Essai
Nouvelle parution
J.-L. Jeannelle, Écrire ses Mémoires au XXe siècle : déclin et renouveau d'une tradition

J.-L. Jeannelle, Écrire ses Mémoires au XXe siècle : déclin et renouveau d'une tradition

Publié le par Bérenger Boulay

Compte rendu publié dans Acta fabula dans le dossier critique "Mémoires et littératures", "Vitalité des Mémoires au XXe siècle" par Marc Hersant.

Jean-Louis Jeannelle, Écrire ses Mémoires au XXe siècle : déclin et renouveau d'une tradition

Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque des idées", 16 octobre 2008.

432p.

EAN 9782070779994
24€

On peut lire l'introduction de cet ouvrage dans l'atelier de Fabula.


Présentation de l'éditeur:

Le canon classique des Mémoires, élaboré au fil de cinq siècles, n'est pas loin d'apparaître aujourd'hui comme vidé de sa substance. Jugés partiels et partiaux au regard des méthodes de l'histoire critique, les Mémoires ont subi en outre la rude concurrence d'un modèle narratif auquel ils avaient en grande partie donné naissance, l'autobiographie. De cette double perte de légitimité a résulté une véritable crise du genre.
Pourtant, la tradition littéraire des Mémoires a perduré tout au long du XXe siècle et n'a même jamais été aussi florissante et polymorphe : ces récits font toujours preuve d'une indéniable vitalité jusqu'à constituer encore la majeure partie des écrits à la première personne. Comment expliquer ce paradoxe ? En dépit de l'élargissement et de la dispersion du genre, ils continuent d'être l'une des deux grandes formes de récit de soi, à côté de l'autobiographie : le parcours d'un individu dans sa dimension publique et collective, acteur et témoin d'une histoire mémorable qu'il contribue à reconfigurer. En témoignent d'illustres mémorialistes : Charles de Gaulle, André Malraux, Simone de Beauvoir.
L'enquête explore donc ce vaste corpus jusqu'ici largement négligé par la critique, en reconsidérant la place et la valeur qui lui sont accordées à une époque submergée par la montée en puissance des mémoires collectives et par l'abondance des travaux historiques sur le passé récent.

Table des matières :

Introduction

Après Chateaubriand : préliminaires

Les Mémoires d'outre-tombe ou l'enchantement mémorial

La Commune : une solution de continuité ?

Le temps du souvenir

I. Mémoires fin de siècle

« L'histoire se fait avec des documents »

L'archigenre des récits de soi

Une tradition en déshérence

II. Histoire, mémoire et postérité

Mnémotechnique du snobisme

Le paradigme de la mémoire individuelle

Clio et Mnémosyne

III. Les tranchées de la mémoire

L'affaire Foch

Politique de la mémoire et fièvre testimoniale

IV. Les Vies : mode d'emploi

Un cas de « daltonisme littéraire » ?

« Je ne laisserai pas des Mémoires » (Lautréamont)

Le temps du mémorable

V. Le tournant de 1940

« [M]e voici dans l'obligation d'écrire aujourd'hui mes mémoires »

Récits secrets

VI. Commémorer, exalter, réhabiliter

Du côté du Général et du côté de Moscou

La « littérature souveraine »

La décolonisation : une épopée refoulée

VII. « Quels livres valent d'être écrits, hormis les Mémoires ? »

Mémoires imaginaires (Marguerite Yourcenar et Roger Martin du Gard)

Les guerres de Simone de Beauvoir

VIII. De Gaulle et le trésor de la souveraineté nationale

« De ces hommes fastiques, il y en a cinq ou six dans l'Histoire » (Chateaubriand)

Légalité et légitimité

« Me voici » : faire paraître l'autorité de l'État

Le temps de la mémoire

IX. Jouissance du discours de pouvoir

La mémoire apologétique du gaullisme

Métanoïa et apostasie

X. Un nouvel archigenre des récits de soi

Récits de vie et récits personnels

Les possibles d'une histoire

XI. Au passé plus-que-présent

L'histoire saisie par la mémoire

Événements de Mémoires

XII. Le tournant axiologique de l'histoire

Le « droit aux réparations d'un passé douloureux »

Juger le révolu

Mnémographie

XIII Éléments pour une sociologie du genre

Sollicitations et contraintes : les Mémoires ad usum Delphini

Estime de soi et posture mémoriale

Une « certaine écriture imperatoria »

Récits de l'effectif et communautés d'expérience

XIV. L'attestation de soi

La preuve par adhésion empathique

Le mémorialiste, juge et partie

Rendre compte / rendre des comptes

Art de la mémoire et registre obituaire

XV. Un modèle de composition

Un art de l'anachronisme

L'organisation séquentielle du récit de mémoire

Sujet remémoré et instance mémoriale

XVI. Récits égohistoriques

Continuum des genres et registres de la mémoire

L'homme comme être capable d'une histoire

Écriture du mémorable et culture de l'exemplarité

Épilogue : l'historien et le littéraire

Note sur les sources

Bibliographie sélective

Index des noms d'auteurs

*  *  *

Dans le Monde des livres du 6/11/8, on pouvait lire un article de R. Solé sur cet ouvrage:

