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Lucrèce: la nature sans fondement (revue K)

Lucrèce: la nature sans fondement (revue K)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Revue K.)

Lucrèce: la nature sans fondement

K. propose un numéro consacré à la figure et à la pensée de Titus Lucretius Carus, parce que penser la nature, philosophiquement et politiquement, n’a jamais été aussi urgent. Pour cela, il est évidemment crucial de reconstruire une généalogie. Avec le poète romain Lucrèce nous voudrions montrer, avant toute chose, que la nature parfaite et non corrompue – qu’une pensée et une pratique écologistes pourraient prétendre restaurer – n’a jamais existé. Peut-être, pouvons-nous affirmer, de manière plus radicale, que la nature n’a jamais existé si ce n’est à travers ces événements que sont les rencontres entre les matières, les corps, les pensées. Sauvegarder la nature, ce serait alors se consacrer à préserver la possibilité de ces événements.

Ce que nous voudrions discuter, avec Lucrèce, c’est la possibilité d’une physique, c’est-à-dire d’une étude de la « nature des choses ». Il nous faut, grâce à Démocrite, Épicure et Lucrèce, opposer cette réflexion aujourd’hui, comme elle l’a été hier, au « mythe » de la nature en tant que lieu de réconciliation individuelle et collective, en tant qu’espace de domestication des conflits et de nos peurs humaines : ces peurs qui nous livrent au pouvoir, à n’importe quel pouvoir.

En racontant l’histoire de l’humanité, Lucrèce précise que la catastrophe, figurée par la peste qui conclut le De rerum natura, ne dérive pas des us et coutumes de l’homme, de ses inventions et de son industrie, mais, comme le dit Gilles Deleuze, de la part de mythe qui s’y mélange et du faux infini que les hommes introduisent dans leurs sentiments et dans leurs œuvres.

La physique lucrétienne constitue une philosophie de l’affirmation parce qu’elle affronte le prestige du négatif, elle destitue toute puissance du négatif, elle nie à l’esprit du négatif le droit de parler au nom de la philosophie. L’écologie a aujourd’hui besoin, selon nous, de cette physique, c’est-à-dire de ce travail de déconstruction des mythes, et non pas d’un naturalisme générique. Dans cette perspective, tout comme Lucrèce identifie et combat les mythes de son époque (en déplaisant à son temps, pour reprendre des mots de Leopardi), il s’agit pour nous d’identifier les mythes de notre époque auxquels opposer une physique, ou, si l’on veut, une écologie.

Dans ses très beaux, dramatiques, derniers écrits, Louis Althusser nous prévient : le matérialisme, ou mieux, ce « courant souterrain du matérialisme de la rencontre », à propos duquel le philosophe français écrit et dont Lucrèce est l’une des expressions les plus significatives, n’a rien à voir avec la tradition rationaliste. Il ne cherche, autrement dit, aucune Raison, aucune Cause, aucun Sens aux événements parce qu’il sait que tout dérive d’une pluie d’atomes qui de temps en temps dévient de leurs trajectoires parallèles pour créer et détruire des mondes : le célèbre « clinamen » opère dans le vide infini. Il sera particulièrement intéressant pour nous, qui cherchons à définir une position destituante dans le domaine des gestes politiques et de la pensée critique, de nous confronter, à travers Lucrèce, avec une philosophie du vide. Il y a déjà le vide, en effet, avant même la chute des atomes. En ce sens, on peut soutenir sans nul doute que le matérialisme lucrétien part précisément de rien, et d’une variation infinitésimale et aléatoire du rien qui est la déviation de la chute. La prétention de la philosophie à dire la vérité a-t-elle jamais connu une aussi puissante destitution ?

Nous savons néanmoins que l’épicurisme entend fonder une éthique sur la physique. Nous sommes alors en droit de nous demander comment peut être possible la fondation d’une réflexion spéculative à propos du comportement pratique de l’homme – surtout en vue de la recherche du vrai bien ici dans le monde – sur le rien, dans un espace vide infini, sous une pluie sans fin d’atomes. L’hypothèse que nous voudrions soumettre à l’examen dans ce numéro est la suivante : si la physique, cette philosophie matérialiste de Lucrèce, se présente comme une enquête sur le néant, si, autrement dit, elle destitue toute vérité, toute idée du monde, tout sens des choses, l’éthique qui en dérive est forcément une éthique de la libération, libération de l’idée même d’une éthique. En d’autres termes, l’épicurisme romain, contrairement au grec, se présente dans le contexte de la crise du Ier siècle av. J.C. comme un contrecoup conceptuel doté d’une forte charge révolutionnaire, aux facultés puissamment dissolvantes.

