Nouvelle Revue d’Esthétique, Presses Universitaires de France
Appel à articles : « Kitsch : mondes en toc »
Numéro co-dirigé par Léo Pinguet et Christophe Genin
Notre monde est aujourd’hui saturé de kitsch. Le kitsch n’affecte plus seulement des choses, des êtres, des décors, il renvoie plus globalement à des situations, des ambiances. Comment mieux définir le kitsch sinon par ce qui semble lui tenir de slogan : « voir le monde en rose » ? Cette extension du domaine du kitsch semble rejoindre celle des clichés. Eux-aussi ne désignent plus seulement des idées-reçues, des formules, des images, sans composer des mondes alternatifs qui infiltrent notre monde jusqu’à le phagocyter. De la conjugaison des deux phénomènes se dégage un sentiment dérangeant de banalisation, d’usure, d’exagération mais surtout de facticité.
Tout le monde est contre la fausseté. Et pourtant tout se passe comme si la dénonciation polémique, à l’origine même des termes, accompagnait plus qu’elle ne la contient la prolifération du kitsch et des clichés. C’est peut-être que leur critique postule toujours que leurs mondes en toc remplacent un monde réel, unique et commun, un monde perdu, original et virginal, qu’il s’agirait de retrouver. Les Lumières, en leur temps, furent confrontées aux limites de leur critique du préjugé : cet infâme à écraser était à la fois une souillure indécrottable de l’esprit humain, nécessaire à la vie en ce bas monde. Voltaire, lui-même, le répudiait tout en le recommandant aux bonnes mœurs du peuple. La situation est-elle si différente avec le kitsch et les clichés ? En quoi une telle aporie critique nous invite-t-elle à repenser kitsch et clichés comme des manières de faire, défaire et refaire des mondes ?
Envisagée comme participant de la métaphysique et de l’épistémologie, l’esthétique est peut-être le lieu idéal d’un tel questionnement. Kitsch et clichés sont-ils en effet autre chose que des phénomènes appréciés par une certaine structure de l’expérience et du goût dont participe notre langage ? En quoi alors leur grammaire en préforme-t-elle l’expérience esthétique et la manière de les penser ? Au sein même de l’esthétique, l’usage privilégié de la notion de kitsch interroge : pourquoi lui seul a-t-il été conceptualisé comme catégorie esthétique ? Pourquoi considérer le kitsch comme qualité ressentie, subjective, et les clichés comme ersatz substantiels, unités objectives, alors même que le premier renvoie à des mondes physiques saturés d’objets, et que les seconds renvoient plutôt à des univers mentaux ?
Kitsch et clichés ont un air de famille. De fait, les deux termes naissent à la même époque – fin XIXe siècle ; ils partagent une origine topologique – l’atelier d’imprimerie. Les deux phénomènes, eux, semblent produits par le même monde – du machinisme, du mercantilisme et de la consommation de marchandises sérialisées, toute une kulturindustrie qui culmine dans cet espace fantasmagorique par excellence, qu'on dit sans tradition, au projet esthétique et politique préjugé par l'Europe étroitement critique : l’Amérique. Mais qu’en pense-t-on en dehors de ce dialogue occidentalo-centré : en Inde, en Chine, au Japon, pour ne citer que ces grands pays producteurs et consommateurs de kitsch et de clichés ? Identifie-t-on les phénomènes avec les mêmes mots, la même trame catégorielle, les expérimente-t-on, les pense-t-on et les juge-t-on de la même manière ?
Car, pour en rester à l’Occident, la familiarité de façade ne doit pas masquer l’étrangeté qui distingue kitsch et clichés. On peut en faire la généalogie et remarquer que la notion de « kitsch » naît en Allemagne, dans le contexte d’une industrialisation retardataire et sa nostalgie pastorale ; le mot « cliché », en France, dans le contexte de la modernité bourgeoise et la pompe du Second Empire. On peut aussi étudier la distinction de manière topographique : au kitsch, les mondes boutiquiers du tourisme, de la bondieuserie et de leurs objets souvenirs, plus tard des arts décoratifs et des arts plastiques ; aux clichés, les mondes médiatiques et narratifs, du journalisme, de la littérature, de la politique et de leurs formules langagières, plus tard de l’image, photographique, cinématographique et vidéo-ludique.
De tels partages sont-ils essentiels ou accidentels ? Quels discours et quelles œuvres les façonnent ? Quels autres les remettent en cause ? En quoi les mondes de l’art et leurs usages du kitsch et des clichés – parfois consensuels, parfois singuliers (on pensera par exemple au camp) – peuvent-ils participer d’un renforcement ou d’une mise en suspens de ce préconçu esthétique qui informe l’expérience comme les notions ? Enfin, comment certaines œuvres d’art suggèrent-elles des manières de faire monde avec le kitsch et les clichés, manières qui ne se réduisent pas à la tentative polémique de leur dénonciation et de leur éradication ? Peut-être ne faut-il plus alors se demander : qu’est-ce que le kitsch ou qu’est-ce que les clichés ? Mais plutôt : quand y-a-t-il kitsch, quand y-a-t-il clichés ? Et où y-a-t-il kitsch, où y-a-t-il clichés ? Et comment opèrent les interférences entre leurs mondes ?
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Modalités de soumission
Les propositions d’article pour ce n° 34 de la Nouvelle Revue d’Esthétique, « Mondes des clichés et du kitsch », seront envoyées par mail au format Word avant le 15 avril à Léo Pinguet (pour tout renseignement complémentaire s’adresser également à lui) à l’adresse suivante : leopinguet@gmail.com ainsi qu’à Christophe Genin (christophe.genin@univ-paris1.fr) et à Dominique Chateau (chateaudominique@mac.com).
Plus précisément, l’envoi comprendra :
- le texte d’un article de 25 000 signes maximum, espaces compris, sans compter les notes ; celles-ci, en nombre le plus restreint possible, devront être limitées à l’indication des références ;
- un résumé de 300 mots maximum en français et en anglais ;
- une présentation succincte de l’auteur(e) ou des auteur(e)s de 100 mots maximum.
Les articles reçus pour cette rubrique « Études » seront anonymés en vue d’une double évaluation par le comité de rédaction de la Nouvelle Revue d’Esthétique. À l’issue de cette expertise, les auteur(e)s des propositions recevront l’avis du comité éventuellement assorti de remarques.