Essai
Nouvelle parution
G. Genette, Apostille

G. Genette, Apostille

Publié le par Bérenger Boulay

Compte rendu publié dans le dossier critique d'Acta fabula "Aux listes et caetera" (Mai 2013, Vol. 14, n° 4) : "Le Désordre du discours" par Marie Baudry.

 

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Gérard Genette, Apostille

Paris : Les Éditions du Seuil, coll. "Fiction & Cie", 2012

EAN 9782021051148.

336 p.

Prix 21EUR

Présentation de l'éditeur:

Après Bardadrac et Codicille, l’auteur livre avec Apostille le troisième volume de son abécédaire personnel.
Une succession de souvenirs et de pensées qui se bousculent entre un point de vue politique, une rêverie musicale ou un avis littéraire - Flaubert, Stendhal, Proust ont une place de choix et viennent scander ce récit à tiroir. Tout est servi avec délicatesse et élégance quand il s’agit des autres et avec dérision ou pudeur quand il s’agit de soi-même.

L’humour n’est pas en reste et s’inscrit comme un des dénominateurs communs de ces petites chroniques parfois nostalgiques et souvent incisives.

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Ce volume est le troisième d’un opus incertum ouvert avec Bardadrac et continué par Codicille, mixtes en vrac de moments vécus ou rêvés, de choses vues, lues ou entendues, de goûts et dégoûts, d’humeurs bonnes ou mauvaises, de musiques en boucle, d’amitiés tendres et d’idées vagabondes, ou simplement péripatétiques, et qui font les cent pas en attendant Dieu sait quoi. D’où cette description indirecte tirée d’un dialogue célèbre : « Je m’entretiens avec moi-même de politique, d’amour, de goût ou de philosophie. J’abandonne mon esprit à tout son libertinage... Mes pensées, ce sont mes catins.» L’âge venant, et même venu, où vous habitent davantage les premiers que les seconds, un sage nous conseille de convertir nos souvenirs en projets. L’agent de cette conversion s’appelle l’écriture.

 

Gérard Genette: Né à Paris en 1930. Visiting professor à la New York University. Ancien directeur d'études de l'École des hautes études en sciences sociales, il dirige la collection « Poétique » aux éditions du Seuil.

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Dans Libération du 4/2/12, on pouvait lire cet article de Ph. Lançon:

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Comment parler de soi ? Gérard Genette le fait à la fin du voyage, en recherchant par l’abécédaire, de manière oblique et musicale, le temps perdu et réfracté. Son oeuvre autobiographique est composée selon une forme ironique et critique qu’il a créée et qui lui correspond - de même que les deux Michel, Montaigne et Leiris, avaient inventé la leur pour se dépeindre. On doit à l’autoportrait, si on le fait, une sorte de forme révélée. Elle naît d’un maximum de liberté et de retenue, d’aventure et de contrainte, d’humour et de sérieux. La pudeur n’y rejoint la vérité, et l’individu, ses différentes époques, que par le naturel plein de bifurcations des sentiers rhétoriques.

«Fourvoyante». En 2006, l’auteur des Figures publie Bardadrac (1) ; en 2009, Codicille; aujourd’hui, Apostille. Chaque livre est une écluse qui retient des alluvions ayant passé la précédente. En grand critique, Genette ne cesse d’analyser ce qui s’écrit tandis qu’il l’écrit. Il a défini la règle du jeu, entre autres, dans Codicille : «Bardadrac (et sa présente suite) partage donc avec les dictionnaires proprement dits un ordre alphabétique générateur de désordre thématique, qui déconstruit la réalité observée, remémorée ou fantasmée en l’indexant sur des mots-entrées choisis, dans mon cas, de manière arbitraire ou volontairement fourvoyante, et qui traitent cette réalité de manière à éviter toute continuité narrative ou discursive, et toute contrainte chronologique.»

Apostille poursuit la déconstruction kaléidoscopique de sa mémoire et de sa sensibilité, mais il lui donne un sens qu’elle n’avait pas encore : celui d’une oeuvre profondément musicale, dont la nature tout en modulations est de ne jamais finir, sinon par interruption définitive de la conscience et du son. La dernière entrée, «Zoom», rappelle que «la mémoire est un zoom infini». De mot en mot, de «chef-lieu» en «promesse», de «cardeur» en «Viagra», Genette ne cesse d’agrandir les détails de la sienne, de les corriger, de les compléter, de les voir sous un autre angle, et c’est ici que la littérature apparaît : dans cette opération de balayage microscopique. Décrites d’assez près, les choses ne se ressemblent plus. Par association de mots, d’idées, de goûts, de sensations, elles deviennent d’autres choses - celles qu’on ne raconte pas, mais qu’on écrit. La grande oeuvre autobiographique de Genette est l’ordre mineur d’un désordre majeur, du désordre d’une vie définie, d’assez loin et comme toute autre, par un ordre fictif. Apostiller signifie ajouter en marge ou au bas d’une page : «Plus encore que dans le codicille, ce qui s’y exprime, c’est ce qu’on appelle si bien l’esprit de l’escalier - mais de celui qu’on descend, car dans celui qu’on monte, si j’en crois tout un folklore et une certaine expérience personnelle, ce n’est pas tant d’esprit qu’il s’agit.» On apprend au passage, à l’entrée «escalier», que Genette lit le journal chaque soir en montant les trois étages du sien.