Un type de pensée qui entend changer les conditions d’existence individuelles peut-il devenir également un « pouvoir destituant » ? La destitution du monde opérée par une philosophie du vide parvient-elle à configurer la rupture et l’innovation politiques, ce que nous nous appelons « pouvoir destituant » ?

Nous proposons donc la construction d’un numéro de notre revue K sur Lucrèce autour des problématiques suivantes :

1) Lucrèce est un penseur des choses de la nature et des catastrophes de l’histoire. Nous voudrions vérifier si cette façon de voir le monde contribue à définir aujourd’hui une boîte à outils pour une pensée écologiste inédite.

2) Dans l’univers infini, les choses naissent en continu et finissent. La nature est une somme infinie dont les éléments ne se somment pas pour devenir un tout, ils restent toujours des êtres singuliers, la nature est ainsi une affirmation du multiple et du différent comme source pérenne de joie. La puissance du pluralisme que nous retrouvons dans le texte de Lucrèce nous semble particulièrement productive dans le domaine des arts, dans les arts visuels (de la Renaissance à Enrico Baj), dans la littérature (d’Alberti et Montaigne à Leopardi et Calvino), dans les arts de la scène (Jean-François Peyret, Maguy Marin, Virgilio Sieni, Calixto Bieito), au cinéma (Malick, Godard, Straub).

3) Si l’univers est multiple et différent, l’écriture de cet univers doit être tout aussi variée, contempler la possibilité de l’explosion du discours et de ses codes. Il existe un fil rouge qui relie les choix formels de la composition littéraire et le tableau d’un nouveau modèle cosmologique chez Lucrèce. L’écriture ne doit pas imiter la réalité. Quand Lucrèce se plaint de la pauvreté du latin par rapport à l’original grec il n’essaie pas d’adapter les mots aux choses. Le poète préfère, en effet, créer un jeu infini de combinaisons et de croisements entre les mots, dont le but n’est pas de répéter le rythme de la réalité, mais de le recréer. C’est surtout dans l’emploi d’un genre différent par rapport à la tradition épicurienne que Lucrèce révèle son génie. C’est la poésie qui lui permet de re-faire le monde. En se rattachant à la tradition pré-platonicienne, Lucrèce invente un modèle durable dans les rapports entre la connaissance du monde et son récit (Giordano Bruno, Gadda, Ponge, Michaux).

4) Penser le vide. Dans le sillage des derniers travaux d’Althusser, nous entendons interroger la tradition matérialiste à partir de la destitution de l’objet de la philosophie qu’elle met en œuvre. La philosophie, avec Épicure, avec Lucrèce, n’est plus l’énonciation de la Raison et de l’Origine des choses, mais la théorie de leur contingence. À partir du matérialisme antique, nous entendons dessiner la carte de ces pensées, ces gestes (politiques et esthétiques également) qui ont osé partir du néant, du rien, du vide.Penser avec Lucrèce pourrait permettre, pour être plus clair, de questionner l’ontologie politique moderne d’une manière différente, en traçant un chemin qui pourrait trouver chez Nietzsche – grand lecteur de Lucrèce – une étape cruciale, à travers la figure du Sur-Homme, c’est-à-dire de celui qui fait de sa propre impuissance, de son absence de fondement, le motif de son action/décision, de celui qui décide selon la nécessité et qui donc en brise l’inéluctabilité : ce Sur-Homme qui se place précisément dans le sillon lucrétien du vide conçu comme une concaténation indéterminée d’une série d’événements.

5) Le « pouvoir destituant » peut être une issue possible de la philosophie du vide. Une éthique émancipatrice pour les disciples du matérialisme antique émerge sans problèmes particuliers. Dans cette optique, on pourra étudier la question de l’amitié, décisive dans l’épicurisme et dans d’autres courants philosophiques grecs. Mais peut-être est-il possible d’effectuer un pas supplémentaire. Il faudra, en d’autres termes, vérifier si cette philosophie du vide est aussi capable de créer un nouveau cours pour la vie commune, autrement dit, si elle permet d’annoncer de nouvelles institutions, si elle est, en somme, aussi un « pouvoir destituant ».

ENVOI DES PROPOSITIONS AVANT LE 7 DECEMBRE 2020 (2.500 SIGNES MAX.)

ENVOYER À L’ADRESSE : krevuecontact@gmail.com

DANS LE CAS OÙ LA PROPOSITION EST ACCEPTÉE, LA REMISE DE LA VERSION DÉFINITIVE DOIT SE FAIRE AVANT LE 11 AVRIL 2021.