
Journée d’études
Concepts en sciences humaines et sociales à l’épreuve de la traduction
12 juin 2025
Université Paris Cité
Bâtiment Grands Moulins, Aile C
Salle Léon Vandermeerch (481C)
Programme
9h30 François Rastier
Mots, termes, concepts : quelles unités, que traduire ?
Dès lors qu’ils sont définis et validés par une collectivité théorique, les concepts sont attachés à des lexicalisations privilégiées. Cependant, ils ne s’y résument pas et peuvent être décrits comme des formes sémantiques propres aux textes théoriques : leurs lexicalisations diffuses ou synthétiques, leurs évolutions, de leur constitution à leur disparition (par extinction ou banalisation désémantisée), leurs corrélats sémantiques, leurs cooccurrents expressifs, tout cela dessine un champ de recherche encore peu exploré.
En tenant compte des avancées de la sémantique textuelle, on proposera notamment : (i) la définition d’unités textuelles non strictement bornées et séquentielles (les passages) ; (ii) l’extension du principe différentiel de la sémantique au contraste de corpus, entre discours, genres, et sections de textes ; (iii) l’analyse des genres textuels en zones de pertinence différenciées.
Ce comparatisme s’étend aux textes théoriques et à leurs traductions : par exemple le Dictionnaire des intraduisibles a déjà été traduit en treize langues.
Cependant, deux évolutions s’affirment : elles touchent d’une part la déconstruction des concepts qui en fait de simples termes partout utilisables (comme le mot déconstruction lui-même) ; d’autre part, le remplacement des concepts par des mots-clés, simples chaînes de caractères qui donnent matière à des nuages de tags et font l’objet d’enchères incessantes sur les moteurs de recherche et les IA grand public.
10h30 Thamy Ayouch
Traduire la race, lever les démentis : le diachronique, le dialogique et le diacritique
Si la race n’existe pas, elle n’en traverse pas moins les relations entre groupes et entre sujets. Car sous le terme statique et stabilisé, il convient d’aller voir sa fabrication diachronique dans le cours de l’histoire, et de constater qu’elle est produite par des processus de racisation et/ou de racialisation.
Une double question sera ici abordée, dans une perspective dialogique entre la traductologie et la psychanalyse : d’abord, observer les processus différenciés de racialisation/racisation à travers les variations linguistiques en portugais, espagnol, anglais, italien, arabe et hébreu. Ensuite, je m’appliquerai à voir comment la dimension dialogique de la traduction peut renseigner sur les effets psychiques de la race. En reprenant la catégorie de « message énigmatique » et d’inconscient comme traduction chez Jean Laplanche, l’objet sera d’étudier le message énigmatique de la race à travers diverses traductions (en français, portugais, espagnol, anglais, italien et arabe) d’un passage de The Fire Next Time de James Baldwin.
11h30 René Lemieux
La retraduction de La pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss en anglais et l’enjeu de l’intertextualité
La communication abordera la retraduction récente du grand classique de l’anthropologie La pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss (1962). D’abord traduit (sans mention des traducteurs) sous le titre The Savage Mind en 1966, le livre a été retraduit en 2021 par Jeffrey Mehlman et John Leavitt sous un tout autre titre : Wild Thought (University of Chicago Press). L’anglais possède deux mots pour dire l’équivalent de « sauvage » : un terme désignant ce qui n’est pas domestiqué (wild), un autre qui a toujours eu une certaine connotation péjorative en désignant ce qui n'est pas civilisé (savage). L’objectif de Lévi-Strauss de revaloriser la pensée autochtone jugé non civilisé est-il contrarié par cette retraduction? Je me propose de questionner le passage de « savage » à « wild » (dans une moins mesure « mind » à « thought ») non pas en faisant la leçon sur ce qui semblerait peut-être une forme de rectitude politique, mais pour en comprendre la logique et en tester ses effets dans la réception américaine.
Pause
14h Bruno Poncharal
Sur la notion de faux-ami conceptuel
Si la notion de « faux-ami » est bien connue des étudiants en langues étrangères, et s’il est assez facile d’apprendre à les repérer et d’ainsi éviter faux-sens et contresens, en revanche, ce que Michael Heim désigne sous l’expression de « faux-ami conceptuel » dans les Guidelines for the Social Science Texts (SSTP Guidelines, ACLS, 2006 – www.acls.org/sstp.htm) « constitue un autre danger plus insidieux » pour le traducteur. Il fait allusion, en particulier, aux nombreux termes techniques propres aux disciplines des sciences humaines et sociales — sociologie, science politique, histoire, géopolitique etc. — au moment où la mondialisation « a tendance à unifier la signification de ces termes ». En effet, il montre que des notions comme celles de « démocratie », « d’État », de « communauté », de « libéralisme », qui peuvent sembler appartenir à une terminologie « internationale », sont susceptibles de recéler des sens différents selon les aires culturelles où elles sont utilisées ; elles peuvent aussi, « dans certains cas extrêmes, [être] le moyen pour une culture d’imposer ses significations » (Guidelines, p. 10).
L’idée de « faux-ami conceptuel » est également utile quand il s’agit de penser la traduction de termes dont la signification a pu changer au fil du temps.
Ce sont les questions soulevées par le traitement en traduction de quelques exemples concrets de faux-amis conceptuels dans le domaine des sciences humaines et sociales que je souhaite explorer dans cette communication.
15h Kazuhiko Yatabe
Le concept de société et la sociologie japonaise : le périlleux périple d’une notion clé des sciences sociales
Dans un texte récent, le scénariste et critique littéraire Eiji Ôtsuka rappelle la parution au Japon, en 2011, d’un ouvrage collectif sur les réseaux sociaux au titre a priori incongru, La société sociale. Emploi pléonastique ou pas, comment un tel titre est-il devenu possible ? Le fait qu’il soit plausible dans la langue japonaise d’aujourd’hui témoigne du bond sémantique opéré par l’idée occidentale de « société » ou « society » au moment où elle a été traduite et introduite dans l’univers socio-linguistique japonais au milieu du XIXe siècle. Bond ou bien torsion ?
Notre propos sera ici d’essayer de suivre le cheminement de cette notion au sein du champ intellectuel japonais, et notamment dans le domaine des sciences sociales – peut-on en effet imaginer une sociologie japonaise sans société ? Les pérégrinations japonaises du concept de société montrent que les enjeux de sa transposition ont été, et sont toujours, inséparablement linguistique, social et politique.
16h Table ronde