Revue
Nouvelle parution
 Europe  n°947 :  Pier Paolo Pasolini

Europe n°947 : Pier Paolo Pasolini

Publié le par Bérenger Boulay

Europe n°947, mars 2008

Pier Paolo Pasolini

Poète, romancier, dramaturge, cinéaste, essayiste, Pasolini (1922-1975) s'est toujours refusé à séparer l'art de la vie. Son oeuvre protéiforme est tout entière placée sous le signe d'une passion ardente. Parcourue de tensions, elle intervient au coeur des mutations anthropologiques, dans l'interstice ou la faille entre monde ancien et société industrielle, matérialisme et sacré, persistance du mythe et conscience révolutionnaire. Pasolini fut ce nouvel « intempestif » qui transforma sa nostalgie en arme critique. « Un intellectuel — disait-il — ne saurait être qu'extrêmement en avance ou extrêmement en retard (ou même les deux choses à la fois, ce qui est mon cas). » Pasolini est notre prochain. Mais comment se reconnaître sous sa littérale extravagance  ? En quoi s'identifier à « sa rage, sa joie, son “Il faut” parfaitement intraitable » ? C'est qu'il nous est proche dans son commerce avec l'intime, le secret, le sensuel. Qu'il engage un vécu et que sa poésie enquête sur le réel, disant la blessure, la fragilité, la fêlure de tous. Par la réinvention d'un réel qui postule d'un « merveilleux barbare », il partage le lieu commun de la nostalgie, de l'évanouissement de l'ancien monde. Si son oeuvre prend toutes les formes de l'incivilité et de la surrection, c'est pour s'acharner contre l'impossibilité de changer le monde, sur quoi nous continuons à buter. Enfin, par un singulier amour, il nous arrime à sa tribu. Pasolini est celui auprès duquel peuvent s'agréger tous ceux qui sont « agités par le cauchemar de l'espérance  ».

Sommaire :

Xavier DAVERAT : Présence de Pier Paolo Pasolini.
Pietro CITATI : Une douloureuse douceur.
Walter SITI : Un oeil en plus.
Franco FORTINI : En faveur de Pasolini.
Luciano CANFORA : Un démocrate antique.

*

Pier Paolo PASOLINI : Les Ballades de la violence.

*

Alain BADIOU : La lecture dialectique du poème.
Xavier DAVERAT : S'il n'y a plus de peuple (Dialogues avec Gramsci).
Judith BALSO : Léger, allant de l'avant, choisissant toujours la vie, la jeunesse.
Jean-Pierre FERRINI : Le long de la suture.
Hervé JOUBERT-LAURENCIN : Le scénariste comme écrivain tendant à être un autre écrivain.
Riccardo CAMPI : Réécritures de Dante chez le dernier Pasolini.

*

Pier Paolo PASOLINI : La poésie est dans la vie.

*

Céline GAILLEURD : L'enfer du divertissement.
Jean-Marie TIXIER : Pour un cinéma de poésie.
Roberto CHIESI : Le corps rêvé et le corps dégradé.
Stéphanie BENSON : Le seul plaisir de raconter ?
Pierre BEYLOT : Politique de l'acteur chez Pasolini.

*

Françoise DECROISETTE : Le Manifeste pour un nouveau théâtre : les alinéas manquants.
Sabrina AUDRIEU et Jean-Marie THOMASSEAU : Les champs d'exploration de Calderón.
Irina POSSAMAI : L'espace dans l'oeuvre dramatique de Pasolini.
Michel AZAMA et alii : Ne pas devenir la momie de ses propres images.
Didier ARNAUDET : Infiniment présent.

POÈTES D'ISRAËL

Anna HERMAN, Yaël GLOBERMAN, Lior STERNBERG, Meïron ISAACSON,
Sivan BASKIN, Tal NITZAN, Shimeon ADAF.

DIRES & DÉBATS

Jacques RANCIÈRE : La tension dont vit la littérature.

