Paradigme mémoriel de la littérature : un nouvel ancrage spatio-temporel de la littérature ? De Proust à nos jours (Tours)
Journée d’étude
« Paradigme mémoriel de la littérature : un nouvel ancrage spatio-temporel de la littérature ? (de Proust à nos jours) »
Tous, mercredi 10 juin 2026
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10 décembre 1919. La décision du jury du prix Goncourt de récompenser A l’ombre des jeunes filles en fleurs plutôt que Les Croix de bois de Dorgelès, ancré dans l’actualité brûlante des traumatismes de la Grande Guerre, semble marquer l’entrée de la littérature dans l’ère des récits mémoriels. Bien plus que simples narrations rétrospectives ou recueils de souvenirs, les récits mémoriels entendent :
- embrasser dans un seul et même récit la grande et la petite histoire,
- saisir leur évolution et en dégager des régularités au travers de l’acte d’écriture,
- et par cela même donner une unité et un sens à un amas de faits qui apparaissaient contingents et aléatoires.
D’A la recherche du temps perdu à La Plus Secrète Mémoire des hommes en passant par Malone meurt de Beckett, Blanche ou l’Oubli d’Aragon, Le Temps immobile de Claude Mauriac ou Souvenirs dormants de Patrick Mondiano, l’histoire littéraire de cent dernières années semble être jalonnée par les récits de la mémoire. Malgré une place importante qu’ils occupent dans le canon littéraire, l’usage de ce terme est pourtant généralement associé au domaine d’études mémorielles, centrées sur l’exploration des recompositions des souvenirs à des fins de la construction identitaire et donc sur les œuvres qui participent à l’affrontement des visions concurrentes du passé dans le contexte de confits, récents ou actuels[1]. Faire un « détour » par la philosophie permet de sortir du cadre des contestations mémorielles, où les fictions littéraires sont envisagées au même titre que d’autres types de discours qui servent à transformer les imaginaires et les identités collectifs, pour revenir à la littérature et poser la question de ce que ce tournant mémoriel fait à l’écriture littéraire.
Un nouveau rapport à l’espace et au temps constitue sans doute une des mutations majeures de la littérature à l’âge d’écritures mémorielles. Si l’on admet, avec Kant, que l’espace et le temps sont deux formes a priori de notre sensibilité, du fait de leur caractère universel et nécessaire, alors force serait de reconnaître que les fictions mémorielles témoignent d’une sorte de révolution copernicienne dans le rapport à l’espace et au temps. En effet, dans les récits mémoriels, le temps se spatialise, s’inscrit dans les objets, les lieux, les formes, et ne peut finalement être embrassé qu’en tant espace, celui d’archives, d’une collection ou d’un catalogue, où les différents périodes et moments du passé se superposent et sont co-présents dans une temporalité cumulative de la mémoire. L’espace est au contraire temporellement « chargé », chaque lieu se déploie dans une quatrième dimension, la diachronie de ses transformations successives. Ce rapport entre l’espace et le temps fait que, de manière très leibnizienne, chaque chose n’est plus un élément parmi d’autres dans le monde mais possède en lui-même, comme par reflet, tout l’univers. Aussi les lieux des fictions mémorielles sont par essence hantés, et le temps spectral. De ce fait, le récit perd souvent ses marques référentielles et se donne comme un tissage instable où l’espace devient temps ; le temps, espace ; et l’écriture, comme la lecture, une quête de repères.
Chez Proust, cette dynamique est particulièrement manifeste : la mémoire n’émane pas du sujet, mais surgit au contact des choses, dans l’épaisseur sensorielle du monde. L’objet, dès lors, ne se réduit pas à une fonction matérielle ou ornementale : il devient un foyer de temporalité, point de condensation du souvenir. La fiction proustienne, comme d’autres récits mémoriels modernes, rend visible ce que Merleau-Ponty appelait « l’interpénétration du temps et de l’espace dans le vécu corporel ». L’essor de l’écriture mémorielle a sans doute partie liée avec cette affirmation de l’espace-temps comme une configuration subjective, sensible et mouvante. Les écritures mémorielles ultérieures prolongent et complexifient ce travail : fragmentation, montage, polyphonie des voix narratives, hybridation des genres et des supports, autant de dispositifs pour explorer la diffraction du temps et la stratification des espaces.
Dans un monde contemporain marqué par des mutations profondes du rapport au temps (accélération, immédiateté, saturation des flux) et à l’espace (mobilité, virtualité, rapprochement spectaculaire des régions éloignées), les récits mémoriels opèrent une fonction d’enquête existentielle et phénoménologique permettant au sujet écrivant de se reconstituer des repères au milieu des transformations de l’espace et du temps social qui échappent à sa prise.
