Essai
Nouvelle parution
Ch. Bonn, Lectures nouvelles du roman algérien. Essai d'autobiographie intellectuelle

Ch. Bonn, Lectures nouvelles du roman algérien. Essai d'autobiographie intellectuelle

Publié le par Marc Escola (Source : Charles Bonn)

Référence bibliographique : Charles Bonn, Lectures nouvelles du roman algérien. Essai d'autobiographie intellectuelle., Classiques Garnier, collection "Bibliothèques francophones", 2016. EAN13 : 9782812451072.

 

 

Charles Bonn, Lectures nouvelles du roman algérien. Essai d'autobiographie intellectuelle. Paris, Classiques Garnier, Coll. Bibliothèques francophones, 2016, 280 p., 29 euros.

 

Compte rendu publié dans Acta fabula (Mai 2017, vol. 18, n°5) : "Itinéraire intellectuel et spirituel d'un francophoniste" par Yves Clavaron

 

Nommé en 1969 professeur à l’Université de Constantine, dans l’enthousiasme des années 68, Charles Bonn y a découvert à la fois un pays où cet enthousiasme avait encore sa place, et une littérature à laquelle il a consacré ensuite toute sa vie de chercheur et d’enseignant dans diverses universités, mais aussi de directeur de nombreuses thèses et auteur de plusieurs livres, ou encore de créateur du site Limag.com, point de départ incontournable de toute recherche sur les littératures du Maghreb. Et cette découverte grandement inattendue lui a permis de réfléchir sa vie durant à la relation entre littérature et politique, littérature et espace, ou littérature et intimité, et d’en modifier sans cesse sa perception.

Ce livre est un peu une « autobiographie intellectuelle », dans laquelle l’auteur examine l’évolution théorique de ses lectures de ces textes, lectures derrière lesquelles on devinera aussi parfois sa découverte du pays lui-même et de sa complexité. Ou encore les relents de l’actualité d’une théorisation du littéraire en plein bouillonnement à l’échelle mondiale, dans ces dernières décennies du XXème siècle. Et il propose en même temps un prisme privilégié pour la définition de la littérarité elle-même, sur laquelle la dynamique d’émergence de ces romans permet des points de vue inattendus. Les concepts de postcolonial, certes, mais plus encore de modernité et de postmodernité, et surtout de tragique ou de roman familial, vont ainsi montrer leur efficacité pour caractériser une relation nouvelle entre littérature et histoire, politique, espace, mais aussi intimité.

« Autobiographie intellectuelle », certes, en ce qu’il est un bilan de l’évolution théorique de son auteur, évolution inséparable de plus de sa relation passionnée avec un pays qu’il n’a pourtant découvert qu’adulte, ce livre veut surtout proposer des repères théoriques aux étudiants de plus en plus nombreux travaillant sur les littératures de la décolonisation, particulièrement à ceux qui y consacrent leur thèse.

Table des matières…

Plutôt que de respecter une chronologie forcément approximative, les quatre parties du présent livre sont ordonnées en fonction des différents axes, toujours plus ou moins simultanés, des recherches de son auteur durant les trente dernières années. Ils n’incluent pas ce qui a été développé avant 1984, particulièrement dans ses deux thèses, soutenues en 1972 et 1982. Par contre si les approches proposées se veulent les plus actuelles sur le plan théorique, le corpus de romans algériens ou émigrés sur lequel portent ces approches (corpus auquel viennent s’ajouter quelques textes marocains également) est légèrement plus ancien. Il s’agit essentiellement des textes qui sont devenus les grands « classiques » de cette littérature, et sur lesquels portent donc déjà un nombre assez important de travaux universitaires. L’apport de nouvelles approches, si apport il y a, ne peut en effet être visible que sur des textes déjà bien familiers pour tous les chercheurs et lecteurs.

La première partie développe la production de l’Histoire par le roman, et met donc particulièrement en lumière le rapport du roman algérien avec la guerre d’Algérie ou la production d’une identité nationale et, déjà, les limites de cette productivité. La présente partie actualise cette problématique, particulièrement dans son rapport avec la théorie postcoloniale. Et elle ébauche une comparaison, au niveau du sémantisme langagier, entre la mutation fondamentale des mentalités que fut la décolonisation, et celle même du sens des mots que développe dans la tragédie grecque l’invention de la démocratie par les athéniens. Pour rendre compte de cette mutation des mentalités dans des périodes cruciales de l’Histoire, la notion de tragique, contemporaine chez les grecs de leur découverte de la démocratie, va s’avérer particulièrement efficace pour décrire le sémantisme de textes bien plus récents, liés à la décolonisation.

