Appel à contributions pour le nº36 de Post-Scriptum :
Pratiques de l’hésitation : pour une observation des tremblements
Si, p. ex., quelqu’un disait « je ne sais pas s’il y a là une main », on pourrait dire : « Regarde de plus près ». – Cette possibilité de se convaincre de quelque chose fait partie du jeu de langage. (Wittgenstein 1969, 16)
Depuis, j’ai tout oublié de l’inconnu, mais le timbre de sa voix, au creux de cette houle, résonne encore en moi. Émoi définitivement présent :
– Ma main en tremble encore, disait-il, regardez! (Djebar 1985, 162)
—
Pour célébrer les vingt ans de la revue Post-Scriptum, ce prochain numéro désire s’attarder aux pratiques comparatistes sous l’angle de leurs hésitations, qu’elles performent tour à tour par l’insubordination apparente de leur mouvement transdisciplinaire, ou par leur inconfort devant une pratique totalement affirmative, dont la rationalité serait attestée par la maîtrise d’un regard assuré.
En-deçà de nos incertitudes, une interrogation : « comment savoir ? »
Face à une généalogie philosophique du doute, socle d’un rationalisme cartésien et première étape vers la seule certitude du cogito, une parole hésitante se distingue, parallèle. Si le doute s’inscrit par une pensée désincarnée où le corps devient l’objet d’un soupçon, l’hésitation perce et s’insinue, indéniable, comme un symptôme physique, une affectation verbale, un regard qui divague. Il faudrait ainsi suspendre l’instant du flottement indécis, le temps de s’attarder aux voix qui trébuchent et aux doigts qui s’agitent. C’est seulement alors que l’hésitation peut s’observer comme un geste interprétatif conscient de ses réécritures, attentif aux dangers d’une simplification de réalités complexes par l’expression d’une connaissance. « There is, in other words, always “more” to and of reality that we can ever imagine. » (Gordon 2006, 46) L’incertitude peut alors apparaître comme un antidote à la schématisation d’une déclaration convaincue, différant le moment de son entrée dans le langage, alors que l’illumination se frotte à l’imperfection de son expression.
Pourtant, l’hésitation possède elle-même ses ambivalences. Elle peut désigner d’une part l’expérience d’une scène sociale dont la navigation se fait tâtonnante, et se présente alors comme une prise de conscience paralytique où le chemin emprunté n’est plus celui de la fluidité des réflexes ou du tout-tracé normatif (Ahmed 2006, 102). Elle signale l’absence du mode d’emploi, la conscience du stigmate (Goffman 1963) ou pointe vers la négativité d’une action impossible, en doutant d’une capacité d’agir qui anticipe son échec. Iris Marion Young développe par exemple une critique phénoménologique des procédés de socialisation genrée menant à une « motilité féminine [feminine motility] » où l’hésitation apparaît comme le symptôme d’une surconscience de soi et d’une expérience d’un corps en tant qu’objet (2005). Tout autant, par la pratique consciente de l’hésitation peut se distinguer une ruse, comme le propose Alia Al-Saji, ouvrant la porte à une perturbation des discours d’objectification par la réinscription d’une responsabilité éthique où est interrogée l’évidence d’une vision hégémonique (2014).
Et si elle se conçoit souvent comme le moment précédant la décision ou, tel que le discute Ricoeur (1950, 177-186), comme son simple ajournement, on peut pourtant distinguer dans l’hésitation le refus d’une injonction au choix. Devant le dilemme, patienter déploie une option supplémentaire, entrebâille le réservoir des possibilités et fait coexister les alternatives. Hésiter n’est plus alors l’attente d’une déclaration, mais prend la forme de l’acte. « Car l’incertitude personnelle n’est pas un doute extérieur à ce qui se passe, mais une structure objective de l’évènement lui-même, en tant qu’il va toujours en deux sens à la fois, et qu’il écartèle le sujet suivant cette double direction. » (Deleuze 1969, 11-12).
