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Qu'est-ce qu'un lecteur philosophe? (Bordeaux & en ligne)

Qu'est-ce qu'un lecteur philosophe? (Bordeaux & en ligne)

Publié le par Vincent Ferré (Source : Stéphanie Péraud-Puigségur)

Qu’est-ce qu’un lecteur-philosophe ? 

Appel à communications pour un séminaire de recherche

 À la croisée de la philosophie, de la littérature et de la didactique, la réflexion collective que nous proposons autour du « lecteur-philosophe » vise à conceptualiser cette notion pour en explorer la fécondité et ouvrir de nouvelles perspectives de recherche interdisciplinaires. 

En 1768, dans la sixième édition de ses Essais sur divers sujets de littérature et de morale, l’abbé Trublet formule l’un des paradoxes que nous souhaiterions interroger. Selon lui, il existe bien une manière philosophique de lire les pièces de théâtre et les romans « qui fait, pour ainsi dire, changer la nature de ces ouvrages » : « Ils deviennent des livres philosophiques entre les mains d’un lecteur Philosophe ; ils le font et sentir et penser. En réfléchissant sur les sentiments qu’ils excitent en lui, en cherchant les causes de son plaisir, il s’instruit sur la nature de l’art qu’on a employé pour lui plaire ; et, ce qui est bien plus important encore, il apprend à se connoître lui-même, à connoître l’homme[i]. » Paradoxalement, dans le même ouvrage, au chapitre consacré à la lecture, Trublet distingue les lecteurs qui se laissent remuer vivement, du « lecteur philosophe », capable de « démêler les différences délicates qui sont entre les objets[ii] » et qui ne se laisse pas rebuter par des propos un peu abstraits. 

Ces tensions entre une lecture raisonnante et distanciée et une lecture plus sensible et émotionnelle sont au cœur des réflexions actuelles sur la lecture littéraire (Dufays, 2015). Elles nous interrogent aussi sur la part respective du jugement rationnel et de l’affect ou de la sensibilité dans la réception des textes du corpus philosophique, et au-delà dans la formation des citoyens (Nussbaum, 2010). Nous sommes ainsi encouragés à élargir notre attention accordée à la « matière » ou au contenu conceptuel et théorique des textes philosophiques et à prendre en considération leur « manière », soit l’écriture des philosophes et ses effets sur leurs lecteurs. Une telle réflexion nous invite également à étudier plus avant les enjeux philosophiques de certains textes littéraires, par exemple les contes des Lumières, destinés à un public adulte éclairé (Fourgnaud, 2016) ou certains textes relevant de la littérature dite de jeunesse, et, in fine, à nous interroger sur la portée philosophique de l’expérience de lecture elle-même.

On le voit, le chantier est vaste et invite à un questionnement sur la poétique et sur la réception des textes littéraires et philosophiques pour imaginer de nouvelles approches didactiques et pédagogiques en vue de former un lecteur plus actif, plus éclairé et plus critique.

Dès lors, nous identifions deux perspectives problématiques complémentaires.

Dans le prolongement de la remarque de l’abbé Trublet, la première porte sur la lecture philosophique de textes qui ne se présentent pas d’emblée eux-mêmes comme philosophiques (fiction, théâtre, poésie, etc.). Faudrait-il être déjà un peu philosophe pour lire philosophiquement ces textes ? Comment caractériser cette lecture philosophique ? Consiste-t-elle, par exemple, à chercher dans les livres une meilleure connaissance de soi et partant à mieux vivre ? Ou encore à créer des perspectives inédites sur la réalité ou de nouvelles façons de la questionner ? Certains de ces textes ou de ces genres identifiés comme non-philosophiques seraient-ils plus favorables que d’autres à une lecture philosophique ? Pourrait-on dégager des poétiques propices au développement d’un lecteur-philosophe ? Enfin, la lecture de ces œuvres littéraires serait-elle une façon plus accessible, notamment pour le jeune public, de s’emparer de questionnements philosophiques déployés de façon abstraite et conceptuelle dans le corpus philosophique institué, tel qu’il apparaît par exemple dans les programmes scolaires ou universitaires[iii] ?

