
À l’occasion du tricentenaire de la mort de Pierre le Grand, cette journée d’étude interrogera les multiples appropriations de son héritage politique, artistique, littéraire et mémoriel, en Russie comme au-delà. L’événement vise à explorer les formes de réception, de mise en récit et d’instrumentalisation de cette figure fondatrice, à travers quatre axes : les mémoires conflictuelles, les iconographies, les patrimonialisations muséales et les circulations internationales.
Cette journée d’étude se propose d’examiner les modalités selon lesquelles l’héritage de cette figure fondatrice – qu’il soit politique, littéraire, artistique ou dynastique – a été convoqué, mis en récit ou instrumentalisé au fil du temps. Une attention particulière sera portée aux spécificités de ces appropriations tant dans l’espace slave qu’au-delà de celui-ci. Les communications et les discussions attendues au cours de cette rencontre visent à interroger les choix opérés dans l’actualisation de la mémoire de Pierre le Grand, tout en mettant en lumière la diversité des lectures possibles de son héritage et les formes d’articulation entre ces différentes mémoires.
L’année 2025 marque le tricentenaire de la mort de Pierre le Grand, tsar réformateur et fondateur à la fois de la ville de Saint-Pétersbourg en 1703 et de l’Empire russe en 1721. Trois cents ans après la mort du monarque, l’héritage de cette figure fondatrice continue de susciter interrogations et mises en scène. Si les réformes pétriniennes ont profondément transformé les structures politiques, religieuses et sociales de la Russie, leur mémoire s’est tout autant construite dans les arts, la littérature, les objets, les corps statufiés et les institutions culturelles. Pierre Ier n’est pas seulement une figure de l’histoire : il est devenu un personnage de fiction, un mythe littéraire et visuel, un paradigme sculpté et rejoué.
Son image s’est constituée au fil du temps comme un objet à la fois politique et esthétique. Dès le début de son règne, la construction d’un imaginaire tsariste, puis impérial s’est accompagnée de récits hagiographiques, de monographies, de portraits peints, de médailles et de monuments. Cette fabrique du tsar réformateur, à la limite du démiurge, s’ancre dans des pratiques de représentation qui traversent les régimes et les époques.
L’héritage de Pierre le Grand ne cesse ainsi d’osciller entre deux pôles : d’un côté, le réformateur visionnaire, qui projette la Russie dans le concert des puissances européennes ; de l’autre, le destructeur brutal d’un ordre sacré, accusé d’avoir interrompu le développement naturel de la Sainte Russie et contraint le peuple orthodoxe à adopter les mœurs d’un Occident jugé hérétique. Pour nombre d’auteurs, les bouleversements du début du XXe siècle apparaissent comme la conséquence logique de cet éloignement d’avec la tradition des ancêtres.
Cette ambivalence n’est pas seulement le fruit de lectures opposées : elle traverse aussi certaines œuvres individuelles. Ainsi, Fiodor Dostoïevski, selon les mots d’un commentateur contemporain, « était littéralement déchiré entre des jugements incompatibles sur la réforme pétrinienne[1] ». Une tension similaire se retrouve chez Nikolaï Karamzine et Alexandre Herzen, qui, chacun à sa manière, contribuent à façonner une perception ambivalente du monarque.
Le folklore russe, tout comme la statuaire publique, reflète pleinement l’ambivalence de la figure pétrinienne. Cette pluralité de récits se prolonge dans les arts visuels, où l’on retrouve son image dans la peinture, les portraits d’apparat, les médailles, les statuettes et sculptures monumentales, comme le Cavalier de Bronze de Falconet à Saint-Pétersbourg, mais aussi dans les dispositifs muséographiques qui scénographient et matérialisent son héritage.
La modernité artistique russe s’est largement construite en tension avec cette figure fondatrice. Alexandre Kartachev, tout en reconnaissant une forme de trahison civilisationnelle dans l’œuvre de Pierre le Grand, y voyait néanmoins une forme de rachat par le progrès des connaissances. Il écrivait ainsi que « la trahison de l’idéal fut compensée par ce qui manquait au peuple orthodoxe : les lumières scientifiques[2] ». Selon lui, c’est dans cette transition que s’opère une synthèse dont la figure de Pouchkine serait l’accomplissement : « premier éclatant syncrétisme de la Russie de Pierre Ier et de celle de saint Vladimir » – un passage du Moyen Âge théocratique à une « époque néo-humaniste[3] ».
De la Kunstkamera aux biopics télévisés, des timbres soviétiques aux romans historiques, des médailles d’or aux manuels scolaires, c’est toute une économie de la mémoire visuelle et matérielle qui s’est sédimentée autour de la figure pétrinienne. Le tsar réformateur, voyageur, bâtisseur et législateur est aussi devenu une icône culturelle – récupérée, traduite, contestée, célébrée. Son image sert tour à tour d’outil de légitimation étatique et de point de fuite pour des narrations alternatives.
