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Le "frisson métaphysique" du roman policier (BPTI n°14)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Estelle Jardon)

Le « frisson métaphysique » du roman policier (BPTI n°14) 
 
Contrairement à la tendance littéraire du roman policier « métaphysique » qui a suscité un intérêt croissant de la part de la critique universitaire notamment depuis la publication de la Trilogie New-Yorkaise de Paul Auster, le plus vaste sujet de la métaphysique du roman policier a rarement été abordé. Ceci s’explique en partie par le fait que les deux points de vue se remettent apparemment mutuellement en doute : d’un côté, le qualificatif « métaphysique » (qui s’impose désormais dans la littérature quoiqu’on lui préfère encore parfois le terme « postmoderne ») suggère que toute autre forme de récit policier en serait dépourvue ; de l’autre, l’existence d’une métaphysique des littératures policières interroge sur la pertinence même de l’étiquette.

Or, selon les spécialistes américaines Patricia Merivale et Susan E. Sweeney, le roman policier « métaphysique » se distingue bel et bien des formes « classiques » du récit policier par le traitement parodique, voire subversif, des codes traditionnels du genre et par une intrigue renouvelée autour d’un « pourquoi » existentiel qui, faisant généralement la part belle à la réflexivité, transcende le pragmatisme routinier du travail d’enquête tant sur le fond que la forme du récit. Par-delà le divertissement intellectuel d’une énigme à résoudre, le roman policier aurait, dès ses débuts dans les contes de « ratiocination » d’Edgar Allan Poe, emprunté une autre voie, ouvertement philosophique et spéculative, notamment articulée à une certaine ironie tragique du personnage-enquêteur. Celle-ci devint, après-guerre, le ressort dramatique de prédilection de nombreux romanciers (J. L. Borges, « La mort et la boussole », 1942 ; Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, 1953 ; Friedrich Dürrenmatt, La Promesse, 1958) qui marquera également l’évolution postmoderne du genre policier portée par les générations suivantes (comme les américains Robert Coover, Don DeLillo, Thomas Pynchon ; les britanniques Peter Ackroyd, Martin Amis ou Graham Swift ; les italiens Italo Calvino, Leonardo Sciascia ou encore le français Patrick Modiano). Ces quelques exemples suffisent à montrer que l’étiquette « métaphysique » recouvre, si ce n’est un sous-genre de prestigieux inclassables, du moins un détachement plus ou moins radical et autonome du récit policier originel comme « genre populaire » en réunissant plutôt, constatons-le, une majorité d’auteurs de romans « littéraires » aux faux airs de roman policier.

Sans faire abstraction de ces réappropriations intellectuelles du genre et de leurs influences sur son évolution, il semble opportun de s’interroger aussi sur le potentiel métaphysique de « vrais » romans policiers. On peut en effet légitimement se demander si la quête métaphysique ne serait pas présente dans tout récit policier. Toute enquête n’est-elle pas toujours quête métaphysique ? Les questions pratiques que se pose le personnage détective (qui, où, quand, comment, et surtout pourquoi) ne débouchent-elles pas toujours sur des questions existentielles ? Rappelons à ce titre la façon dont Umberto Eco se justifiait de son choix d’une intrigue policière pour donner forme à son célèbre roman Le Nom de la rose : « […] comme je voulais que fût source de plaisir la seule chose qui nous fait frémir, c’est-à-dire le frisson métaphysique, il ne me restait qu’à choisir (parmi les types d’intrigue) la plus métaphysique et la plus philosophique : le roman policier ». À partir de ces quelques lignes qui serviront de point de départ et de fil conducteur à la réflexion, on propose donc d’élargir la perspective et de réfléchir à la métaphysique du roman policier non pas seulement comme une caractéristique intrinsèque, mais comme l’un des moteurs de l’évolution du genre.

