Compte rendu publié dans Acta fabula (octobre 2019, vol. 20, n°8) : Sylvain Santi, "Tramer nos vies".
Jonathan Degenève,
Le Fil du récit,
Genève, Furor, 2019.
160 pages
18 € / 22 CHFS
ISBN 978-2-940601-05-9
Le récit ne tient qu’à un fil. Il faut au moins un lien pour qu’une histoire se raconte, mais cette condition est précaire. D’un côté, elle permet de définir et même d’éprouver ce qui est proprement narratif. De l’autre, elle pose problème. Car dès le plus petit développement requis par la relation d’un événement, il n’y a pas de continuité sans discontinuité. Ce qui est fondamental serait donc double, voire contradictoire ? Oui. Et c’est un paradoxe qui est à l’œuvre dans la vie comme il est au cœur de l’art.
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Quatre principes président aux enchaînements narratifs : la logique, l’intrigue, le but et la répétition. Ce sont eux qui dotent le récit d’un fil. Mais ce sont eux qui placent également le conteur, le lecteur ou le spectateur au centre d’écarts : entre le temporel et le causal, la suite et le suivi, la découpe et le tissage, le cours qu’un événement décisif vient forcément briser et les ponts qu’il oblige à jeter malgré tout sitôt qu’il s’agit d’en dire ne serait-ce que quelques mots bégayants.
Si certaines de ces tensions ont déjà pu être observées, elles n’avaient cependant jamais été étudiées ensemble et à partir d’un point à la fois précis, essentiel et délicat. Par ailleurs, ce nerf des histoires ne donnera pas lieu ici aux partages habituels qui tantôt déprécient voire ignorent superbement ce qui se pratique au quotidien au profit des chefs-d’œuvre de la culture, tantôt considèrent a priori la rupture comme plus intéressante que le lien. Car s’il y a bien une chose qu’apprend le fil d’un récit à qui l’examine de près et sans préjugés, c’est à ne prendre que le parti de l’équilibre. Pourquoi ? Parce que sa vérité, comme l’écrit Gracq dans Le Rivage des Syrtes, est « qu’il suffit d’un souffle pour tout faire bouger ». L’instabilité toujours possible, voilà à quoi tient la relation de ce qui importe dans ce qui arrive. Il manquait à l’analyse de prêter plus d’attention à cette dimension-là d’un développement, qui est spécifiquement humaine.
Insister sur cette singularité, la défendre et l’illustrer à l’aide d’exemples nombreux, variés et souvent plus loquaces que les arguments, en tirer des enseignements utiles notamment pour les situations où un fil se perd, et pas seulement dans un récit, telles sont les tâches auxquelles s’emploie cet essai.
Jonathan Degenève est maître de conférences à l’université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle. Il a dirigé ou codirigé plusieurs ouvrages collectifs, parmi lesquels Le Début de la fin (Textuel, 2005) et Le Montage comme articulation (PSN, 2014) avec Sylvain Santi.