Cette journée d’étude interdisciplinaire entend croiser les voix des littéraires, philosophes, sociologues, historiens et linguistes pour poser la question de ce que l’expansion des récits mémoriels fait à l’écriture littéraire. Notre réflexion sera articulée autour des axes suivants :
1) Temps et mémoire. Les fictions mémorielles développent différentes conceptions du temps :
- temps comme Kronos (χρόνος), le plus jeune des Titans qui a castré son père et dévoré ses propres enfants, symbole du temps qui s’écoule et dévore tout (Abattoir 5 ou la Croisade des enfants de Kurt Vonnegut) ;
- temps comme kairos (καιρός), un moment qui échappe au flux du temps et éternise un instant capable de recueillir l’essence sensible d’un lieu et de la communauté qui l’habite (À la recherche du temps perdu de Proust) ;
- temps comme aion (αἰών), éternité qui ne s’écoule pas mais reste immobile et identique à soi (Le Pavillon d’or de Mishima);
- le temps comme eniautos (ἐνιαυτός), temps clos défini tel qu’une année (Ulysse de Joyce ou Miss Dalloway de Virginia Woolf).
Quelle évolution de ces modèles peut-on observer au cours du siècle ? Quelle conception du temps est-elle dominante dans les fictions de l’extrême contemporain ? L’époque de la post-vérité donne-t-elle naissance à une post-mémoire ? Comment la contamination du temps par la mémoire change-t-elle ces principaux paradigmes temporels ?
2) Fictions mémorielles et agentivité : Les fictions mémorielles induisent une posture scripturale particulière, celle d’un sujet observateur et interprète de son époque plutôt qu’un acteur engagé dans son temps. Pour Kafka, par exemple, le repli sur l’écriture « permet d’échapper à la mortelle alternance action-observation, action-observation en créant une forme supérieure d’observation, une observation, non point plus précise, mais faite de plus haut », ce qu’il ne manque pas à qualifier lucidement d’« étrange et mystérieuse consolation que donne l’écriture, dangereuse peut-être, peut-être salvatrice[2] ». Cette position « en retrait » traduit-elle une forme de critique de la modernité et/ou un désengagement de la littérature ? Quels modes d’articulation entre l’espace-temps mémoriel et l’espace-temps social autres que la simple dissociation des deux– le moi biographique et le moi scriptural chez Proust – proposent les récits mémoriels ?
3) Négativité de l’écriture à l’œuvre dans les récits mémoriels : Traditionnellement mis en rapport avec une conception bergsonienne de continuité et de durée, les fictions mémorielles relèvent pourtant tout autant de sa philosophie du plein, où « la vie ne peut craindre aucun échec absolu[3] », qu’à une ontologie frappée d’un sceau de négativité de la critique bachelardienne de Bergson selon laquelle « la pensée pure doit commencer par un refus de la vie. La première pensée claire, c’est la pensée du néant[4]. » Revues au crible de La Dialectique de la durée, les fictions mémorielles peuvent être considérées comme un des opérateurs d’anéantissement de l’espace-temps référentiel de l’Histoire. Leur travail serait donc non seulement constructeur et réparateur mais également intrinsèquement attentatoire et violent.
4) Une nouvelle importance de l’écriture : L’écriture du passé devenant l’unique moyen permettant aux sujets écrivant de donner du sens à l’histoire, les récits mémoriels prennent souvent la forme d’entreprises monumentales aspirant à recouvrir toutes les « choses vues », voire faire converger entièrement le cours de la vie et l’écriture. Le leitmotiv de l’impuissance ou de l’échec d’écriture ainsi que le mythe du Livre absolu apparaissent alors comme corolaires de cette poursuite littéraire du temps. Quels rapports les récits mémoriels établissent-ils entre la temporalité du vécu et celle de l’écriture ? Comment participent-ils à la redéfinition de la place de la littérature ?
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Modalités pratiques
Les propositions de communication d’environ 300 mots, accompagnées d’un titre et d’une brève biobibliographie, seront à envoyer avant le 1er février 2026 à : philosophie.et.litterature@gmail.com.
Les propositions de contribution qui croisent les approches et/ou les corpus littéraire et philosophique sont particulièrement les bienvenues. Les décisions d’acceptation seront communiquées aux auteurs avant le 15 février 2026.
Les communications auront lieu en présentiel.
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Bibliographie sélective
Roland Barthes, Journal de deuil, Gallimard, Paris 2023.
Marianne Børch (dir.), Narratives of Remembrance, Odense, Odense University Press, 2001.
Élisabeth Bouzonviller, Floriane Reviron-Piégay et Emmanuelle Souvigne (dir.), Mémoires, traces, empreintes, Binges, Orbis tertius, 2020.
Jean-Pierre Caillet, Art et mémoire : sauvegarde, illustration et inspiration du passé, Paris, Éditions Picard, 2020.