Depuis au moins le colloque fondateur consacré au « sujet lecteur » (Rouxel et Langlade, 2004), les didacticiens de la lecture littéraire ont théorisé et encouragé des pratiques propices au développement de l’autonomie critique des élèves (Ahr, 2018), ce qui passe par l’expression de leurs réactions personnelles, autrement dit par la prise en compte du « texte du lecteur » (Mazauric, Fourtanier, Langlade, 2011). Plus précisément, la lecture littéraire est dorénavant entendue comme un processus dialectique (Dufays, 2015), mobilisant conjointement les émotions et la raison des lecteurs au sein d’une « communauté interprétative » (Citton, 2007). La visée anthropologique de la littérature, dont la rencontre est considérée comme fondamentale dans le développement de l’enfant et de l’adolescent, apparaît désormais dans les programmes scolaires du collège[iv], du lycée général et technologique[v] et du lycée professionnel[vi]. Le tournant « éthique » de la didactique de la littérature (Rouvière, 2018 ; Louichon, 2018) a permis d’assoir théoriquement le lien entre littérature et questionnement des valeurs, tout en proposant des mises en œuvre pédagogiques nouvelles. L’étude de textes fictionnels ou poétiques à vocation réflexive, éthique voire protreptique à destination d’un jeune public, comme en témoigne le développement actuel de la littérature de jeunesse dans ce domaine, invite dorénavant à convier les jeunes générations à d’autres cheminements philosophiques que ceux permis par les textes du corpus issu des programmes de philosophie du lycée. Les travaux de Dominique Bucheton, Yves Soulé et Michel Tozzi (2008), d’Edwige Chirouter (2015, 2019) ou de Nathalie Prince (2019, 2021), entre autres, nous aident à penser de concert littérature et philosophie au profit de nouvelles pratiques didactiques et pédagogiques. 

La seconde perspective identifiée considère que certains textes philosophiques eux-mêmes peuvent contribuer, du fait de leur écriture spécifique, à la formation de lecteurs-philosophes. Elle consiste donc à déplacer notre attention habituellement exclusivement centrée sur les thèses ou les concepts des philosophes pour nous intéresser de beaucoup plus près à l’écriture des textes philosophiques. L’enjeu est de comprendre comment celle-ci peut faciliter l’appropriation des gestes intellectuels caractéristiques de telle ou telle école philosophique par le lecteur, notamment via la médiation de personnages conceptuels présents au sein de ces écrits. Dans cette perspective, la philosophie n’est pas réductible à un ensemble figé de concepts et de thèses, mais elle se pense désormais comme un ensemble de pratiques discursives prenant notamment la forme de gestes éthiques, politiques et esthétiques visant à agir sur les lecteurs, à les former philosophiquement et, ainsi, à les faire agir sur la réalité (Péraud-Puigségur, 2022).

On peut, pour ce faire, s’appuyer sur un champ de recherche soucieux d’étudier les modes d’expression spécifiques de la philosophie ou certaines grandes opérations discursives à l’œuvre dans les textes des philosophes[vii]. Le GrADPhi (Groupe d’analyse du discours philosophique[viii]), collectif pluridisciplinaire de chercheurs initié par Frédéric Cossutta en 1993 s’est ainsi successivement attaché à l’argumentation, au régime de l’image et de la fiction (Temmar, 2013), au statut du dialogue comme genre (Cossutta, 2005) ou de la polémique, à la question du style ou des vies des philosophes (Cossutta, Delormas, Maingueneau, 2012), ou aux formules philosophiques (Cicurel, Cossutta, 2014), tels qu’ils apparaissent dans les textes des philosophes. Ces chercheurs philosophes, linguistes, spécialistes d’analyse des textes et discours ou historiens de la philosophie fournissent ainsi des outils et des méthodologies féconds pour analyser et comprendre la portée pédagogique de l’écriture philosophique elle-même. La question devient dès lors : comment la forme même de certains textes, qu’ils soient dits philosophiques ou littéraires, participe-t-elle directement ou indirectement de la formation de lecteurs-philosophes en leur faisant expérimenter par la lecture certains gestes ou certaines postures caractéristiques de telle ou telle philosophie ? Par lecteurs-philosophes, nous entendons ici des lecteurs qui ne sont pas nécessairement des philosophes revendiqués ou reconnus comme tels, mais qui se présentent comme des lecteurs ordinaires formés par la lecture de ces œuvres à la pratique de certains gestes intellectuels originaux, leur permettant de développer un rapport plus critique et réflexif à eux-mêmes, à autrui, au commun, au savoir et à l’autorité. 

L’originalité de la démarche proposée consiste à prendre appui sur une grande diversité de textes, philosophiques, littéraires, théoriques, et à constituer une « communauté de lecteurs » prêts à mettre à l’épreuve leurs lectures de ces textes, afin de tenter collectivement, selon une démarche expérimentale, de construire le concept de « lecteur-philosophe ». En partageant leurs propres expériences de lecteurs et en se saisissant des ressources théoriques issues des différents champs de recherche évoqués, ils seront amenés à réfléchir sur l’effet de formation philosophique de divers types de lectures.

