Revue
Nouvelle parution
Constellation Cendrars 2024, n° 8 (dir. Marie-Paule Berranger & Christine Le Quellec Cottier)

Constellation Cendrars 2024, n° 8 (dir. Marie-Paule Berranger & Christine Le Quellec Cottier)

Publié le par Marc Escola (Source : Classiques Garnier)

Constellation Cendrars 2024, n° 8

Sous la direction de Marie-Paule Berranger & Christine Le Quellec Cottier

Paris, Classiques Garnier, Constellation Cendrars, 2024

Constellation Cendrars présente des inédits, des contributions littéraires et des articles critiques rendant compte des recherches actuelles autour de l’œuvre de Blaise Cendrars.

Sommaire…

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Éditorial : "Si l’on est habitué aux multiples visages de Blaise, la voix qui interpelle le lecteur au seuil de ce volume surprendra peut-être. On ne l’imagine pas du côté de l’aphorisme, des notes et pensées – une écriture discontinue aux antipodes des phrases déferlantes et des flux énumératifs dans lesquels il aime embarquer son lecteur. Ce sont bien les maximes d’une éthique personnelle que distille le jeune homme qui rentre de New York un peu désabusé, nourri de Nietzsche et de Schopenhauer, mais aussi de Goethe, de Baudelaire, de Remy de Gourmont. Claude Leroy, herborisant dans les carnets et les articles des Hommes nouveaux, a cueilli ces aphorismes dispersés, en équilibre instable entre résolutions idéalistes pour tracer la route, considérations onanistes et auto-critique teintée d’amertume. Memoranda ou règlement de comptes ? Claude Leroy y joint une pincée d’épigrammes plus tardifs où l’on rencontre quelques constats brutaux bien pimentés par la satire qui ne surprendront pas les lecteurs de L’Homme foudroyé.

À l’opposé de ces pépites confidentielles, égrenées de Saint-Pétersbourg à New York, Paris ou Aix-en-Provence, la Prose du Transsibérien a voyagé par le monde, de collections en musées, tandis que Cendrars rêvait pour son Anthologie nègre, pour le ballet de « La Création du monde » et pour les Petits Contes nègres pour les enfants des Blancs d’une grande destinée américaine. Jay Bochner a documenté pour nous l’histoire des négritudes lors d’une conférence1 fondée sur la relation épistolaire que Cendrars a entretenue avec James Bradley, son « agent américain ». Au-delà du dialogue dans lequel il entend supplanter son éditeur (Grasset) pour traiter en unique propriétaire de son œuvre, Cendrars, dont l’attraction profonde pour l’Afrique se découvre dès les premiers poèmes de Continent noir et nourrit encore son approche des populations du Brésil en 1924, ne se méprend-il pas sur la culture noire américaine ? Jay Bochner, en analysant les modèles culturels noirs en présence aux États-Unis et en 12France, éclaire la complexité de la question que manifeste et dissimule aujourd’hui la censure du mot « nègre », en Europe et en contexte américain ; il parcourt les jalons historiques, sociologiques, littéraires et éditoriaux de la prise de conscience aux États-Unis de « la ligne de partage des couleurs » selon l’expression de W. E. B. Du Bois.

Julien Bogousslavsky et Kitty Maryatt se lancent à la poursuite du Transsibérien, réactualisant l’inventaire des exemplaires en circulation, engagé dans l’exposition de Montricher2avec les éléments descriptifs et les envois, les lieux et dates de vente qui permettent d’en retracer le cheminement. C’est un apport précieux offert aux bibliophiles, historiens du livre et à tous les amateurs, au sens étymologique, éblouis par le lyrisme de la couleur et par les aventures souterraines de ces exemplaires d’exception. Avis aux chercheurs de trésors ! Anne Pitteloud, autrice et journaliste, a réactualisé d’une autre façon le grand poème de Blaise : ses images, ses rythmes lui permettent de re-parcourir à grandes guides l’aventure qui fut la sienne avec trois compagnons de voyage, dans un train qui allait de Moscou vers la Crimée. Nous y reconnaîtrons comme autant d’escales des vers familiers, un itinéraire et des noms de villes qui scandent un voyage aussi cruel que celui de Blaise, des rythmes qui jouent sur le même registre émotionnel et c’est nous rappeler aussi que ce que nous lisons continue de nous écrire ou, au moins, de nous servir de clé pour déchiffrer notre aventure de vie.

