
Cette journée d’études est fondée sur le projet de déterminer la résistance d’une interrogation critique de pleine actualité dans différents champs d’investigation (la littérature, les arts littéraires, la didactique de ces disciplines, les arts visuels). Première pierre d’une recherche, en lien avec le séminaire « Art, langage et digital » organisé avec Christine Vial-Kayser, cette journée se présente sous l’égide d’une agitation d’idées, pour déterminer un périmètre d’investigation.
La posture d’auteur est une notion bien connue en sociologie de la littérature, développée par Jérôme Meizoz, après Alain Viala, en tant que manière d’occuper ostensiblement une position dans le champ littéraire. Elle suppose la prégnance de codes sociaux intégrés à l’ethos d’écrivain au point de s’y fondre ou/et faisant l’objet d’une scénographie volontariste, potentiellement contestataire. A la simple distinction d’une pose sociale, plus ou moins affectée, s’ajoute « la logique d’une stratégie littéraire[1] » conduisant à affirmer que « l'image de soi donnée par un auteur est à mettre en relation avec sa conception de l'écriture[2] ». Manière d’être qui reconfigure la notion de style et oblige à penser d’une même lancée le corps social et le mouvement d’une écriture comme lieu des percepts.
La notion, reprise notamment par Catherine Tauveron et Pierre Sève, se dote d’enjeux didactiques féconds pour situer le développement de l’écriture sur le mimème[3] d’une voix auctoriale, embrayée, comme le disent les linguistes, sur une position énonciative. L’idée d’une éducation à (et par) l’adoption d’une voix auctoriale désigne ainsi une porte d’entrée de choix pour l’apprentissage de l’écriture, à haute valeur heuristique sur les processus littéraires. Elle en appelle à l’épanouissement du sujet dans un environnement dont il absorbe les contraintes et se fonde de manière fondamentale sur le sens profond qu’il trouve à écrire. Ainsi la notion entre-t-elle en résonance avec une lignée de travaux en didactique de l’écriture, développée par Christine Barré-De Miniac sous l’angle du « rapport à », selon une logique « d’intériorisation et d’appropriation des données du contexte social et culturel[4] », puis analysée par Marie-Claude Penloup comme orientée par une tentation irréfragable du littéraire partagée par tous les scripteurs[5], ou encore caractérisée par François Le Goff ou Véronique Larrivé selon des régimes sensibles de temporalités qui en accentuent le caractère processuel[6], choisissant la variation et la récursivité pour cette reconfiguration artistique que John Dewey place dans le fil du flux continu expérientiel[7].
Que devient une telle notion dans le milieu d’écriture-lecture qui est aujourd’hui indéniablement un milieu numérique[8] ? Peut-on parler de posture d’auteur numérique, éventuellement différente ou ajoutant des paramètres à sa caractérisation ? Et l’arrivée en masse des intelligences artificielles génératives changent-elles la donne de sa saisie, de même que la possibilité de déploiement de réalités virtuelles ?
D’autre part, la posture de l’artiste moderne occidental, fondé sur l’approche critique des structures de représentation et d’agentivité du réel telles qu’elles apparaissent par les sens (projet de l’esthétique kantienne) apparaît mise à mal par l’émergence des techniques numériques complexes qui émergent depuis une dizaine d’années dans le domaine notamment du jeu vidéo lequel marque en retour d’une empreinte majeure la production artistique digitale. L’œuvre artistique qui cherche à répondre aux enjeux de cette nouvelle donne technique sur la conscience critique de l’homus digitalus s’inscrit souvent dans son champ même de perception du réel, copiant les codes de comportement et les modes de « récompense » affective de cet univers commercial (la fluidité, la lévitation, la vitesse, la chasse, la peur, la mise à mort, l’érotisme).
On se demandera quels sont les risques, les avantages, les produits et effets de ces produits artistiques. Est-il possible de répondre à cette nouvelle donne technique par des œuvres « pauvres » ? Quel discours critique alternatif apparaît-il à l’heure actuelle ?
[1] Viala, Alain, « Eléments de sociopoétique », dans Georges Molinié et Alain Viala (dir.), Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, Presses Universitaires de France, « Perspectives littéraires », 1993, p. 216-217.