CHRONIQUES

Lionel RICHARD : Commémorer Alfred Döblin.
La machine à écrire
Pierre GAMARRA : Le paradoxe de George Sand.
Les 4 vents de la poésie
Charles DOBZYNSKI : Conter la vie. (Sur M.-C. Bancquart, G. Cartier, F. Courtade).
Anne MOUNIC : Dans mon nom j'ai scellé l'inconnu sans visage. (Sur Claude Vigée).
Le théâtre
Karim HAOUADEG : Les orgueilleux.
La musique
Salvatore SCIARRINO : Annales de ma table.
Martine CADIEU : Salvatore Sciarrino, la lisière entre deux mondes.
Béatrice DIDIER : Pierre Cléreau, Haendel.

NOTES DE LECTURE

Poésie

Jean-Claude SCHNEIDER, Corde, par Françoise Hàn.
Jean-Paul CHAGUE : Le Traitement des circonstances et L'ombre des mots qui n'ont pas d'ombre, par Jean-Baptiste Para.
Éric MACLOS : Où tu risques de te perdre…, par Jean Miniac.
Stéfen BERTRAND : Premiers dits du colibri, par Marie-Claire Bancquart.
Jean-Pierre CHAMBON : Nuée de corbeaux dans la bibliothèque, par Marie-Claire Bancquart.
Mario CAMPAÑA : Demeure lointaine, par Max Alhau
François LESCUN : Filigranes, par Maurice Mourier
Agnès GUEURET : Sur les sentiers de Qohéleth, par Pascal Boulanger.
Nicole GDALIA : Alphabet de l'éclat, par Anne Mounic
Jean-Luc DESPAX : Des raisons de chanter, par Bernard Fournier.
13 poètes contemporains, par Sèrgi Javaloyès.
Jacques VACHÉ : Les Solennels, par Alain Virmaux.

Romans, Nouvelles

Doris LESSING : Un enfant de l'amour. Michael CHABON : La Solution finale, par Nickie Coper.
Patrick CHAMOISEAU : Un dimanche au cachot, par Guillaume Pigeard de Gurbert
Vénus KHOURY-GHATA : Sept pierres pour la femme adultère, par Ménaché
Gérard FARASSE : Pour vos beaux yeux, par François Berquin

Essais, Divers

Pierre SILVAIN : Passage de la morte, par Tristan Hordé.
Colette CAMELIN : Saint-John Perse. L'imagination créatrice, par Patrick Née.
Edouard GLISSANT : Mémoires des esclavages, par Aliocha Wald Lasowski
Michel DEGUY : Réouverture après travaux, par Ménaché
Ramona FOTIADE (éd.) : The Tragic Discourse : Shestov and Fondane's Existential Thought, par Ann Van Sevenant
Patrick AVRANE : Éloge de la gourmandise, par Anne-Marie Vigier.
Un bouquet pour Dominique Aury, par Bernard Fournier
Garache face au modèle, par Amaury Nauroy.
Les Cahiers de l'Abbaye de Créteil n° 26. René Arcos, Charles Vildrac, par Riccardo Smolen.

Introduction:

Présence de Pier Paolo Pasolini

Pasolini nous demeure proche. Sinon, vous n'auriez pas ouvert ce volume.
Il est aussi notre prochain.
L'oeuvre, protéiforme et parfois inachevée, avec le trafic immense qui la caractérise, peut certes rendre difficile la reconnaissance de notre semblable. Il y a de quoi se perdre dans le treillage des genres (littéraires, cinématographiques, critiques…) et sous le frayage des intentions (politiques et esthétiques). Soit, pour ne prendre que quelques exemples dans les contributions réunies ici : le langage poétique qui vaut qualification politique des choses, le dialectal contre la langue officielle standardisée, la définition d'un cinéma de poésie au travers même de choix méthodologiques, le pessimisme croissant qui croise celui de l'École de Francfort notamment en considération du triomphe de l'industrie culturelle, la spéculation politique de Calderón qui prend corps théorique dans le Manifeste pour un nouveau théâtre et la fonction assignée au Théâtre de Parole, la recherche de tout ce qui fait trace dans l'affichage extérieur (y compris le visage de l'acteur) pour le prendre dans une conscience critique, etc.
Il y a cette manière déroutante, aussi, chez Pasolini, d'intervenir toujours dans l'interstice, la faille, la béance, par exemple entre monde ancien et société industrielle, matérialisme et sacré, persistance du mythe et conscience révolutionnaire. Sans compter la posture (qu'elle soit impie, corsaire ou luthérienne), la médiatisation narcissique du corps de l'auteur (films, photos, émissions…) qui s'ajointe à une pensée exhibée, le mode opératoire (du simple maniement d'artéfacts aux grandes passions hérétiques) et le gestus (abjuration, oeuvres limites telles Salò ou les 120 journées de Sodome et Pétrole) qui mènent au scandale, consubstantiel de toute position sincère, ainsi qu'il est dit dans une correspondance.
Pasolini, donc, nouvel « intempestif » (Nietzsche) accédant consciemment au « stade de la rage 1  », pris dans un « mouvement d'illimitation » (Blanchot) vers un perpétuel dépassement de l'interdit. « Les saints, les ermites, mais aussi les intellectuels, les quelques personnes qui ont fait l'histoire sont celles qui ont dit “non” […]. Cependant, pour être efficace, le refus ne peut être qu'énorme et non mesquin, total et non partiel, absurde et non rationnel », disait-il encore la veille de sa mort 2. « Fructus belli », aurait pu signer Pasolini, comme le fit Sade dans deux de ses lettres…
Comment se reconnaître sous cette littérale extravagance  ? Qu'est-ce qui serait à notre image chez l'intellectuel qui met en crise politique, morale, anthropologique ? En quoi s'identifier à « sa rage, sa joie, son “Il faut” parfaitement intraitable » (Lacoue-Labarthe 3)  ? C'est que Pasolini nous est proche dans son commerce avec l'intime, l'autobiographique, le secret, le sensuel. Qu'il engage un vécu et que sa poésie enquête sur le réel, disant la blessure, la fragilité, la fêlure de tous. Que, par la réinvention d'un réel qui postule d'un « merveilleux barbare 4 », il partage le lieu commun de la nostalgie, de l'évanouissement de l'ancien monde. Que, si son oeuvre prend toutes les formes de l'incivilité et de la surrection, c'est pour s'acharner contre l'impossibilité de changer le monde, sur quoi nous continuons à buter. Que, enfin, par un singulier amour, il nous arrime à sa tribu : « Je ne parviens pas […] à faire de discrimination entre un individu et un autre. […] Toutes les personnes qui sont en face de moi sont presque toujours pour moi des pères et des mères.5 »
En retour, sous leur diversité, les textes ici rassemblés affirment dès lors que, corps et esprit en empathie, être et monde en communion, Pasolini est celui auprès duquel peuvent s'agréger tous ceux qui sont « agités par le cauchemar de l'espérance 6  ».

Xavier DAVERAT

1. « La Rage », in P. P. Pasolini, Poésies, 1943-1970, trad. N. Castagné, Paris, Gallimard, 1990, p. 332.
2. Tuttolibri, La Stampa, 8 novembre 1975.
3. Ph. Lacoue-Labarthe, Pasolini, une improvisation (d'une sainteté), Bordeaux, William Blake & Co., 1995, p. 15.
4. J. Duflot, Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, Paris, Pierre Belfond, 1970, p. 94.
5.Pasolini cinéaste, Paris, Cahiers du cinéma, hors série, 1981, p. 47.
6. P. P. Pasolini, Bête de style, trad. A. Spinette, Arles-Paris, Actes Sud-Papiers, 1990, p. 34.