
Sur le site ARTE Magazine, à l'occasion de la parution des Entretiens avec Simone de Beauvoir (Mercure de France, Mars 2008)
Alice Schwarzer, grande figure du féminisme allemand, avait rencontré à plusieurs reprises Simone de Beauvoir au début de sa carrière, se liant d'amitié avec l'écrivaine et philosophe.
C'est en 1970, encore jeune journaliste, qu'Alice Schwarzer fait la connaissance de Simone de Beauvoir, l'auteure du célébrissime « Le deuxième sexe », une analyse de l'image de la femme sous l'angle biologique et psychanalytique. En 1971, Alice Schwarzer reprend en Allemagne l'action militante des féministes françaises : Simone de Beauvoir et 342 femmes avaient reconnu publiquement avoir avorté. En 1972, la journaliste interviewe l'écrivaine pour la première fois (sur 6 au total). Voici les souvenirs qu'en a la féministe allemande :
"Le bonheur est affaire de Volonté", par Alice Schwarzer
La première fois que nous nous sommes vues, c'était en mai 1970. Une rencontre plutôt… fraîche. Et d'ailleurs fortuite : j'avais rendez-vous avec Jean-Paul Sartre. A l'époque, j'étais correspondante freelance à Paris et j'étais venue interroger le philosophe sur « la violence révolutionnaire » : a-t-on le devoir de résister, et peut-on répondre à la violence par la violence ? Et me voilà dans son studio Boulevard Raspail. Pour 30 minutes d'interview. Peu avant la fin de l'entretien, la clé tourne dans la serrure, apparaît Simone de Beauvoir. Elle jette un oeil agacé dans ma direction (sur mes cheveux blonds mi-longs et ma mini-robe) et rappelle en un mot à Sartre, de manière un peu abrupte, qu'ils sont attendus pour une conférence de presse. Puis elle s'assoit au bureau de Sartre au fond de la pièce pour travailler.
Je note, confuse, l'irritation causée par ce retard. Pour la première fois, je vois la fameuse « tête de chameau » qu'elle arbore volontiers lorsque quelque chose ou quelqu'un ne lui convient pas. Plus tard, je comprendrai qu'elle a un caractère entier. L'autre côté de la médaille, c'est qu'une fois qu'elle a ouvert son coeur, jamais il ne se referme.
Aujourd'hui encore je ressens cette impression de malaise. A cause de Sartre d'abord. A l'époque, il était le compagnon de route de la génération 68, sa solidarité radicale avec la révolte étudiante défrayait la chronique. Et puis à cause d'elle… En fait, c'est avec elle que j'avais des atomes crochus, beaucoup plus qu'avec lui.
Si on m'avait dit à l'époque que nous deviendrions amies, j'aurais eu toutes les peines du monde à le croire. Mais j'aurais encore moins imaginé que Simone de Beauvoir, qui avait à l'époque une aura mondiale, puisse être dédaignée, je dirais même méprisée, oubliée quelques années plus tard.
« Mon oeuvre, c'est ma vie »
Le 9 janvier 2008, Simone de Beauvoir aurait eu 100 ans. Une bonne raison de lire, de relire Beauvoir. Même moi qui suis relativement familiarisée avec son oeuvre, je vais encore de découvertes en surprises. Je reste fascinée par la clarté de sa pensée, par son sens aigu de la justice et par l'audace de ses visions dans son oeuvre politique, tout particulièrement dans « Le deuxième sexe ». Je suis touchée par la passion et la vulnérabilité qui transparaissent dans ses mémoires et sa correspondance. Et j'ai honte, je le reconnais, de ne toujours pas avoir lu deux de ses plus beaux livres : « Les belles images » et « La femme rompue ». A la relecture, on s'aperçoit à quel point sa création littéraire, son oeuvre philosophique, ses essais et ses mémoires, de même que ses lettres publiées à titre posthume forment un tout. Tous les genres s'interpénètrent et se fécondent l'un l'autre. Leur source sont la vie de Simone de Beauvoir et ses journaux intimes (encore inédits). « Mon oeuvre, c'est ma vie », a-t-elle déclaré un jour. Et effectivement : son oeuvre et sa vie ont fait de cette intellectuelle, qui fut la plus influente du XXe siècle, le modèle de plusieurs générations de femmes.
De même que Sartre l'était devenu pour une partie de la nouvelle gauche, à partir de 1970, Simone de Beauvoir devint la compagne de route de certaines féministes – les « anti-biologistes » et les « universalistes », celles qui contestaient le « rôle naturel de la femme » et donc des humains en général, celles qui militaient pour la liberté, des femmes comme des hommes.
