Édition
Nouvelle parution
L. Athusser, Lettres à Hélène

L. Athusser, Lettres à Hélène

Publié le par Marc Escola

Lettres à Hélène
Louis Althusser

présentées par Bernard-Henri Lévy

Paru le : 18/05/2011
Editeur : Grasset
ISBN : 978-2-246-77961-2
EAN : 9782246779612
Nb. de pages : 714 pages

Prix éditeur : 24,00€


"Généalogie d'une démence.Carnets, au jour le jour, parfois heure par heure, d'une lutte avec le démon.D'où il ressort que mon maître était un Pierre Rivière philosophe ; un possédé savant ; un halluciné hanté par la volonté de comprendre et de regarder son mal en face ; un Ajax dont, à la toute dernière minute, nulle Athéna n'aura détourné la "hache d'airain à deux tranchants" et, pourtant, extralucide ; un Prince Mychkine chez qui folie et connaissance, pulsions mortelles et maîtrise de soi, auraient noué un pacte inflexible.Ce paquet de lettres et de mémoire, cette plongée au coeur d'une des histoires les plus troubles et les plus édifiantes du XXème siècle, ce voyage, certes impudique, mais si riche d'enseignements qu'il eût été inconséquent de s'en priver, dans les coulisses d'un âme à la fois géniale et damnée, je suis heureux, et ému, du privilège qui m'est offert de les présenter à leurs lecteurs." (B.-H. L.)

Louis Althusser (1918-1990) est l'un des philosophes les plus influents de la seconde moitié du XXème siècle.
Il est l'auteur, en particulier, de Pour Marx et Lire "Le Capital" et fut, à l'Ecole normale supérieure, le maître à penser de plusieurs générations de philosophes. Ces Lettres à Hélène - sa femme que, dans un acte de démence, en 1980, il étrangla - sont tirées de ses archives, confiées en 1191 à l'IMEC. Cette correspondance est établie et présentée par Olivier Corpet, directeur de l'IMEC et responsable de l'édition posthume des textes de Louis Althusser et, notamment, en 1992, de son autobiographie, L'Avenir dure longtemps.

 

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On peut lire sur le nonfiction.fr un compte rendu de cet ouvrage:

"Les dialogues asymétriques", par A.-L. Gollion.

 

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Sur libération.fr, en date du 19/05/2011, et sous le titre " Lie conjugale", cet article d'Eric Aeschimann.


Un matin de juin 1971, Louis Althusser accompagne sa femme Hélène au train. Elle part en Italie et lui doit filer, parce qu'il est mal stationné, mais heureusement, «pas de PV !» lui écrit-il trois jours plus tard. La moindre pensée est relatée : «A l'heure du départ, j'ai ressenti, comme si j'y étais, le premier ébranlement des roues, puis le sentiment qu'on est engagé dans une aventure, qu'il n'y a qu'à se laisser emporter jusqu'au matin avec le silence soudain des arrêts dans les gares et cette impression extraordinaire qu'on s'occupe de vous, que le train s'occupe de vous, voyage pour vous, s'arrête pour vous, repart pour vous et vous conduit, pour vous, à bon port.» Suit le récit d'un dimanche à Roland-Garros et vient la conclusion : «V'là ton télégramme qui arrive et me dit : "tout va bien". Hip ! Hip ! Hip ! Hourrah. […] J'attends ta lettre. Je vous embrasse de toute ma tendresse, et saluez bien tout ce qu'on aime de Venise pour moi.»

Aura. D'un côté, donc, un «je» qui dit parfois «on» : c'est Louis Althusser, au sommet de sa gloire intellectuelle, qui vit et enseigne à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, là où se fabrique la philosophie française officielle depuis les débuts de la IIIe République. Avec son concept d'histoire comme «procès sans sujet», il a opéré la synthèse du marxisme encore dominant et du structuralisme en train de le concurrencer. Membre du PCF, son aura est immense dans les milieux intellectuels - malgré ses séjours réguliers en hôpital psychiatrique. Après son crime, réfugié dans un petit appartement au nord de Paris, il sortira parfois pour lancer aux passants : «Je suis le grand Althusser.»