[2] Jérôme Meizoz, « Posture d’auteur », dans « Atelier de théorie littéraire », Fabula [en ligne], 2017 ; https://www.fabula.org/ressources/atelier/?La_posture_d%27auteur.
[3] Voir Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuill, 1999.
[4] Christine Barré-De Miniac, Le rapport à l’écriture. Aspects théoriques et didactiques, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, [2000] 2015, p. 51.
[5] Marie-Claude Penloup, La tentation du littéraire. Essai sur le rapport à l’écriture littéraire du scripteur ordinaire, Paris, Didier, 2000.
[6] François Le Goff et Véronique Larrivé, Le temps de l’écriture. Écritures de la variation, écritures de la réception, Grenoble, UGA Éditions, 2018.
[7] AMarie Petitjean, « L’expérience de la création littéraire en cursus universitaire, à la lecture de John Dewey », Elfe XX-XXI [En ligne], 13 | 2024, en ligne, URL : http://journals.openedition.org/elfe/7080.
[8] Serge Bouchardon, Isabelle Cailleau, « Milieu Numérique et « lettrés » du Numérique », Le français aujourd'hui, n° 200, 2018, p.117-126 ; accessible en ligne : doi.org/10.3917/lfa.200.0117.
Programme - mercredi 28 mai 9h45-16h45
Auditorium de la maison de la recherche Annie Ernaux (33 bd du port à Cergy)
9h45 Accueil
10h Introduction par AMarie Petitjean, Professeure à CYU, directrice adjointe d’Héritages, membre de l’Institut Universitaire de France.
Partie I - La posture d’auteur en littérature numérique
10h10-10h30
Alexis Weinberg, chercheur associé à Héritages, CYU
« Tout contre ChatGPT : tensions contemporaines autour des postures d’auteur.e.s à l’ère de l’IA générative. »
10h30-10h50
Valère Clauzel, doctorant à Héritages, CYU
« Fabriquer des textes numériques, fabriquer l’auteur »
Discussion
11h-11h10 pause
11h10-11h30
Fernanda Mugica, doctorante à l’université Paris 8
« Ce que Google fait aux poètes »
11h30-11h50
Sandrine Bazile, Maîtresse de Conférences à l’université de Montpellier
« Écrire avec (et contre) l’intelligence artificielle : vers une émancipation auctoriale assistée ? »
11h50-12h10
AMarie Petitjean, Professeure à CYU
« La délégation d’écriture en création contemporaine. État des lieux et perspectives ».
discussion
12h20-13h30 pause déjeuner
Partie II - La posture de créateur en arts numériques
13h30-13h50
Christine Vial Kayser, chercheure associée à Héritages
« La théorie de l’Extended Mind au prisme de l’expérience numérique »
a. Les relations affectives virtuelles : mécanismes cognitifs et émotionnels
13h50 -14h10
Nicola Liberati, Shanghai Jiao Tong University (sur Zoom)
« Slimy Digital Intimacies »
14h10-14h30
Liudmila Bredikhina, South East Technological University, Ireland (sur Zoom)
« Virtual Fashion and Identity in Japan: Counterculture in an Age of Global Transparency »
14h30-14h50
Renaud Evrard, Laboratoire Interpsy, Université de Lorraine (sur Zoom)
« Catfishing, identity deception and virtual relationships: A psychodynamic approach to psychic processes in the duped person »
discussion
15h-15h20 Pause
b. La position de l’artiste entre le numérique et le matériel
15h20-15h40
Mathis Clodic, artiste, ENSP Arles
« An eternal Wasteland, ou ce qui reste de l’expérience numérique »
15h40-16h
Philippe Boisnard, artiste, écrivain, doctorant Paris 8
« Le virtuel-réel »
16h-16h20
Vincent Moncho, directeur du Festival Octobre Numérique - Faire Monde (en présentiel)
« Nouveaux médias, par delà l'esthétique techno-maximaliste »
discussion
16h30-16h45
Conclusions provisoires
Fin 16h45
N.B. : illustration de Mathis Clodic, Antennes, image numérique, 2024, avec l’aimable autorisation de l’artiste.