Curieux des mille façons d’être au monde, des rites et des transferts culturels, Cendrars, homme-orchestre au Bureau des inventions (Claude Leroy), l’est tout autant des produits de l’industrie humaine et de ce qu’ils deviennent aux mains des artistes, sous le regard des poètes. Qu’aurait fait Cendrars fasse aux nouvelles technologies ? Aurait-il été un adepte des réseaux dits « sociaux », un utilisateur de Wikipedia, un blogueur manipulant les taux de consultation de son site pour le placer en tête de liste, distribuant des like et dislike à tout-va ? C’est difficile à imaginer et la question paraîtra vaine. Son émerveillement devant la caméra, la TSF, le dictaphone, l’avion ne permet guère d’inférer son attitude face à l’ordinateur, au téléphone portable, internet ou Chatgpt ; son désir de publicité n’est pas nécessairement soluble dans le narcissisme tiktok, ni son goût de la provocation et de la fiction dans l’industrie mondiale des fake news. Selon les époques et les 13grands événements qui les traversent, les innovations techniques, tributaires de la façon dont les sociétés humaines s’en emparent et se transforment à leur usage, n’engagent pas les mêmes présupposés éthiques ou idéologiques. Nous avons préféré dans le dossier central de ce volume nous en tenir au vérifiable et étendre notre connaissance de l’œuvre de Cendrars vers les modes d’expression artistique et les moyens d’information et de communication propres au xxe siècle, vers ces nouvelles techniques qui ont ouvert à l’art d’autres supports. BlaiseMedia3 avait déjà exploré la création extra-littéraire de Blaise Cendrars : émissions radiophoniques, tentatives cinématographiques, adaptations ; il restait à contextualiser ce qu’avait été son usage personnel de la radio, du cinéma, de la photographie, sa relation personnelle au son et à l’image parmi les possibilités contemporaines. Comment se les était-il appropriés, en usager ou en créateur ? Quelle place lui avait-on réservé dans les années d’après-guerre ? La première saison du séminaire lancé par Marie-Paule Berranger et Myriam Boucharenc en 2022, « Faire création de tout » : Cendrars multimédial, a nourri les articles proposés ici4.

« Intermédial », « transmédial », « multimédial » (Birgit Wagner) ? En reprécisant ces termes en interférence, aux emplois et présupposés distincts cependant, les spécialistes du son au théâtre (Marie-Madeleine Mervant-Roux) et de la radio (Pierre-Marie Héron), de l’adaptation du récit et de la diction du poème sur les ondes ou sur la scène dressent le tableau précis des conceptions radiophoniques entre les années trente et soixante, et situent les émissions consacrées à Cendrars dans ces programmes que suivaient des millions d’auditeurs. Ils ont retrouvé les voix des comédiens qui les faisaient vivre pour un public populaire (Roger Blin, Bernard Blin, Roger Chandeau, Marcel Herrant, Odette Aslan, Serge Reggiani, Jean Martinelli, Jean Servais, Michel Bouquet, Jean Topart, François Billetdoux…), consulté les supports associés et ont pu parfois documenter les conditions de financement. C’est l’occasion de redécouvrir quelques figures menacées d’effacement comme Paul Deharme, Paul Gilson ou Nino Frank, Albert Rièra, Alain Trutat, Raymond Rouleau…, de s’intéresser en même temps qu’aux transferts techniques et au changement des supports à la façon dont Cendrars imagine les environnements sonores, entend et dit la poésie et dont ses textes sont 14réinvestis, pour le meilleur et le pire, au fil des esthétiques successives. À défaut de pouvoir faire entendre au lecteur les enregistrements qu’ils ont collectés pour les auditeurs du séminaire dans les archives de l’INA, ils ouvrent les coulisses de ce qui, entre la page et la scène, est apparu aux poètes de la première moitié du siècle comme un espace inespéré pour la diffusion de la poésie. Du haut lyrisme à la familiarité de comptoir, de l’illustration sonore à l’allusion, on verra comment la voix et la diction des comédiens, la musique, les bruitages orientent la réception des Pâques, de son découpage en séquences-types à sa re-création (Marion Chénetier-Alev) ; quant à la lecture du Transsibérien, elle met en question l’idée même d’une diction « purement poétique », par le déport vers d’autres modèles, que ce soient ceux du récitatif, du reportage, du monologue théâtral (Céline Pardo), et montre ce que peut produire pour la poésie le passage du recueil aux ondes, de la voix intérieure à la voix entendue.

En attendant la publication de la deuxième saison du séminaire, sur la musique et la chanson, le cinéma et la photographie, nos rubriques « Chroniques » et « Comptes rendus » offrent quelques curiosités : un roman-somme comme Blaise les aime (Claude Leroy), un philosophe qui n’a pas vu le temps passer sur ses lectures de jeunesse (Christine Le Quellec Cottier), une exposition à la Morgan Library qui arbore le nom de Cendrars sans qu’on sache nécessairement, en la parcourant, ce qu’il fait là (Jay Bochner), enfin sur une péniche amarrée sur la Seine, un couple d’artistes-éditeurs néerlandais sulfureux qui fait de Blaise Cendrars un personnage haut en couleur (Thierry Jugan). Les recensions des événements et des publications qui ont mis Blaise Cendrars à l’affiche, comme l’inlassable curiosité des lecteurs et des chercheurs confirmeront la vitalité d’une œuvre ouverte, riche de significations et de créations en devenir."

Marie-Paule Berranger

Présidente de l’AIBC

Paris

Christine Le Quellec Cottier

Directrice du CEBC

Berne et Lausanne