De l'autre, en miroir, un «tu» qui glisse au «vous». C'est la destinataire : Hélène, née Rytmann, dite Légotien, épouse Althusser, étranglée par son mari le 16 novembre 1980. Assistante de Jean Renoir dans sa jeunesse, résistante à Lyon, Hélène avait été exclue du Parti communiste. Dans l'Avenir dure longtemps, son autobiographie, Louis raconte comment il a voté l'exclusion en réunion de cellule, mais refusé de rompre avec elle. S'étalant sur trois décennies, les Lettres à Hélène sont profondément conjugales, au sens où il s'agit presque chaque fois de ressusciter un couple en perpétuelle désintégration, un couple dont il dit qu'il est «comme un parti».

«Sauces de salade». Le 3 mars, huit mois avant le meurtre d'Hélène, il lui écrit une longue lettre. Alors que le Parti communiste français s'est ridiculisé en soutenant l'invasion de l'Afghanistan par l'URSS, Althusser reçoit la visite de Francette Lazare, émissaire de Marchais, qui voudrait le voir. Le philosophe résume sa réponse : «Vous avez envahi, vous, la direction, l'Afghanistan, mais comme vous n'avez pas de troupes, vous ne pouvez pas les retirer, les Soviétiques plus malins, ils vont se retirer et vous aurez belle mine, voyons, Francette, faut pas envahir un pays par un communiqué de presse, quand on n'a pas de troupes…» Après plusieurs pages à brocarder le Parti, il fait brusquement une promesse à Hélène : «[J'ai la] conviction, profonde, réfléchie, pas du tout aventureuse ni hypothétique que les choses sont en train de s'arranger entre nous, que je vais devenir capable de ne plus faire de provocations […], de prendre au sérieux les leçons à tirer, que je t'ai fait un mal considérable pendant trente-cinq ans.»

Les Lettres à Hélène ont la structure d'un épisode de Columbo : on connaît l'identité du criminel, mais pas son mobile. Le dénouement en tête, le lecteur voudrait reconstituer le puzzle. Par exemple, les encouragements mielleux que Louis adresse à Hélène, son admiration surjouée : on sent qu'il se force, peut-être n'a-t-il pas tant d'estime pour elle. Mais dès le passage suivant, on comprend qu'on a fait fausse route, qu'au contraire, il a un besoin impérieux d'elle. Août 1961, après le récit minutieux de sa journée : «Pourquoi je te raconte tout ça ? Parce que j'aime te raconter des choses, et que je t'aime bien, ô oui, beaucoup, ô oui, museau, et que je serai content quand tu seras toi aussi en vacances, et qu'on se verra beaucoup, ça voudra dire…»

Louis l'appelle «choucha», «monchourin», fait l'enfant, mélange sa femme et sa mère. Il s'en explique en 1958, au lendemain d'une dispute où il s'est levé «en criant» pour une sombre histoire de chaise : la scène, écrit-il, a réactivé «tout ce que ma mère m'a imposé, m'a fait subir», tout ce qu'elle «obtenait de moi» en prenant des airs de «femme martyre-souffrante-sacrifiée». Hélène avait la réputation d'être difficile, volontiers maussade, triste. Un profil idéal pour qui a un compte à régler avec la figure maternelle. Toujours la lettre de 1958 : «Je t'ai brimée pour ta maladresse, je t'ai brimée pour tes "taches", je t'ai brimée pour ta façon de t'habiller, je t'ai brimée en te coupant la parole devant des tiers, […] je t'ai brimée pour… tes sauces de salade.» Mais, comme d'habitude, il chute sur une mignardise : «J'aimerais bien aller dans les bois avec toi dimanche. Cela nous ferait du bien.»