La méthode envisagée est la suivante : en amont de chaque séance de séminaire, le ou les communicant(s) proposeront un ou plusieurs textes qui

-       représentent, définissent ou problématisent ce qu’est un « lecteur philosophe » 

-       ou contribuent par leur forme même à l’émergence ou à la formation intellectuelle et/ou sensible de celui-ci.  

Ils pourront en proposer leur lecture et expliciter les raisons de leur choix avant discussion avec les participants au séminaire.

L’enjeu est de constituer ainsi une anthologie de textes, à partir de laquelle nous pourrons penser ensemble les modalités énonciatives et discursives, tout comme les questions et paradoxes que soulève la notion de lecteur-philosophe. Ce travail collectif pourrait donner lieu à une publication où ces différents textes seraient assortis d’une présentation et d’une analyse par les participants qui les ont proposés, enrichie par les échanges que permettra le séminaire. 

Les hypothèses que nous souhaiterions ainsi mettre à l’épreuve sont les suivantes : 

-       Les textes permettant l’émergence d’un lecteur-philosophe peuvent être des textes dits littéraires aussi bien que philosophiques : ce qui compte donc, au-delà de cette division disciplinaire ou d’un découpage selon les genres de texte, c’est bien d’explorer des écritures participant de la formation philosophique du lecteur, en lui faisant expérimenter certains gestes intellectuels ou en lui faisant adopter certaines postures dialogiques et réflexives. 

-       Les textes qui mobilisent ou construisent un lecteur-philosophe sont des textes résistants, volontiers contradictoires, voire hermétiques au premier abord, qui ne laissent pas prise à une appropriation univoque ou dogmatique, et qui laissent une place privilégiée au dialogue, aux implicites, aux incongruités pour solliciter intellectuellement et sensiblement le lecteur et le mettre en position active et critique.

-       Il est possible d’identifier certains critères permettant de distinguer les lectures philosophiques d’autres qui n’en seraient pas, à partir de l’effet produit par cette lecture sur le discours du lecteur, ou sur son rapport au texte ou aux discours d’autorité, par exemple. 

L’objectif est donc de chercher, au-delà des publics visés, des découpages disciplinaires ou académiques, des différences formelles liées aux genres et aux styles des textes étudiés, à définir et à comprendre une expérience commune. En ce sens, les séances de séminaire se veulent un espace de partage et d’échanges ouvert aux chercheurs, aux enseignants, aux étudiants, mais également à tous les lecteurs curieux et intéressés. Les textes choisis peuvent être issus de champs disciplinaires différents : théories de la lecture et de la littérature, correspondances et autobiographies de lecteurs, scènes de lecture représentées en littérature et en littérature de jeunesse, mais également dans d’autres formes artistiques, textes de philosophes s’interrogeant sur leur propre pratique de la lecture ou de l’écriture, ou textes philosophiques dont la forme originale participe activement de la formation d’un lecteur-philosophe, etc.

Les propositions (5000 signes espaces comprises) seront accompagnées d’une bibliographie, d’une courte bio-bibliographie et éventuellement d’un ou deux extraits de texte qui pourraient servir d’appui à la communication proposée dans le cadre du séminaire. Les envois sont à adresser à lecteurphilosophe@u-bordeaux.fr pour le 1er octobre 2024. 

 Responsables du séminaire :

Magali Fourgnaud et Stéphanie Péraud-Puigségur.

Lieux du séminaire : INSPE Académie de Bordeaux et en hybride

Organisation : SPH, INSPE Académie de Bordeaux, Université de Bordeaux, avec le soutien du Collège international de philosophie.

Bibliographie indicative

Fabula-LhT, n° 1, fév. 2006 : "Philosophes lecteurs"

Ahr Sylviane (dir), Former à la lecture littéraire, Futuroscope, Canopé Éditions, 2018.

Brillant Rannou Nathalie, Le Goff Jean-François, Fourtanier Marie-José, Massol Jean-François (dir.), Un Dictionnaire de didactique de la littérature, Paris, Honoré Champion, 2020.

Bucheton Dominique, Soulé Yves, Tozzi Michel, La Littérature en débats. Discussions à visées littéraire et philosophique à l’école, CRDP de l’académie de Montpellier, 2008.

Chirouter Edwige, L’Enfant, la littérature et la philosophie, Paris, L’Harmattan, 2015.

