Essai
Nouvelle parution
K. Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures

K. Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures

Publié le par Arnaud Welfringer

Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures

Marseille, Agone, coll. "Eléments", 2010.

Co-édition avec Le Monde diplomatique
Traduit de l'anglais par Anne-Laure Vignaux

ISBN : 978-2-7489-0132-0

384 pages - 12€

Célébrée dans nombre de spectacles commémoratifs, l'histoire officielle affirme que les idées et les pratiques les plus radicales des révoltes de Mai 68 ont été récupérées ; que Mai 68 serait une quête individualiste et spirituelle annonçant le mot d'ordre des années 1980, « liberté ».
La position que j'adopte en est le contre-pied, car Mai 68 fut avant tout un événement politique : Mai 68 fut le plus grand mouvement de masse de l'histoire de France, la grève la plus importante de l'histoire du mouvement ouvrier français et l'unique insurrection « générale » qu'aient connue les pays occidentaux depuis la Seconde Guerre mondiale. Elle s'est étendue au-delà des centres traditionnels de production industrielle pour gagner les travailleurs du secteur tertiaire. Aucun secteur professionnel, aucune catégorie de travailleurs n'ont été épargnés ; il n'y a pas de région, de ville ou de village de France qui ait échappé à la grève générale. Et ce mouvement s'inscrit dans la lignée de l'aspiration profonde des années 1960, à savoir l'aspiration à l'égalité.

Kristin Ross enseigne la littérature comparée à New York University. Elle a étudié à l'université de Californie et obtenu son doctorat de littérature française à Yale en 1981. Elle est l'auteure de plusieurs livres sur la culture politique française, dont Aller plus vite, laver plus blanc (Abbeville, 1997), sur la « modernisation » en France à l'orée des années 1960.

Réédition en poche d'un livre publié en 2005 par Complexe et Le Monde Diplomatique.

L'objectif de cet ouvrage n'est pas d'apporter une pierre supplémentaire à l'immense édifice des représentations de Mai 68. Il se soucie plus de la France des années 2000 que de celle de 1968, s'intéresse davantage à l'écho qu'au bruit et à la fureur. Son objet est de montrer comment l'événement en lui-même s'est trouvé dépassé par ses représentations successives, comment son statut événementiel a résisté aux tentatives d'annihilation, à l'amnésie sociale et aux assauts conjugués des sociologues et des ex-leaders étudiants qui, tour à tour, ont voulu l'interpréter ou en réclamer le monopole.
Mon intention n'est pas de faire l'inventaire des erreurs et des réalisations de Mai 68, ni de faire la démonstration des « leçons » que l'on pourrait en tirer. J'utilise l'expression « vies ultérieures » pour bien marquer que ce que l'on désigne aujourd'hui comme « les événements de Mai 68 » ne peut être considéré indépendamment de la mémoire et de l'oubli collectifs qui les entourent. C'est l'histoire des manifestations concrètes de ce couple mémoire/oubli que je souhaiterais retracer dans ce livre. Trente ans après, la gestion de la mémoire de Mai 68 – ou, autrement dit, la façon dont les commentaires et les interprétations ont fini par vider l'événement de ses dimensions politiques – est au centre même de sa perception historique.

****

Non contente d'affirmer haut et fort que certaines des idées et des pratiques les plus radicales de Mai 68 ont été récupérées et recyclées au bénéfice du « marché », l'histoire officielle affirme que la société capitaliste d'aujourd'hui, bien loin de symboliser le déraillement ou l'échec des aspirations du mouvement de Mai, représente au contraire l'accomplissement de ses aspirations les plus profondes. En établissant une téléologie du présent, elle gomme les souvenirs d'alternatives passées qui recherchaient ou imaginaient d'autres résultats que ceux qui se sont effectivement produits.
Selon cette perspective, Mai 68 devait être compris comme l'affirmation du statu quo, une rébellion au service du consensus, une révolte générationnelle de la jeunesse contre les raideurs structurelles qui bloquaient la nécessaire modernisation culturelle de la France. En réinsérant la rupture dans une logique du même, et en renforçant les identités des systèmes et des groupes qui permettent la reproduction des structures sociales, la version officielle de l'après-68 a servi les intérêts des sociologues, tout comme ceux des militants repentis désireux d'exorciser leur passé, même si l'autorité revendiquée par ces deux groupes diffère radicalement. Les ex-leaders prétendent fonder leur discours sur leur expérience personnelle et s'appuient sur ces données pour nier ou déformer certains aspects clés de l'événement. À l'inverse, les sociologues ont recours à des structures et à des mécanismes abstraits, à des moyennes et à des quantifications, et élaborent des typologies construites sur des oppositions binaires – le tout étant bien évidemment fondé sur une méfiance viscérale vis-à-vis des enquêtes de terrain. En dépit de leurs prétentions contradictoires, les deux groupes ont travaillé de concert pour établir les codes déshistoricisés et dépolitisés qui servent à interpréter Mai 68 de nos jours.