité. Dans une trajectoire millénaire qui cultive et provoque d’infinies ré-écritures, il entrecroise l’histoire primordiale de la Toison d’Or etle problème de l'imagede l’étranger chez les Grecs. Il y a en effet le mythe de Médée, et ensuite l’histoire grecque, romaine, allemande de ce mythe ; nous connaissons une version napolitaine, africaine, yougoslave, prolétaire et antiraciste, romantique et expressionniste, et bien d’autres encore, et chacune de ces variantes fait fleurir d’autres déclinaisons et inventions (un volume indispensable fait le point, dans la mesure du possible, sur ce matériau inépuisable : M. Bettini e G. Pucci, Il mito di Medea, Einaudi, 2017). Médée va au théâtre, au cinéma, à l’opéra, elle se fait peindre, sculpter, analyser. Elle demeure toutefois le trou noir de toute vision en tant qu’elle destitue toute raison.
On sait que ce n’est qu’avec Euripide que le point sensible de l’histoire mythique prend son pli le plus connu et terrible : le meurtre, de la part de Médée, de ses fils Merméros et Phérès. Geste bouleversant et sans équivoque, mais qui en réalité conserve et libère une myriade de tensions contradictoires que, sans doute, parmi les auteurs antiques, seul Euripide parvient à gérer sansenchaîner la figure de Médée à sa seule dimension terrifiante. La Médée de Sénèque, par exemple, apparaît au contraire principalement comme une femme aveuglée et incapable de restituer une âme torturée et multiple.
Si dès les premières répliques de la tragédie euripidéenne l’amour envers ses fils est fortement remis en question par le Coryphée (les habitants de Corinthe), en fin de compte Médée semble les tuer parce qu’elle laisse affleurer la logique la plus effrayante de l’ordre symbolique de la mère : le Care comme forme extrême de possession (Corrado Alvaro insiste certainement plus que tout autre, en 1949, sur l’infanticide en tant que système de protection, dans son formidable La lunga notte di Medea). Elle les tue parce qu’ainsi, dit-elle, personne ne pourra l’éloigner de ses enfants. Envoyés par leur mère, sans le savoir, pour assassiner la future épouse de leur père, Glaucé, fille du roi de Corinthe, ils auraient certainement été punis par la mort. Mieux vaut alors que la mère s’occupe directement du crime. Mais les choses ne sont peut-être pas si simples et linéaires : Médée agit, probablement, parce qu’elle ne tolère pas que ses enfants soient la propriété exclusive de leur père.
Dans les tragédies d’Euripide, il est impossible pour l’étranger, barbare ou Grec hors du commun qu’il soit, de soutenir sa propre (non)identité : les valeurs de la polis sont les seules qui puissent être admises ; il n’y a d’espace pour rien d’autre. Dans la Médée d’Euripide, Jason, le champion du réalisme politique, se trouve face à une Médée en colère contre l’hypocrisie du père de ses propres enfants, aigrie par ce qu’elle a pu imaginer un temps en faveur de cet homme dénué de courage et maintenant prêt à l’abandonner ; il lui rappelle, à elle qui est barbare, et à présent ingrate, ce qu’il lui a donné : la civilisation de la loi.
Jason : Tu vis sur une terre grecque et point barbare ; tu connais la justice, tu respectes la loi, au lieu de recourir à la force. Tous les Grecs ont reconnu tes capacités, tu es réputée. Si tu vivais sur les contrées les plus éloignées de la terre, on ne parlerait pas de toi. (v. 536-541)
Si la Grèce du Ve siècle s’auto-perçoit comme la patrie du droit, dans la mesure où, pour imposer la justice, elle n’évoque pas la violence du sang, la trahison de l’oikos de la part de Jason dans le but d’accéder à la sphère du pouvoir économique et politique de la ville dévoile au contraire le caractère glacial et impitoyable du nomos. Alors que la vertu politique de la Grèce se révèle être vide de sens, le personnage de Médée adopte les traits grandioses du démon sanguinaire, c’est-à-dire d’une figure substantiellement ingérable dans l’ordre de la loi. Elle est bannie de Corinthe : elle est atimos ; déshonorée, expulsée de la ville parl’application de la figure limite du droit grec (dans la Médée d’Euripide en effet tout précipite vers le désastre le plus grand lorsque la femme apprend qu’elle est condamnée à l’exil ; ce destin brise en deux l’histoire d’une famille).
Médée se dégage précisément de l’extrême emprise de la loi, de la condition d’inclusion dans une marginalisation absolue ; elle ne supporte plus la pitié de Jason qui veut niaisement faciliter son exil avec des propositions triviales. Plutôt, elle prend soin de ne plus se soucier de rien, pas même de ce qu’elle aime le plus : elle anéantit l’oikos, l’évocation de l’autre à l’intérieur de la polis, par elle doublement représenté en tant que femme et étrangère, pour en évoquer, en réalité, la puissance : elle en décrète la dimension irréductible au logos politique, mais pour ce faire elle le dévaste.