Les articles proposés s’attacheront à étudier les modalités de présence et de manifestation de ce « frisson métaphysique » dans le roman policier depuis Edgar Allan Poe jusqu’à nos jours. Dans une perspective interdisciplinaire, les points de vue des spécialistes de philosophie moderne et contemporaine et des spécialistes des littératures policières de part et d’autre de l’Atlantique se croiseront pour questionner la notion de métaphysique à partir du genre policier. Dans le domaine philosophique, on pourra par exemple s’intéresser à la portée métaphysique de l’écriture du genre ainsi qu’aux diverses réflexions sur sa lecture et sa popularité développées par de nombreux intellectuels et philosophes au cours du XXe siècle (Bloch, Brecht, Champigny, Deleuze, Jameson, Kracauer, Todorov, etc.).

À supposer que le récit criminel cultive toujours une dimension métaphysique, celle-ci varierait-elle selon les sous-genres (roman à énigme, roman noir, thriller) ? Autrement dit, de quelle « métaphysique » parlerait-on pour quel type de roman policier ? Pour Howard Haycraft, qui fut le premier à employer le qualificatif « métaphysique » pour décrire le roman policier, il s’agissait d’exprimer la religiosité et la morale qu’inspirent à la lecture les enquêtes du père Brown par l’écrivain catholique anglais G. K. Chesterton. Dans le même ordre d’idée relevant du supplément d’âme, Ross Macdonald disait des romans de Graham Greene, This Gun for Hire et Brighton Rock, qu’ils faisaient l’impitoyable portrait du héros dans le rôle du méchant tout en se souciant du salut de son âme (“This Gun for Hire and Brighton Rock were ruthless in the portraiture of their villain-heroes, yet at the same time concerned with the salvation of their souls”).

Si certains auteurs chrétiens de la première moitié du XXe siècle ont trouvé dans le roman policier le lieu privilégié de l’exploration du mal, du péché criminel et de la culpabilité, d’autres auteurs ont abouti aux mêmes questionnements par le truchement d’autres forces supérieures comme les caprices du hasard ou l’acharnement du destin ; des thèmes récurrents de la veine postmoderne du genre policier en particulier, mais qui demeurent néanmoins très fréquents comme dans le roman The Suicide de Mark SaFranko, paru en 2014, mettant en scène un inspecteur de police de New-York dans le contexte récent des attentats du 11 septembre, que les aléas du métier confrontent à un suicide qui le précipite sur la piste de sa propre culpabilité. Enfin, en se rappelant l’expression de Thomas Narcejac sur le roman policier comme cette « machine à lire » les traces d’une identité cachée, on aura également l’idée de rechercher le « frisson métaphysique » du roman policier comme effets de lecture inscrits dans le récit. Sur ces plans thématique et structurel, les articles proposés pourront donc être consacrés à la métaphysique propre à un roman ou à un auteur, européen ou américain, particulier.

Ces différents points de vue parviendront, espérons-le, à dégager les écarts entre la coordination et la juxtaposition des deux termes « polar (et) métaphysique » pour éprouver la pertinence de l’étiquette et de la catégorisation de certaines intrigues sous celle-ci. Ils contribueront aussi à réévaluer la noblesse proprement littéraire du roman policier, si souvent négligée, celle qui l’érige en memento mori des temps modernes, soit l’un des derniers espaces imaginaires à succès confrontant encore l’homme à la violence et à l’angoisse de la mort en toute innocence.
 
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Appel à contribution pour la collection bilingue Book Practices & Textual Itineraries (pratiques du livre et itinéraires du texte) à paraître aux Éditions de l’Université de Lorraine à l’automne 2022 (http://idea.univ-lorraine.fr/publications/book-practices).

Veuillez envoyer vos propositions d’articles, en français ou en anglais (400-600 mots), à Estelle Jardon (estelle.jardon@univ-lorraine.fr) avant le 15 décembre 2021.

Envoi des articles, en français ou en anglais (7000-9000 mots ou 30000-40000 signes, espace compris), avant le 1er mai 2022.