
"Les fictions du complot sont informées par le meilleur comme par le pire de ce qui circule dans la société". Entretien entre Chloé Chaudet et Maxime Decout (site Raison publique)
Entretien entre Chloé Chaudet et Maxime Decout (Raison publique, en ligne le 2 mai 2025)
Chloé Chaudet est maîtresse de conférences en littérature générale et comparée à l’Université Clermont Auvergne et membre de l’IUF. Dans Fictions du grand complot (Hermann, 2024), elle montre comment les narrations complotistes, en particulier dans leurs déclinaisons fictionnelles, contribuent à nourrir un « grand récit » qui perdure depuis des siècles en multipliant ses supports et en élargissant sans cesse ses cibles. Un entretien avec Maxime Decout.
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"Maxime Decout : L’ouvrage Fictions du grand complot aborde tant le « complot » que le « complotisme ». Comment définissez-vous ces termes ? Pouvez-vous revenir rapidement sur les problèmes terminologiques et leurs enjeux dans l’étude de ces phénomènes ?
Chloé Chaudet : Je vous remercie de commencer par cette question car à l’heure actuelle, les termes de « complot » et plus encore de « complotisme » sont employés de manière si récurrente qu’ils semblent parfois faire immédiatement sens, dans les discours médiatiques mais aussi au sein d’analyses plus académiques. Or, quand on y regarde d’un peu plus près, on se rend compte que les propos qualifiés de « complotistes » ou de « conspirationnistes » englobent en règle générale des types d’énoncés qui ne sont pas équivalents, allant des fausses nouvelles aux critiques des gouvernements en passant par les délires paranoïaques (entre autres). En regroupant tout cela sous une même étiquette, il devient difficile de réagir de manière pertinente lorsque l’on est confronté à un mode de représentation – c’est ainsi que j’envisage le complotisme – qui est déjà complexe en tant que tel.
D’où mon insistance sur l’idée que, pour qu’il y ait « complotisme », il faut qu’il y ait figuration d’un complot, c’est-à-dire d’un dessein secret concerté entre plusieurs individus visant à infléchir le devenir socio-historique. C’est du moins dans ce cadre notionnel que je m’inscris. La figuration seule d’un complot ne suffit pas toutefois à définir le phénomène en jeu : de nombreux historiens ont figuré dans leurs écrits des complots avérés en se fondant sur des méthodes reconnues par leurs pairs, et il importe aussi de distinguer ce type de reconstitution des mal nommées « théories du complot ». Je propose donc d’associer les discours complotistes relevant du complotisme à toutes les formes d’exposition pseudo-factuelle d’un complot non avéré, par un énonciateur ou une énonciatrice souvent réfractaire à la critique (comme on a pu le constater sur les réseaux sociaux durant l’épidémie de Covid-19, lorsque divers dirigeants politiques et/ou détenteurs d’un pouvoir économique se sont vus accusés de vouloir manipuler la population mondiale via les vaccins qui commençaient à être administrés). Les discours concernés forment un ensemble très hétérogène où des attitudes hyper-suspicieuses, des représentations xénophobes et des perceptions crépusculaires de l’histoire alternent avec des ambitions émancipatrices voire des allusions parodiques, entre autres. Mais ces éléments de définition excluent d’affilier aux discours complotistes chaque soupçon de manipulation, chaque rumeur, chaque fausse nouvelle, chaque critique d’un propos ou d’un pouvoir officiel. Ils permettent aussi de distinguer le complotisme des suspicions de machinations intrinsèquement liées à l’exercice du pouvoir. […]"