En d’autres termes, Médée déchire ce que la politique exclut pour en imposer, dans l’absence, la présence assourdissante. Elle défend, jusqu’à les éliminer, ses fils de la terrible existence de l’exclu, de l’apatride, et lorsque le roi de Corinthe leur concède, contrairement à leur mère, un destin différent de celui de l’exil, c’est-à-dire celui d’étrangers dans leur patrie, sa détermination reste quoi qu’il en soit impassible.
Médée est donc une femme très intelligente et elle raisonne parfaitement bien ; mais elle raisonne autrement : elle lacère toute habitude et économie de l’utilité et laisse résister son désir même lorsque l’objet de son désir devient détestable. La pure exposition de sa propre vie sans aucune garantie comme décision du politique est l’infamie atroce à laquelle Médée se rebelle ; son geste extrême matérialise l’impossible exclusion de la part de la polis de l’inconnu, de l’autre, sans que soit provoqué un excès de violence intestine en mesure d’en révoquer l’existence. Médée frappe le corps de ses enfants pour écrire avec le sang de l’innocence, avec la mort des êtres qu’elle aime le plus, son extranéité par rapport au logos politique de Jason.
Médée s’insurge contre la décision qui scelle le temps de l’infélicité, c’est-à-dire, comme le fait aussi l’Électre de Sophocle, elle ne se laisse pas écraser sur la zoe, sur la réalité sociale de la femme, elle ne s’identifie pas de façon pacifique à sa mésaventure politique. Un pouvoir injuste suscite, pour remédier à l’injustice depuis une position d’exclusion, l’injustice. Médée anéantit le pouvoir et s’auto-exclut parce qu’elle comprend qu’il n’y a pour elle d’autre destin que celui de devenir une suppliante vagabonde.
Médée ne se laisse pas assimiler, pas même en tant que prisonnière ! Elle se refuse de faire ce qu’on lui demande ; elle se refuse de devenir la femme que les hommes veulent qu’elle soit. Nomade, elle habite une condition du congé permanent et se lance de tout son être contre une image de la femme gardienne de l’oikos et occupée par les soins maternels. À nos yeux, Médée incorpore et lacère en même temps la femme araignée des gigantesques installations de l’artiste parisienne Louise Bourgeois, disparue en 2010, qui dans ses bêtes entrevoyait certainement sa propre mère : d’infinis et invisibles fils capables de protéger, de capturer, d’étouffer.
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Consacrer un vaste travail de recherche à la figure de Médée signifierait donc avant tout composer avec la culture du Care qui, à bien y regarder, constitue l’un des dispositifs de contrôle actuels les plus pénétrants et ambigus et se présente comme une inclinaison culturelle en mesure de dé-potentialiser – avec la série d’instances qui lui sont corrélées : empathie, protection, surveillance, etc. – la charge subversive du féminin. Ou, plus précisément, comme l’enseignait Gilles Deleuze, du devenir femme de quiconque comme geste de détournement permanent à l’égard de ceux qui prennent soin de bloquer nos fuites et nos instances minoritaires.
Dans le volume que K. consacrera à la figure de Médée, les axes de recherche devront se concentrer, de manière analytique, autour de ces questions :
- Le mythe de Médée comme modèle archétypal qui incarne un féminin irréductible à la grammaire du foyer et de la maison, comme modèle en mesure de déchiffrer les risques d’une culture du Care subtilement exemplaire et dispositif de contrôle.
- Médée en tant que symptôme : lacération extrême de l’ordre symbolique de la mère (Luisa Muraro) ou son accomplissement extrême ? Ou mieux, peut-on s’échapper de cette dialectique canonique et rigide ? Médée n’est-elle pas peut-être la lacération radicale de toute fonction féminine ?
- Médée migrante (étrangère) : les apories du juridique face à ceux qui habitent le dehors. Médée pourrait-elle mettre en relief la nécessité d’un dépassement de la logique de la citoyenneté ? La citoyenneté n’est-elle pas aujourd’hui le dispositif le plus raffiné pour des politiques qui, avant même d’être juridiques ou psychologiques, sont des politiques de l’exclusion ?
- Médée politique et les arts : cinéma, littérature, théâtre, sculpture – au cours des siècles, il faudrait citer des centaines de noms, célèbres et obscurs – sont probablement les territoires les plus aptes à révéler la charge destituante de son expérience tragique capable de désamorcer les décisions du pouvoir et d’épuiser la validité de toute symétrie matérielle et symbolique entre rôle social et naturel de qui que ce soit.
Envoi proposition avant le 20 octobre 2021 (maximum 2500 caractères).
À l’adresse: krevuecontact@gmail.com
Si la proposition est acceptée, la contribution devra être remise avant le 15 avril 2022. Après cette date, il est prévu que la contribution soit automatiquement exclue du numéro de la revue.