Ce roman considérable, et premier livre de son auteur, parut en 1906. Salué dès sa parution par un des plus grands critiques allemands de l’époque, Alfred Kerr, il fut le seul succès de Robert Musil de son vivant.
Ce qui intéresse Musil dans son livre, c’est la nature des troubles auxquels la sensibilité hors du commun de Törless est exposée. Sensibilité mise à l’épreuve, au sein de l’Institut, une école privée de la fin de la monarchie en Autriche-Hongrie, par deux de ses congénères (Beineberg et Reiting), que Musil qualifiera plus tard de « dictateurs in nucleo », dont l’ambition jette son dévolu sur une victime : Basini, auteur d’un vol, auquel ils feront subir notamment des sévices sexuels. Törless, quant à lui, ne s’identifiera jamais ni à cette ambition ni aux souffrances de la victime ; cependant, ce que les tortionnaires ressentent et ce qu’éprouve la victime l’interrogent…
Mais c’est aussi, bien au-delà, le langage, la vie sous tous ses aspects qu’il voit et ressent différemment, que le jeune Törless questionne jusqu’à l’égarement en son for intérieur. Et ce livre, comme l’indique le traducteur, peut être aussi considéré comme un portrait du poète en jeune homme, à proximité de Joyce que Musil admirait, mais duquel il s’éloigna par son écriture qui se peut rugueuse, brutale, noir sur blanc pourrait-on dire, autant que réflexive et sensuelle, ce dont cette nouvelle traduction de Dominique Tassel, soixante-trois ans après la version qu’en donna Philippe Jaccottet en 1960, rend remarquablement compte.
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Citation : « Car notre vie n’est rien d’autre que poser des jalons et sautiller de l’un à l’autre, franchissant tous les jours plus de mille secondes de mort. Nous ne vivons, pourrait-on dire, qu’aux points de repos. Raison pour laquelle nous avons une peur si ridicule de la mort irrévocable, car elle est par définition l’absence de jalon, l’abîme incommensurable dans lequel nous tombons. » (p. 176).
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Extrait de la préface : « Le talent du romancier est ici de relier une interrogation fondamentale sur le langage et les désarrois classiques de l’adolescence. Musil choisit un mot générique pour qualifier dans le titre de son roman ce qu’il arrive à son personnage principal : Verwirrungen. Mot qu’on retrouve à de multiples reprises tout au long du texte sous diverses formes : non seulement substantif comme dans le titre mais aussi verbe, adverbe ou adjectif. D’où l’importance d’un choix de traduction qui va guider la lecture. Il s’agit d’un côté d’états psychologiques, dont le mot français “désarroi” rend bien compte, ou à d’autres moments du texte de “confusion”, d’“embrouillement” etc. Soit que le personnage soit lui-même en état de désarroi, de confusion soit que cet état le conduise par exemple à “embrouiller” des choses simples aux yeux des professeurs qui le jugent à la fin. Si j’ai finalement choisi le mot “égarement”, c’est que celui-ci comme le mot allemand ne qualifie pas seulement des états mais aussi des actes. […] » — Dominique Tassel
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On peut lire sur en-attendant-nadeau.fr un article sur cette nouvelle traduction :
"Un nouveau Törless", par Marianne Dautrey (en ligne le 30 janvier 2024)
Effet du hasard ou lucidité d’éditeur, les éditions La Barque proposent une nouvelle traduction des Désarrois de l’élève Törless, signée Dominique Tassel. Elle vient percuter de plein fouet notre actualité. Son titre est devenu Les égarements de l’élève Törless et son texte, rendu à l’âpreté, à la rudesse de la langue de Robert Musil, révèle subitement combien la tension de ce récit saisissant tient au rapport entre le geste destructeur de son auteur, d’une ironie cinglante, et la construction d’un conte philosophique et spéculatif ouvert sur les possibles de l’être humain, par gros temps.