Polyphonique. Apostille renvoie souvent, sans dire lesquelles, aux entrées des livres prédécents. Les chercher, c’est ne pas les trouver : le livre a plus de mémoire que ses lecteurs. Certaines entrées, comme «chevet» ou «lois», figuraient déjà dans Bardadrac ou Codicille. Elles ouvrent cette fois sur d’autres souvenirs, d’autres réflexions, sans rapport avec ce qu’on avait lu. Le mot est un chapeau à mille têtes. Jamais il ne coiffe celle qu’il désigne. Jamais il ne prend le souvenir de plein fouet. Le modèle de ce processus polyphonique est la chaconne : chaque mot est un thème, comme une suite d’accords toute simple. Il permet d’infinies variations à l’archet du violon - ici, le phrasé de la mémoire de Genette -, qui l’«explore» en diffractant «les notes comme en arpège». Un portrait du père se développe sous le mot «pince», parce que, comme son fils, l’homme était «pince sans rire», et même «libre-pinceur». Il lui a aussi refilé son goût des calembours : «Il m’en revient un particulièrement consternant, et que j’ai donc plaisir à citer, piété filiale à l’appui : "Dans un grand convoi, il y a toujours un petit qu’on ne voit pas." La question à ne pas poser était : "Un petit quoi ?"»

En 1972, analysant les textes critiques de Genette, Barthes avait décrit sa spécificité : cette «sorte de puissance fantasmatique qui fait qu’un scripteur se laisse aller au démon de classer et de nommer, accepte de mettre son discours en scène. Cette puissance, Genette la possède, sous des dehors d’une extrême discrétion - elle-même au reste suffisamment retorse pour en devenir gourmande (attribut capital du plaisir de lire et d’écrire)». Bardadrac, Codicille et Apostille donnent une forme intime à cette puissance. Ce n’est pas un post-scriptum à soixante ans de travaux , c’est un aboutissement.

La gourmandise est toujours là, en particulier dans l’art du portrait. Amis, parents, femmes aimées, il les couvre de longues phrases, alternant l’opaque et le transparent, toujours prêt à se déchirer, toujours se maintenant. Voici «la Déesse», enseignante et femme d’exception, amour de Genette et de jeunesse dont la personnalité semble irradier les cénacles intellectuels des années 50 : «Sa haute naissance ne l’avait pas détournée d’embrasser une profession si modeste, et ce choix de déchoir par goût de la pensée et de l’enseignement imposait au moins le respect, même si des mandarins aigris ou éconduits lui jetaient parfois sa particule au "visage".» Dans le train Paris-Amiens, il la regarde comme le ferait un personnage de Truffaut :«Pour une agrégée de philosophie, ses jambes étaient, de loin et même de près, les plus belles du compartiment, du wagon, du train, et, je crois bien, de toute la ligne, et leur léger crissement, nylon sur nylon, aidait à brûler les étapes (je veux dire les gares) intermédiaires.»

Trois paragraphes plus loin, les jambes d’une autre héroïne apparaissent : «…elle m’emmena, un dimanche après-midi je crois, chez une amie qui tenait salon. C’était la plus fine fleur de l’intelligentsia parisienne et cosmopolite, mais je n’en ai gardé qu’une image : celle d’une célébrissime journaliste, presque (et même un peu) chez elle, assise en majesté radieuse, avec cet inimitable replié de jambes qui à lui seul valait signature, dans une sorte de fauteuil-niche à elle réservé par un privilège que nul ne songeait à lui contester.»

Picaresque. Ce médaillon classique («chez une amie qui tenait salon») semble un hommage tantôt à Diderot, tantôt aux créatures de la Fronde. Il s’achève sur un mode picaresque par une mise en scène de la cuistrerie de l’auteur : «Je ne sais plus à quel propos je hasardai une phrase où figuraient les mots "la prégnance du vécu". Je revois le coup d’oeil narquois, adressé de biais à ma protectrice, dont cette autre déesse salua ma contribution. "Il semble, confirma-t-elle, que nous ayons touché un brillant normalien."» L’ensemble figure sous l’entrée «transition», déjà présente dans Bardadrac, où elle évoquait une éducation moins sentimentale que politique. Le temps perdu n’est qu’un tissu de perspectives.

(1) Republié en Points/essai, avec un bonus rectifiant la première édition, qu’on lira en parallèle de l’entrée «bonus» figurant dans «Apostille»."