"Ecrire ses Mémoires au XXe siècle. Déclin et renouveau", de Jean-Louis Jeannelle : le siècle des Mémoires

LE MONDE DES LIVRES | 06.11.08 | 11h43  •  Mis à jour le 06.11.08 | 11h43


Mémoires : nommasculin pluriel. S'écrit avec une majuscule. Récit que fait unepersonne des événements auxquels elle a participé ou dont elle a ététémoin... Ce genre littéraire existe en France depuis la fin du XVe siècle. Il s'est imposé peu à peu, pour atteindre son apogée avec les Mémoires d'outre-tombede Chateaubriand. Il est tombé ensuite en désuétude - pour renaîtresous mille formes différentes. Mais, depuis la seconde guerre mondiale,on assiste dans ce domaine à une effervescence extraordinaire,semblable à celle qui a suivi la Révolution française. C'est ceparadoxe qu'analyse, dans un livre magistral, Jean-Louis Jeannelle,maître de conférences à l'université Paris-Sorbonne et collaborateur du"Monde des livres".

Le genre mémorialappartenait de plein droit à deux domaines : l'histoire et lalittérature. Un grand homme d'action écrivait en agissant et agissaiten écrivant. Or, ce genre a été doublement disqualifié. Par l'histoire,d'abord, qui s'est constituée en discipline autonome et a mis en doutedes autocélébrations suspectes ; par la littérature ensuite, qui aprivilégié l'introspection.

Durant la Belle Epoque, lesmémorialistes se détournent de l'Histoire pour raconter des souvenirs.Ils se font portraitistes, chroniqueurs de la vie mondaine. Dans unstyle léger, ils se posent en témoins nostalgiques d'un monde évanouiou en passe de disparaître. Proust observe avec intérêt et amusementces expressions de la "postérité frivole".

Changementradical avec la guerre de 14-18. On aurait pu s'attendre à unefloraison de Mémoires. Or, les récits monumentaux des chefs de guerreou de dirigeants politiques sont supplantés par un déferlement detémoignages rédigés par des inconnus.

Il n'y aura rien desemblable après la seconde guerre mondiale. L'unité nationale a volé enéclats. Tandis que des résistants, des généraux ou des diplomatesracontent leur parcours, d'anciens collaborateurs prennent la plumepour se justifier, comme Fernand de Brinon, qui rédige ses Mémoires à la prison de Fresnes.

C'est seulement en 1954 que les Mémoires de guerredu général de Gaulle ressusciteront brillamment le genre. L'homme du18-Juin évacue en quelques paragraphes son enfance et son adolescence. "Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France." Il est la France. Le héros devient son propre historien. André Malraux lui fera écho, de manière éclatante, avec Le Miroir des limbes.

Unmémorialiste comme de Gaulle a l'ambition de réunir en sa personnetoute l'histoire de son temps. Il se met en scène, se place sous leregard de ses contemporains et des générations à venir. Son ambitionest de convaincre et de plaire, éventuellement de régler des comptes.Il est à la fois le plaignant, l'accusé, l'avocat, le procureur et lejuge du tribunal qu'il a lui-même convoqué.

Après le général, lesMémoires changent d'échelle et se diversifient. Des gaullistes publientdes ouvrages apologétiques, tandis que des communistes oud'ex-communistes se justifient ou s'interrogent sur leur parcours. Onvoit apparaître des Mémoires romancés (Marguerite Yourcenar) ou desMémoires ouverts à l'expression de l'intime (Simone de Beauvoir). HervéGuibert ou Marguerite Duras contribuent à renouveler le modèleautobiographique, tandis que Roland Barthes, Nathalie Sarraute ouGeorges Perec le légitiment tout en le contestant...

Les récitsde soi s'adaptent aux valeurs de chaque époque. Ainsi, la fièvremémorielle a gagné l'ensemble de la société française. Un Elie Wieselne se contente pas de raconter son expérience. "Les Mémoires, souligne Jean-Louis Jeannelle, ne sont plus seulementle parcours d'une vie dans le siècle, ils sont une mise en questionradicale, une interpellation contraignant le lecteur à affronter laquestion du mal."

Une attention nouvelle est accordée aux vies anonymes ou ordinaires, comme l'a illustré en 1975 l'immense succès du Cheval d'orgueil de Pierre Jakez-Hélias, sous-titré Mémoires d'un Breton du pays bigouden.Peu à peu, c'est l'autobiographie qui va dominer. Plus démocratique queles Mémoires, elle exprime la singularité d'un personnage. L'histoire,la mémoire et la nation ne se confondent plus.

Journaux,correspondances, témoignages, souvenirs, vies de stars... On ne s'estjamais autant raconté... sans forcément écrire soi-même ses "Mémoires".Dans un ouvrage aussi fouillé que celui de Jean-Louis Jeannelle, onaurait pu s'attendre à un chapitre sur le recours aux "nègres". Maiscela exigeait sans doute une enquête journalistique qui ne relevait pasde ce travail universitaire.

Le mot "Mémoires" a fini pars'appliquer à l'ensemble des écrits à la première personne. On y trouveà boire et à manger. Qu'y a-t-il de commun entre les Mémoires d'unChateaubriand ou d'un Charles de Gaulle et ceux d'un sportif de 30 ansou d'une chanteuse débutante ?"


Robert Solé