Chirouter Edwige et Prince Nathalie (dir.), Philosophie (avec les enfants) et littérature (de jeunesse) : Lumières de la fiction, Paris, Éditions Raison publique, coll. « Philosophie et littérature », 2019.

Cicurel Francine, Cossutta Frédéric, Les formules philosophiques. Détachement, circulation, recontextualisation, Limoges, Lambert-Lucas, 2014.

Citton Yves, « Puissance des communautés interprétatives », préface à Stanley Fish, Quand lire, c’est faire, Paris, éditions des Prairies ordinaires, 2007, p. 5-27.

Citton Yves,, Gestes d’humanités, Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Paris, Armand Colin, 2012.

Cassou-Noguès Pierre, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Paris, Seuil, 2010.

Clément Bruno, Le Récit de la méthode, Paris, Seuil, 2005.

Cossutta Frédéric, (éd.), L’Analyse du discours philosophique, Langages, n° 119, sept. 1995, Paris, Larousse.

Cossutta Frédéric, (éd.), Le dialogue : introduction à un genre philosophique, Villeneuve d’Ascq, Presses du septentrion, 2005

Cossutta Frédéric, Delormas Pascale & Maingueneau Dominique (éds.) La vie à l’œuvre. Le biographique dans le discours philosophique, Limoges, Lambert-Lucas, 2012.

Dufays Jean-Louis, « La lecture littéraire : une notion plurielle », dans Dufays Jean-Louis, Gemenne Louis et Ledur Dominique, Pour une lecture littéraire. Histoire, théories, pistes pour la classe [1996], Bruxelles, De Boeck, 2015.

Duflo Colas (dir.), Fictions de la pensée, pensées de la fiction. Roman et philosophie aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Éditions Hermann, 2013.

Fabre Michel, L’enfant et les fables, Paris, PUF, 1989.

Ferrand Nathalie, Livre et lecture dans les romans français du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 2002.

Fourgnaud Magali, Le Conte à visée morale et philosophique, de Fénelon à Voltaire, Paris, Garnier, 2016.

Louichon Brigitte et Sauvaire Marion, Le tournant éthique en didactique de la littérature, Repères, n° 58, 2018. 

Mattéi Jean-François, (dir.), Le discours philosophique. Encyclopédie Philosophique Universelle, tome IV, 1998, Paris, PUF.

Mazauric, Catherine, Fourtanier, Marie-José et Langlade, Gérard (dir.), Le Texte du lecteur, Bruxelles, Peter Lang, 2011.

Nussbaum Martha, Les Émotions démocratiques. Comment former le citoyen au XXIe siècle ? [Not for profit. Why Democracy Needs the Humanities [2010], trad. Solange Chavel, Paris, Climats, 2011.

Peraud-Puigsegur Stéphanie, Gestes, figures et écritures de maîtres ignorants. Platon, Montaigne, Rancière, Limoges, Lambert-Lucas, 2022.

Prince, Nathalie, La Littérature de jeunesse, 3ème édition revue et augmentée, Paris, Armand Colin, hors collection, 2021. 

Pujol Stéphane, Le Dialogue d’idées au dix-huitième siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2005.

Rouvière Nicolas, Enseigner la littérature en questionnant les valeurs, Berlin, Peter Lang, 2018.

Szendy Peter, Pouvoirs de la lecture, Paris, La Découverte, 2022.

Temmar Malika, Le recours à la fiction dans le texte philosophique, Limoges, Lambert-Lucas, 2013.

Volpilhac Aude, Scènes de lecture : de Saint-Augustin à Proust, Paris, Folio Classique, 2019.

  

[i] Trublet Nicolas Charles Joseph, Essais sur divers sujets de littérature et de morale, sixième édition revue et corrigée [1ère éd. 1735], t. 2, « De l’esprit », chap. I, § VI, Paris, Briasson, 1768, p. 303-304.

[ii] Ibid., p. 28-29.

[iii] https://eduscol.education.fr/1702/programmes-et-ressources-en-philosophie-voie-gt

[iv] BOEN n° 25 du 22 juin 2023 (cycle 3) ; BOEN n° 31 du 30 juillet 2020 (cycle 4).

[v] BOEN n°18 du 30 avril 2020.

[vi] BOEN spécial n° 5 du 11 avril 2019.

[vii] On trouvera ici une bibliographie raisonnée de ce champ de recherche réalisée par les membres du Gradphi :  https://gradphi.hypotheses.org/785

[viii] https://gradphi.hypotheses.org