Qu’en est-il des œuvres hésitantes ? Au cinéma, on peut penser aux créations improvisées de Jacques Rivette (L’amour fou, 1969; Out 1, 1971); aux gestes de Jeanne Dielman (Chantal Akerman, 1975) qui perdent peu à peu leur assurance machinique; à la pratique documentaire comme captation des moments d’hésitation par l’absence d’un scénario prédéterminé (Minh-ha, 1999). En littérature, on peut référer aux ratures et aux réécritures peuplant les journaux (Kafka, le 25 janvier 1922, écrit dans le sien : « Ma vie, c’est hésiter à naître. »); aux formes narratives qui promeuvent la multiplicité des lectures, par leur ambiguïté interprétative ou par leur discontinuité formelle (dans le cheminement labyrinthique du Marelle de Cortázar [1963], par exemple); aux personnages hésitants et aux immobilités narratives (des mouvements oscillants des Tropismes de Sarraute [1939] jusqu’aux refus immuables de Bartleby). Le geste de traduction impose lui aussi ses incertitudes, alors que la posture liminaire d’un entre-deux-langues dévoile les troubles d’une expression qui ne va plus de soi. « J’étais souvent dégoûtée par les gens qui parlaient couramment leur langue maternelle. Ils donnaient l’impression de ne pouvoir penser et éprouver que ce que leur langue mettait tant de promptitude et de complaisance à leur offrir. » (Tawada 2001, 9) Puis la fiction se distingue elle-même comme un potentiel vacillement, s’opposant à une action concrète sur le réel. « La représentation comme cas limite d'un engagement dans la réalité, comme résidu d'un acte suspendu et hésitant, la représentation comme le raté de l'action […]. » (Levinas 1971, 182).
—
Les propositions peuvent porter, sans devoir s’y limiter, sur les thèmes suivants :
· Pratiques théoriques hésitantes, traçant un chemin alternatif à la mise en scène d’une connaissance
· Représentations fictives des gestes hésitants
· Dilemmes originaires et héritages postcoloniaux
· Hésitation et réécriture, par l’observation d’œuvres qui diffèrent le moment de leur aboutissement
· Formes sérielles et hésitation, comme l’occasion d’observer les modulations d’un récit infixé
· L’expression des hésitations, comment partager l’incertitude?
· Représentations politiques de l’indécision
Nous encourageons les propositions en recherche et en recherche-création de la part d’étudiant·e·s de tous les cycles, de doctorant·e·s ainsi que de chercheur·e·s diplômé·e·s et de professeur·e·s. Nous acceptons les propositions d’articles en français et en anglais.
Les personnes qui souhaitent soumettre un article pour ce numéro de Post-Scriptum doivent envoyer deux documents : une proposition d’article anonyme (300 mots) et une courte notice biobibliographique (200 mots) qui contient le titre de la proposition d’article. Ces documents sont à envoyer à : redaction@post-scriptum.org pour le 31 mai 2023.
—
Bibliographie
Ahmed, Sara. Queer Phenomenology. Durham, Duke University Press. 2006.
Al-Saji, Alia. « A Phenomenology of Hesitation : Interrupting Racializing Habits of Seeing. »
In : Living Alterities Phenomenology, Embodiment, and Race. (Ed. Emily Lee). Albany, State
University of New York Press. 2014. p. 133-172.
Cortázar, Julio. Marelle. Trad. de l’espagnol par L. Bataillon et F. Rosset. Paris, Gallimard. 1966
[1963].
Deleuze, Gilles. Logique du sens. Paris, Minuit. 1969.
Djebar, Assia. L’amour, la fantasia. Paris, Albin Michel. 1995 [1985].
Goffman, Erving. Stigma : Notes on the Management of Spoiled Identity. Engelwood Cliffs, Prentice
Hall. 1963.
Gordon, Lewis R. Disciplinary Decadence, Living Thought in Trying Times. New York, Routledge.
2006.
Kafka, Franz. Journal, 1909-1923. Trad. de l’allemand par D. Tassel. Paris, Gallimard. 2021.
Levinas, Emmanuel. Totalité et infini. Paris, Le livre de poche. 1971.