La deuxième partie développe et actualise les travaux antérieurs de Charles Bonn sur l’espace, dont elle montre aussi les limites et le nécessaire renouvellement. Elle introduit dans sa perception de la spatialité la dimension temporelle du rapport à l’Histoire, en soulignant entre autres le malentendu sur lequel s’est construite dans les premières années du roman algérien une revendication d’identité atemporelle, à travers la description d’espaces ruraux opposés à l’historicité meurtrière de la ville coloniale. Nedjma ne nous montrait-il pas déjà un renversement de la perspective anthropologique la plus fréquente, partagée aussi par le marxisme-léninisme, en faisant de ses personnages campagnards les plus engagés politiquement, cependant que dès L’Incendie, Mohammed Dib nous montre le processus inattendu de politisation des paysans ?

C’est cependant à propos de l’émigration que l’impact de l’Histoire sur la représentation spatiale est le plus fort, puisque parler de cette émigration dans les textes est quasiment impossible tant que, consciemment ou non, le roman algérien est associé à une affirmation de l’identité à travers une exhibition des espaces symboliques de cette dernière, parmi lesquels celui de l’émigration n’a pas sa place. Et lorsque dans les années soixante-dix de grands écrivains maghrébins comme Rachid Boudjedra, Tahar Ben Jelloun et surtout Mohammed Dib sont en quelque sorte sommés par l’actualité de nous montrer le quotidien des immigrés, ils préfèrent se saisir de la marginalité de l’immigration pour représenter celle de l’écriture. Il faudra donc attendre la relève générationnelle de l’émigration, mais surtout la modification de l’attente des lecteurs potentiels, pour voir émerger enfin une expression de l’immigration par elle-même, et assister avec cette irruption de jeunes écrivains nés en Europe de parents immigrés, au surgissement d’un nombre de femmes jamais vu jusque là. Pourtant si ce surgissement est rendu possible par la diminution postmoderne de la pression idéologique vers un dire de l’identitaire, la dissémination postmoderne sera également ce qui empêchera une « littérature de la deuxième génération de l’immigration » de se constituer véritablement en groupe visible, qui reproduirait cette « affirmation forte » de son espace d’énonciation qu’on a pu observer chez les premiers écrivains maghrébins perçus comme tels, dans les années cinquante.

On débouche ainsi tout naturellement dans une troisième partie, de cette représentation spatialisée de l’énonciation, axe central des recherches de l’auteur, à sa variante polysémique tout aussi centrale qu’est la notion d’errance. Errance dans l’espace, errance dans la signification, crise du sens dans laquelle s’inscrit la littérarité. Car toute réponse est enfermement, et peut devenir du même coup identité meurtrière. Le grand texte littéraire est toujours polysémique, ambigu, et ne saurait se réduire à une signification univoque, quitte à ne pas fournir de réponse, ou à donner ironiquement celles qui désorientent. Et l’on aboutit finalement à ce vertige qui fait si peur dans l’œuvre de Mohammed Dib ou de Nabile Farès. Il n’y a plus de lieu, tant spatial que sémantique, et c’est là l’essence même, fondamentalement dérangeante, de la littérarité.

Mais cette errance, encore, ne trouve-t-elle pas, pour finir, son expression la plus achevée dans la séduction, dont l’étymologie dit bien qu’elle sort son objet de son chemin ? Séduction du féminin et représentation de l’écriture comme féminine, même chez les auteurs qui comme Rachid Boudjedra sont perçus un peu rapidement comme affichant une sexualité virile proliférante. Séduction surtout de l’écriture, tant dans son rapport avec ses lecteurs que dans le roman familial qu’on peut finalement y lire. On retrouve là la « danse de désir mortel » de Khatibi à la fin de La mémoire tatouée, dont il a été question dans la première partie du présent recueil, et avec elle les « scénographies » que propose la théorie postcoloniale.

Il n’empêche : la représentation de l’écriture comme féminine interroge dans ce contexte: et si cette écriture était détournement, par sa séduction même ? Détournement de la relation traditionnelle Centre-Périphérie, ou de tous les repères spatiaux consacrés du sens, comme nous l’a montré la troisième partie de ce livre ? Dès lors la séduction permet aussi un rapport imprévu à l’Histoire : de même que Nedjma avait inversé la relation à l’Histoire que développent les descriptions habituelles des espaces citadins et ruraux, de même on va découvrir ici une relation non-attendue du féminin à l’Histoire. Et si tous les rôles sexués ou familiaux sont ainsi pervertis, on ne s’étonnera pas, également, de voir la séduction de l’écriture développer à son tour un véritable roman familial, au sens où l’entendait Freud, et qu’a repris entre autres Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman1. Après avoir assisté au sacrifice de la mère, on verra ainsi les multiples modifications de la fonction paternelle, non seulement comme métaphore de la relation à l’Autre, mais aussi dans la relation des textes entre eux.

1 Paris, Grasset, 1972.

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