Traduit de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz. Avant-propos de Rainer Rochlitz.
Composé entre 1922 et 1925, ce livre – l’une des premières études du genre – se situe à la charnière entre la Théorie du roman de Lukács et les débuts de l’École de Francfort. Kracauer découvre les correspondances secrètes entre le genre fortement codé qu’est le roman policier et… la théologie. C’est une théologie du néant, où le détective, célibataire comme les ecclésiastiques, célèbre dans le hall d’hôtel les messes noires de la raison infaillible et invincible. La philosophie rationaliste elle-même s’avère être une sorte de roman policier.
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Table des matières
AVANT-PROPOS, par Rainer Rochlitz
LE ROMAN POLICIER
INTRODUCTION
SPHÈRES
PSYCHOLOGIE
HALL D’HÔTEL
DÉTECTIVE
POLICE
CRIMINEL
MÉTAMORPHOSES
PROCESSUS
FIN
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Extrait : Hall d'Hôtel
À l’église, dont la réalité est liée à celle de la communauté, l’assemblée des fidèles met en œuvre la communion sans que les individus aient à l’accomplir séparément. Lorsque les hommes ont dénoué la relation constitutive du lieu, celui-ci ne conserve qu’une valeur décorative. Lorsqu’il se réduit à néant, la société civilisée à l’apogée de son développement peut cependant posséder des endroits privilégiés qui témoignent de son inexistence, tout comme l’église témoigne de ceux qui sont réellement liés. Il est vrai que cette société l’ignore, car elle ne voit pas plus loin que sa sphère, et seule la configuration esthétique, qui permet par sa forme de projeter la diversité sur un autre plan, rend possible la démonstration de la correspondance. Les attributs typiques du hall d’hôtel, lieu qui réapparaît toujours dans le roman policier, indiquent qu’il s’agit là d’un pendant de l’église, à condition de comprendre l’une et l’autre configuration à un niveau suffisamment général pour qu’elles ne soient plus que des catégories de sphères.
Dans l’une et l’autre on entre en tant qu’hôte. Mais alors que l’église est destinée au service de Celui chez qui on se rend, le hall d’hôtel est au service de tous ceux qui s’y rendent pour n’y rencontrer personne. C’est la scène de ceux qui ne cherchent ni ne trouvent Celui que l’on recherche toujours, et qui par conséquent sont des hôtes de l’espace comme tel, de l’espace qui les entoure et qui n’a d’autre destination que de les entourer. Le Néant impersonnel que représente le chef de réception y occupe la place de l’Inconnu au nom duquel se réunit l’assemblée des fidèles. Et alors que celle-ci, pour concrétiser la relation, invoque le Nom et se voue au service divin, ceux qui sont dispersés dans le hall acceptent sans questionner l’incognito de l’hôte. Ils sont absolument sans relation, et ils tombent par gouttes dans le vide, avec la même nécessité selon laquelle ceux qui y aspirent au sein même de cette réalité, venant de nulle part, s’élèvent à leur destination.
L’assemblée des fidèles qui se retrouve à l’église pour la prière et pour l’adoration sort de l’imperfection de la vie communautaire non pour la surmonter mais s’en souvenir et en permanence la réintégrer à la tension. Son rassemblement est recueillement et union de cette vie orientée de la communauté qui appartient à deux espaces : l’espace qui est abrité par la loi, et l’espace au-delà de la loi. À l’église — mais ce lieu n’est pas le seul — les courants séparés se rencontrent ; la loi s’y brise sans être brisée, et la tension paradoxale s’y trouve légitimée dans la mesure où sa continuité inerte est de temps en temps suspendue. En édifiant l’assemblée des fidèles, la communauté se reforme ainsi toujours, et l’élévation au-dessus de la vie quotidienne préserve la quotidienneté elle-même de l’enlisement. Le fait que ce retour de la communauté à sa source soit inévitablement soumis à une limitation locale et temporelle, qu’il conduise hors de la communauté mondaine et s’accomplisse en des fêtes particulières, ce fait n’est qu’un signe de la position problématique de l’homme entre le haut et le bas, position qui le contraint sans cesse à fixer de manière autonome ce qui est donné ou ce qui a été conquis à l’intérieur de la tension.