Minh-ha, Trinh T. Cinema-Interval. New York, Routledge. 1999.
Ricoeur, Paul. Philosophie de la volonté. T. 1. : Le volontaire et l’involontaire. Paris, Seuil. 1950.
Sarraute, Nathalie. Tropismes. Paris, Robert Denoël. 1939.
Tawada, Yoko. Narrateurs sans âmes. Trad. de l’allemand par B. Banoun. Lagrasse, Verdier. 2001.
Wittgenstein, Ludwig. De la certitude. Trad. de l’allemand par D. Moyal-Sharrock. Paris,
Gallimard. 2006 [1969].
Young, Iris Marion. On Female Body Experience: Throwing Like a Girl and Other Essays. Oxford,
Oxford University Press. 2005.
—
Practices of hesitation: an observation of tremors
If e.g. someone says "I don't know if there's a hand here" he might be told "Look closer". –This possibility of satisfying oneself is part of the language-game. Is one of its essential features. (Wittgenstein 1969, 16)
Since then, I have forgotten everything about the stranger, althoguh the tone of his voice, in the depths of this swell, still resonates in me. An emotion that is definitely present:
– My hand still quivers from it, he said, look! (Djebar 1985, 162; our translation)
To celebrate the twentieth anniversary of Post-Scriptum, this next issue seeks to examine comparative approaches from the perspective of their hesitations, which they demonstrate either through the apparent insubordination of their transdisciplinary approach, or through their discomfort regarding a totally affirmative methodology, whose rationality would be demonstrated by the mastery of an assertive gaze.
Beneath our uncertainties, a concern: "how does one know?"
Compared to a philosophical genealogy of doubt, as the basis of a Cartesian rationalism and the first step towards the sole certainty of the cogito, a hesitant utterance emerges, concurrently. If doubt is inscribed in a disembodied thought where the body becomes the object of suspicion, hesitation pierces and insinuates itself, undeniable, as a physical symptom, a verbal affectation, a gaze that wanders. It would be necessary to prolong this moment of elusive wavering, to dwell on the voices that stumble, on the fingers that fidget. It is only then that hesitation can be observed as an interpretative gesture conscious of its rewritings, attentive to the dangers of simplifying complex realities by the expression of a knowledge. "There is, in other words, always 'more' to and of reality than we can ever imagine." (Gordon 2006, 46) Uncertainty can then emerge as an antidote to the schematization of a confident assertion, deferring the moment of its induction into language, as enlightenment grapples with the imperfection of its articulation.
However, hesitation also possesses its own ambiguities. On the one hand, it can denote the experience of a social stage whose navigation is hazardous and is then perceived as a paralytic awareness where the way taken is no longer that of fluidity of reflexes or of the normative lines (Ahmed 2006, 102). It indicates the absence of directions, the perception of stigma (Goffman 1963) or points to the negativity of an unachievable action, uncertain about the capacity to act, anticipating its failure. Iris Marion Young, for example, develops a phenomenological critique of gendered socialization processes leading to a "feminine motility" where hesitation appears as a symptom of an excessive self-consciousness and of an experience of the body as object (2005). As well, the conscious practice of hesitation can act as a ruse, as Alia Al-Saji suggests, leading to a disruption of the discourses of objectification through the reinscription of an ethical responsibility where the evidence of a hegemonic perspective is interrogated (2014).
And if it is often conceived as the moment preceding the decision or, as Ricoeur (1950, 177-186) discusses, as its simple postponement, we can nevertheless distinguish in hesitation the rejection of choice as an imperative. Faced with a dilemma, simply waiting deploys an additional avenue, opens up the range of possibilities and enables the coexistence of alternatives. Hesitating is then no longer the expectation of a decision but takes the shape of an act. "For personal uncertainty is not a doubt external to what is happening, but an objective structure of the event itself, insofar as it always goes in two directions at once, and that it pulls the subject apart in this double direction." (Deleuze 1969, 11-12; our translation).