Laurence Dahan-Gaida (dir.), Dynamiques de la mémoire : arts, savoirs, histoire, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2010.
Sigmund Freud, Trauer und Melancholie, Reclam Verlag, Ditzingen 2025.
Byung-Chul Han, Duft der Zeit. Ein philosophischer Essay zur Kunst des Verweilens, Transcript, Bielefeld, 2009.
Marianne Hirsch, Family Frames: Photography, Narrative and Postmemory, Cambridge, Harvard University Press, 1997.
Hans R. Jauss, Zeit und Erinnerung in Marcel Prousts «À la recherche du temps perdu». Eine Untersuchung zur Struktur des modernen Romans, Berlin, Suhrkamp Verlag, 1986.
Susan Harrow et Andrew Watts (dir.), Mapping Memory in Nineteenth-Century French Literature and Culture, Amsterdam - New York, Rodopi, 2012.
Julia Kristeva, Le Temps sensible, Gallimard, Paris 2000.
Ansgar Nünning, Marion Gymnich, Roy Sommer (dir.), Literature and Memory: Theoretical Paradigms, Genres, Functions, Tübingen, Francke, 2006.
Bruno Péquignot (dir.), Temps, mémoire et émotion. Retour sur Maurice Halbwachs, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques Sociales », 2007.
Simon Prosser, Experiencing Time, Oxford, Oxford University Press, 2016.
Paul Ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000.
Régine Robin, La Mémoire saturée, Paris, Stock, 2003.
Claudio Rozzoni, Ricordarsi è creare, Mimesis, Milano 2008.
Julia Shaw, The Memory Ilusion. Remembering, Forgetting, and the Science of False Memory, London, Random House, 2016.
Jorinde Seijdel (dir.), (No) Memory: Storing and Recalling in Contemporary Art and Culture, Rotterdam, NAi, 2004.
Dale Sullivan, Bruce Maylath et Russel Hirst (dir.), Revisiting the Past Through Rhetorics of Memory and Amnesia, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2010.
Raymond Vervliet et Annemarie Estor (dir.), Methods for the Study of Literature as Cultural Memory, Amsterdam, Rodopi, 2000.
[1] Voir par exemple : Maya Boutaghou (dir.), Représentations de la guerre d’indépendance, Paris, Classiques Garnier, 2019 ; Yvonne Drosihn, Ingeborg Jandl et Eva Kowollik (dir.), Trauma - Generationen - Erzählen: transgenerationale Narrative in der Gegenwartsliteratur zum ost-, ostmittel- und südosteuropäischen Raum, Berlin, Frank & Timme, 2020; Jean-Louis Dumortier, Veronica Granata, Philippe Raxhon et Julien Van Beveren (dir.), Devoir de mémoire et pouvoir des fictions, Namur, Presses universitaires de Namur, 2015 ; Hans-Joachim Hahn, Hans Kruschwitz, Christine Waldschmidt (dir.), “Aggregate der Gegenwart”: entgrenzte Literaturen und Erinnerungskonflikte, Bielefeld, transcript, 2023 ; Jill Jarvis, Decolonizing Memory: Algeria and the Politics of Testimony, Durham – London, Duke University Press, 2021 ; Michel Lantelme, Figures de la repentance : littérature et devoir de mémoire, Paris, Classiques Garnier, 2016 ; Ana Luengo, La Encrucijada de la memoria: la memoria colectiva de la Guerra Civil española en la novela contemporánea, Berlin, Tranvía, 2004 ; Riccardo Nicolosi, Brigitte Obermayr, Nina Weller (dir.), Interventionen in die Zeit: Kontrafaktisches Erzählen und Erinnerungskultur, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2019v; Liedeke Plate, Transforming Memories in Contemporary Women’s Rewriting, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2011 ; Alison Ribeiro de Menezes and Catherine O’Leary, Legacies of War and Dictatorship in Contemporary Portugal and Spain, Oxford - New York, Peter Lang, 2011 ; Cynthia Sugars et Eleanor Ty (dir.), Canadian Literature and Cultural Memory, Don Mills, Oxford University Press, 2014 ; Yugin Teo, Kazuo Ishiguro and Memory, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2014 ; Anne Teulade et Isabelle Ligier-Degauque (dir.), Mémoire de vaincus, mémoire de vainqueurs dans le Bassin méditerranéen : la littérature à l’épreuve du conflit de l’Antiquité au XXIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2021.
[2] Franz Kafka, Journal : édition intégrale, douze cahiers, 1909-1923, trad. par Dominique Tassel, Paris, Gallimard, 2021, p. 81.
[3] Gaston Bachelard, La Dialectique de la durée, Paris, PUF, 1950, p. 1.
[4] Ibid., p. 9.