A nos rendez-vous, qu'il s'agisse d'actions militantes ou d'un déjeuner ou dîner en ville, Simone de Beauvoir faisait toujours preuve d'une extrême ponctualité. Elle détestait être en retard. Jamais de temps à perdre : dans les discussions, sa parole était d'une clarté incisive et d'un anarchisme séduisant. A ses yeux, rien n'était trop radical. Mais dans sa manière d'être, elle était curieusement très « rangée », je la vois encore, raide, tenir son sac à main sur ses genoux…
Une femme qui n'a jamais désiré être un homme
Qui est cette femme ? Marquée par le XIXe, elle écrit au XXe en se projetant dans le XXIe ; elle revendique l'égalité totale entre les sexes à une époque où personne n'ose le faire. En même temps, plus que toute autre, elle est consciente que c'est la société qui l'a façonnée comme femme. C'est une femme qui n'a jamais voulu être un homme, qui pense que la femme ne peut être un individu plein et entier que si elle est un être sexué. Pour elle, renoncer à sa féminité, c'est renoncer à une part de son humanité.
Dans ses mémoires (quatre tomes, 2000 pages), elle retrace minutieusement son itinéraire à la recherche de la vérité, décrivant comment la petite fille née le 9 janvier 1908 à Paris est devenue une jeune femme – et ce qu'en a fait ensuite la femme adulte. A l'opposé du cliché de l'intellectuelle par trop cérébrale, ses souvenirs regorgent d'images, de sensualité, de passion même. Partant de sa propre vie, elle met en évidence les interactions entre l'expérience, le milieu et la réflexion. Le premier tome de ses mémoires couvre la période allant de sa naissance à sa première rencontre avec Sartre.
La relation de ce couple peut prêter le flanc à la critique, sur les libertés qu'il prenait, les concessions qu'elle faisait… Et pourtant, ils forment l'un des plus grands couples du XXe siècle. Jusqu'à leur dernier souffle, ils ont vécu dans une véritable symbiose, tant sur le plan intellectuel que sur celui des opinions politiques, mais leur relation était aussi un amour tendre. Simone de Beauvoir parlait d'un « signe des gémeaux sur le front ». Le socle inébranlable du couple était la passion commune pour la pensée, l'écriture et l'action.
Aujourd'hui, je me demande si pour elle, Sartre n'était pas encore plus que le compagnon, plus que son « double ». N'était-il pas aussi une sorte de médium qui lui permettait, à elle, la femme muette, de s'exprimer « comme un homme » ? C'est une idée qui semble s'imposer au regard de sa présence, sa vie durant, dans la pensée et l'écriture de Sartre – elle allait même jusqu'à faire des ajouts dans ses textes, qu'il reprenait mot pour mot.
Simone de Beauvoir fait partie de la première génération de l'élite féminine du XXe siècle, qui a accédé à la connaissance jusqu'alors réservée aux hommes. L'intellectuelle parisienne s'était extraite du carcan de la bourgeoisie pour s'engouffrer dans le monde. D'emblée, elle voulait être à la fois objet et sujet, femme et homme.
Les héritières de l'émancipation
Consciente des différences entre les sexes, les innées et les acquises, elle se réservait la liberté de choisir, une liberté existentialiste. Elle refusait de choisir entre la tête et le corps, voulait à la fois être respectée et désirée. Les expériences faites par sa génération, dont quelques pionnières crurent qu'elles étaient arrivées au bout du chemin, sont donc très instructives pour les femmes d'aujourd'hui qui accèdent aujourd'hui librement à l'éducation et au monde du travail. Du moins dans les démocraties. Du moins sur le papier. Car les héritières de l'émancipation sont devant le même défi que Simone de Beauvoir en son temps : mettre en accord la raison et l'action, la réflexion et l'émotion. Simone de Beauvoir leur a magistralement ouvert la voie. Elle a connu l'échec, mais elle a remporté maintes victoires. Elle a tout simplement pris sa vie en main. Le bonheur est affaire de volonté.
Alice Schwarzer pour ARTE Magazine.
Ce texte s'inspire des avant-propos de deux livres qu'Alice Schwarzer a consacrés à Simone de Beauvoir (parus récemment) : « Alice Schwarzer / Simone de Beauvoir – Weggefährtinnen im Gespräch », nouvelle édition des discussions entre 1972 et 1982 (KiWi), et « Lesebuch mit Bildern », une anthologie des écrits de Simone de Beauvoir (Rowohlt). – www.aliceschwarzer.de
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Pages associées: La philosophe Geneviève Fraisse réunit chez Actes Sud, sous le titre Le Privilège de Simone de Beauvoir, des articles et conférences sur «l'écrivaine» qu'elle a connue. Le numéro de janvier-mars des Temps Moderneslui est consacré, sous le titre : «La transmission Beauvoir.»