What about hesitant artworks? In film, we can refer to the improvised creations of Jacques Rivette (L'amour fou, 1969; Out 1, 1971); to the gestures of Jeanne Dielman (Chantal Akerman, 1975), which gradually lose their machine-like confidence; to documentary practice as the capturing of moments of hesitation through the absence of a predetermined scenario (Minh-ha, 1999). In literature, we can find hesitancy in the erasures and rewritings that populate diaries (Kafka, on January 25, 1922, wrote in his: "My life is a hesitation before birth."); in narrative forms that foster a multiplicity of readings through their interpretative ambiguity or through their formal discontinuity (in the labyrinthine path of Cortázar's Hopscotch [1963], for example); in hesitant characters and in narrative immobilities (from the oscillating movements of Sarraute's Tropismes [1939] to the immutable refusals of Bartleby). The act of translation also imposes its uncertainties, while the liminal stance of an in-between language unveils the troubles of an expression that no longer seems so fluid. "I was often disgusted by people who spoke their mother tongue fluently. They gave the impression that they could only think and feel what their language was so quick and complacent to offer them." (Tawada 2001, 9; our translation) And fiction manifests itself as a wavering, opposed to a concrete action on reality. "Representation as a borderline case of engagement with reality, as the residue of a suspended and hesitant act, representation as the failure of action [...]." (Levinas 1971, 182; our translation)
Proposals can focus on (but are not limited to) the following topics :
· Hesitant theoretical practices, mapping out an alternative path to the production of knowledge
· Fictional representations of hesitant gestures
· Original dilemmas and postcolonial legacies
· Hesitation and rewriting, in works that postpone the moment of their completion
· Serial forms and hesitation, as an opportunity to observe the modulations of an unfixed narrative
· Expressions of hesitation, how to share uncertainty?
· Political representations of indecision
We welcome proposals from research and creative research, and by undergraduate, graduate, and postgraduate students, Ph.D. candidates as well as post-docs and professors. We accept proposals in French or English.
Those interested in submitting an article for this issue of Post-Scriptum are asked to send two documents: an anonymous article proposal (300 words) and a short biobibliographic notice (200 words) which contains the title of the article proposal. These documents must be sent to: redaction@post-scriptum.org by May 31st, 2023.
References
Ahmed, Sara. Queer Phenomenology. Durham, Duke University Press. 2006.
Al-Saji, Alia. « A Phenomenology of Hesitation : Interrupting Racializing Habits of Seeing. »
In : Living Alterities Phenomenology, Embodiment, and Race. (Ed. Emily Lee). Albany, State
University of New York Press. 2014. p. 133-172.
Cortázar, Julio. Hopscotch. Transl. from Spanish by G. Rabassa. 1966 [1963].
Deleuze, Gilles. Logique du sens. Paris, Minuit. 1969.
Djebar, Assia. L’amour, la fantasia. Paris, Albin Michel. 1995 [1985].
Goffman, Erving. Stigma : Notes on the Management of Spoiled Identity. Engelwood Cliffs, Prentice
Hall. 1963.
Gordon, Lewis R. Disciplinary Decadence, Living Thought in Trying Times. New York, Routledge.
2006.
Kafka, Franz. Diaries. Transl. from German by R. Benjamin. London, Penguin Books. 2022
[1990].
Levinas, Emmanuel. Totalité et infini. Paris, Le livre de poche. 1971.
Minh-ha, Trinh T. Cinema-Interval. New York, Routledge. 1999.
Ricoeur, Paul. Philosophie de la volonté. T. 1. : Le volontaire et l’involontaire. Paris, Seuil. 1950.
Sarraute, Nathalie. Tropismes. Paris, Robert Denoël. 1939.
Tawada, Yoko. Narrateurs sans âmes. Transl. from German by B. Banoun. Lagrasse, Verdier.
2001.
Wittgenstein, Ludwig. On Certainty. Transl. from German by D. Paul and G.E.M. Ascombe.
New York, Harper & Row. 1969.
Young, Iris Marion. On Female Body Experience: Throwing Like a Girl and Other Essays. Oxford,
Oxford University Press. 2005.