Natation. «La vie invente les fièvres pour chasser le mal.» Le huis clos de la rue d'Ulm est étouffant.Le couple jouit de se disputer et de s'analyser plus que de faire l'amour. Ils ne parlent pas de sexe, mais finissent par partager le même psychanalyste : le divan les rapproche plus que le lit conjugal. Alors, pour relâcher la pression, Louis nage, s'épuise au tennis, aligne 30 kilomètres à vélo, se jette dans de grandes marches. Il aime conduire et ses descriptions minutieuses des sensations routières sont parmi les passages les plus émouvants. Une autoroute déserte, la nuit, et c'est l'«ivresse du vide» ; une remontée sur Paris à 120 à l'heure sur la Nationale 6 et voilà qu'il a «bien failli avoir un pépin dans un doublement».

Parfois, la plume s'allège, cherche l'espièglerie, joue avec l'orthographe : «La méson est un bordelle inouï, vu qu'il est venu en même temps l'menuisier, l'serrurier, l'ramôneur, l'alectricien.» De son élève Etienne Balibar, il dit : «Un nom de cirque, mais un gars bien.» Puis il tombe, terrassé par la maladie, et ce sont alors quelques phrases syncopées, hagardes, envoyées d'une maison de repos. C'est sous Valium qu'il a vécu Mai 68 : «Ici, on ne voit pour ainsi dire plus les médecins, ils sont à droite ou à gauche en réunions-discussions politiques. […] J'aime mieux profiter du sommeil qui est bon la nuit (le jour, je suis proprement abruti) […]. Tu es mon seul point fixe dans cette mer sans horizon.» L'introduction de l'ouvrage est signée Bernard-Henri Lévy. Celui-ci raconte que, lorsque, étudiant à Ulm juste après 68, il se rendait dans le bureau d'Althusser, le même livre restait ouvert au même endroit, le même manuscrit interrompu à la même page, la feuille engagée au même tiers dans la machine à écrire. De fait, on ne parle pas beaucoup philosophie stricto sensu dans cette correspondance, sinon sous la forme de quelques fulgurances : «La propriété des femmes a pour arrière-pensée la mainmise sur les femmes des autres, exactement comme la propriété privée tout court a pour arrière-pensée la mainmise sur la propriété des autres.» Mais ne s'agit-il pas au fond de la même rumination sur le couple ?

Sidération. En 1970, dans son célèbre article sur les «appareils idéologiques d'Etat», Althusser décrivait l'idéologie sous les formes d'une voix (maternelle ?) qui crie «Hé, vous, là-bas !» et «l'interpellé reconnaît toujours que c'est bien lui qu'on interpellait» (1). Compulsif, drôle, furieusement intelligent, Althusser a vécu arc-bouté contre le regard de sa mère, contre les injonctions à obéir, contre l'interpellation dont il se croyait l'objet. Il espérait triompher, mais à chaque crise, il fallait tout reprendre. Par un dimanche d'automne, alors qu'il est en train de masser le cou d'Hélène, il comprend qu'il vient de la tuer et sort en hurlant. Dans la France de l'époque, même ceux qui n'avaient jamais entendu parler de lui sont frappés de stupeur. Trente ans plus tard, l'effet de sidération reste entier. Peut-être parce que, au-delà du cas psychiatrique, on peut y entendre une sorte de fable où l'intelligence finit par abdiquer devant les forces de l'inconscient.

Lettre du 12 septembre 1969 : «La fin de l'exploitation de l'homme par l'homme, c'est la fin de l'exploitation d'un inconscient par l'autre.» Aujourd'hui, l'exploitation des inconscients est devenue une industrie mondiale et jamais la pensée ne s'est senti si impuissante. Voilà pourquoi, même si sa défaite avait d'autres racines, Louis Althusser reste notre frère et notre semblable.

(1) «Idéologie et appareils idéologiques d'Etat», in «Positions» (1964-1975), Les Editions sociales, 1976.