Essai
Nouvelle parution
B. Pingaud, Piété filiale

B. Pingaud, Piété filiale

Publié le par Marc Escola

Bernard Pingaud

Piété filiale et autres récits autobiographiques

Le Temps qu'il fait, 2018

136 p. — ISBN 978.2.86853.646.4 — 16,00 €

 

«Les textes de ce livre étaient destinés à une autobiographie, plusieurs fois commencée, plusieurs fois abandonnée. Par paresse sans doute, mais surtout parce que, voulant retracer mon itinéraire intellectuel et politique, je retombais dans la rumination d’un drame familial dont je ne comptais pas parler : la séparation tumultueuse de mes parents en 1934. Beaucoup d’autres que moi ont subi les conséquences toujours douloureuses et parfois comiques d’une telle rupture. Il se trouve qu’elle m’a marqué au point que je m’en inquiète encore aujourd’hui. Au risque de me répéter, j’ai essayé à trois reprises de la raconter. Ce sont ces récits, publiés et échelonnés sur plusieurs années que je réunis ici, avec quelques pages où j’évoque mes difficiles rapports avec mon père. Sartre a écrit qu’une vie n’était rien d’autre qu’“une enfance mise à toutes les sauces”. Voici comment j’ai accommodé la mienne.» — Bernard Pingaud

Bernard Pingaud est né à Paris en 1923. Il est secrétaire des débats à l’Assemblée nationale jusqu’en 1974. Durant la guerre d’Algérie, il signe le manifeste des 121 (1960). Participe à la fondation de l’Union des écrivains (1968) et à celle de la Section socialiste des écrivains (1973). Anime le groupe de travail du Secrétariat à l’Action culturelle du Parti socialiste (1973-1979). Il a été également conseiller culturel auprès de l’ambassade de France au Caire (1983-1987) et président de la Maison des Écrivains à Paris. Il est l’auteur d’une vingtaine de romans et essais chez Gallimard et au Seuil où ont paru : Bartoldi le comédien (1996), Au nom du frère (2002) et Vous (2015).

Extrait

Trônant sur la table où une lumière crue l’isole, lui aussi, présenté à l’adoration de l’enfant comme un objet de culte — cette nappe blanche pourrait être un linge d’autel —, le violon ne nous rappelle pas seulement que toute vie vient du père et s’achève en lui. Il expose le fils à la plus sournoise des tentations. Rien ne serait plus facile, en l’absence du père, que de lui voler son prestige. Il suffirait de saisir l’instrument et de faire glisser l’archet sur les cordes. C’est devant ce geste que l’enfant recule, parce qu’il mesure sa maladresse et ne tient pas à la rendre publique. L’enfant, qui pourrait de mémoire reconstituer les cadences les plus périlleuses, qui a été, dès son plus jeune âge, initié aux rites de la cérémonie musicale, voudrait bien, pour un jour — ce fameux jour du concerto de Charleville —, remplacer l’officiant. Mais il n’en est pas capable et le sait. Sous ses doigts gauches, l’instrument de toute-puissance ne rendrait que des sons disgracieux. Il est étrange, en vérité, qu’on ne l’ait pas initié. Peut-être le père est-il trop orgueilleux pour accepter un successeur. Ou peut-être, au contraire, se juge-t-il indigne d’en former un. À moins, tout simplement, que l’enfant, sollicité d’apprendre, ait opposé aux invites paternelles la vigoureuse force d’inertie qui lui sert de défense. Auquel cas, nous pourrions penser qu’il se jugeait lui-même (se juge toujours) indigne de la succession. Dans la première hypothèse, la scène serait un piège : le père, caché dans la pièce voisine, attend; si le fils touche au violon, quel plaisir ce sera de le prendre en flagrant délit ! On ne le punira pas. On se moquera de lui, simplement, parce qu’il ne sait pas jouer. C’est ce ridicule qu’il redoute. Dans la seconde, l’image représente encore une tentation. Mais c’est l’enfant qui se tente lui-même. Au retour de l’école, quand le père est absent, il se glisse dans le bureau. Il aime l’odeur de pipe froide qui règne en ce lieu, l’impression de plénitude qui naît du désordre, et le parfait mépris du goût dont témoigne l’accumulation des trésors paternels. C’est lui qui a pris la boîte de bois verni et posé le violon sur la table. Maintenant, il le contemple comme s’il voulait l’apprivoiser. Sachant bien qu’il n’a pas le droit de jouer, il s’octroie au moins celui de regarder. Et ce regard est un discours muet — le long discours dont, à mesure que les jours passent, les mots maladroits s’accumulent dans sa tête, mais qu’il n’aura pas l’imprudence de prononcer.

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