Mémoires conflictuelles : mythe littéraire et mythe politique
Loin d’être consensuelle, la postérité de Pierre le Grand se caractérise par une pluralité d’interprétations et de réappropriations, souvent conflictuelles. Ce premier axe interroge les usages littéraires, politiques et mémoriels de la figure pétrinienne, entre construction d’un mythe et tensions idéologiques. Présenté tour à tour comme héros civilisateur, despote ou tyran tragique, Pierre Ier devient un personnage de fiction à part entière, nourrissant une abondante production littéraire – romans, tragédies, poèmes ou essais – qui façonne un imaginaire politique mobilisable dans des contextes variés.
Parallèlement, les mémoires pétriniennes restent traversées de fractures : commémorations officielles et contre-discours critiques, récits monarchistes, slavophiles ou occidentalistes, ruptures entre mémoire populaire et récit d’État. Des controverses religieuses anciennes aux manipulations de sources historiques, cet axe invite à penser la fabrique d’une mémoire impériale toujours active, entre légende et instrument politique.
Iconographies pétriniennes : figures, formes, mutations :
La figure de Pierre le Grand s’est imposée dans l’espace visuel bien au-delà du portrait officiel. Peintures, gravures, sculptures, médailles, mosaïques et vitraux ont figé ou réinventé son image à travers les siècles, du tsar triomphant au souverain réformateur, du bâtisseur, du tyran à l’icône sacrée. Ce deuxième axe propose d’interroger les régimes d’images pétriniennes : comment les formes iconographiques ont-elles contribué à stabiliser ou faire éclater le mythe impérial ? Quels glissements opèrent les artistes lorsqu’ils saisissent cette figure entre allégorie et réalisme politique ? On pourra notamment s’attarder sur les usages politiques de l’image de Pierre le Grand dans les régimes impérial, soviétique et post-soviétique, ou encore sur les relectures plastiques contemporaines (performance, installation, réécriture postcoloniale, etc.).
Muséographies : exposition, patrimonialisation et scénographie :
De la Kunstkamera fondée par Pierre le Grand lui-même jusqu’aux musées actuels retraçant son règne, l’objet muséal constitue un lieu privilégié d’inscription de la mémoire pétrinienne. Ce troisième axe invite à explorer les formes de patrimonialisation du tsar dans les institutions culturelles, en Russie comme ailleurs. Quelles mises en récit s’élaborent dans l’espace muséal ? Quelles temporalités, quels découpages narratifs ou esthétiques sont convoqués pour évoquer Pierre le Grand ? De quelle manière les dispositifs scénographiques réconcilient-ils, ou au contraire mettent-ils en tension, la figure historique et ses interprétations ?
Géographies et circulations de l’héritage pétrinien : une historiographie mondialisée
L’impact de Pierre le Grand est considérable dans l’espace slave, mais il l’a aussi largement dépassé. Ce dernier axe interroge la diffusion, la réception et la réinterprétation de sa figure à l’échelle internationale. Comment est-il perçu par les diplomates, écrivains ou artistes européens ? Quelle place occupe-t-il dans les récits de modernisation autoritaire ? À travers quelles traductions culturelles et médiatiques circule-t-il aujourd’hui ? Figure majeure de l’histoire russe, Pierre Ier a très tôt suscité l’intérêt d’historiens, en Russie comme à l’étranger. Dès le XVIIIe siècle, sa vie et son œuvre ont donné lieu à de nombreuses biographies, essais, récits critiques ou élogieux. En Russie, cette entreprise d’interprétation a même donné naissance à une sous-discipline : le pétrovédénié. Pourtant, les approches véritablement critiques, soucieuses des médiations historiques et des usages différenciés de la figure impériale, restent rares face à l’abondance de travaux commémoratifs ou idéologiques.
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Modalités de soumission
Toute proposition de communication devra être envoyée accompagnée d’un résumé de 300-400 mots et d’une courte présentation de l’auteur·rice et de ses travaux de recherches à l’adresse suivante : russophonia.asso@gmail.com avant le 26 septembre 2025.
La journée d’étude se déroulera le 11 et 12 décembre, en Lyon – ENS Bibliothèque Diderot.
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Comité d’organisation
Anastasia Aksenova (ATER Lyon III), Hugo Tardy (ATER - Montpellier Paul Valery)
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Notes
[1] Пётр Великий: pro et contra, СПб., РХГИ, 2003, p. 820.
[2] Карташев, А.В., Крещение Руси, Moscou, p. 39.
[3] Карташев, А.В., Воссоздание Святой Руси, Paris, 1956, p. 105.