"Voir est un acte hasardeux et toujours incomplet. Tout à la fois aiguisé et entravé par le savoir, l’instabilité de la perception, les sollicitations de l’imaginaire, l’appel des autres sens et les technologies de l’image. Nous ne l’éprouvons jamais mieux que dans notre rapport aux images de l’art, celles qui se sont éloignées de nous et nous apparaissent à distance avec la force de leur étrangeté - mais aussi celles qui s’annoncent, lançant des signes vers un avenir indéchiffrable. Lorsque quelque chose apparaît, la vision en est comme aveuglée. Plutôt qu’une chose, c’est cette déchirure qu’on voit, qu’on sent. C’est aussi elle qu’il faut chaque fois essayer de décrire dans sa singularité."
Laurent Jenny explore dans cet essai les déchirures du voir à travers l’analyse d’œuvres picturales ou photographiques qui elles-mêmes les questionnent, de Cranach à Matisse ou Giacometti, de Seurat à Strand, de Courbet à Penone ou à l’« Atelier des lumières ». Il traverse ainsi plusieurs formes de « folie du regard » : la cruauté porcelainée et convulsive de Cranach, l’horizon bouché de Courbet, l’agoraphobie de Matisse, les figures absorbantes-rayonnantes de Seurat, la nudité sèche des photos de Walker Evans, ou encore l’effrayante dérobade du visage, chez Giacometti (qui littéralement le conduisit au bord d’un effondrement psychique). C’est le propre de ces artistes d’avoir su faire de ce qui éblouissait leur vision le motif même de ce qu’ils donnaient à voir.
Dans la première partie de cet essai, Laurent Jenny, à travers les images de l’art, s’intéresse aux turbulences du regard. La diversité de ces images révèle en effet que le regard est loin d’être une donnée naturelle, simple et commune. Chaque époque, chaque artiste et chaque medium redessinent une extension différente du visible, et remodèlent des usages dans le champ très vaste qui est celui du visible. Le pari que fait Laurent Jenny, qui est aussi celui de l’art, c’est que toutes ces images si diverses nous parlent et nous atteignent au-delà des significations qui ont été celles de leur temps et des intentions de leurs auteurs, au-delà même des circonscriptions de regard qui les régissaient. C’est précisément leur dimension énigmatique qui aiguise notre attention à elles et découvre dans notre propre regard des régions ignorées. Cela ne va pas sans déchirure de nos habitudes perceptives, ni retentissement émotionnel et éthique. Et ce sont ces chocs dont Laurent Jenny s’efforce de rendre compte dans la patience de l’écriture. La seconde partie de cet essai propose une déambulation libre et subjective à partir d’images énigmatiques et un approfondissement de leur étrangeté. Il questionne l’anachronisme optique des œuvres « qui ne sont pas de leurs temps.
En définitive, à travers ces réflexions et ce parcours dans les images de l’art, il s’agit pour Laurent Jenny de rouvrir le champ du regard à son extension variable, à ses connivences passagères et à son essentielle indétermination.
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Laurent Jenny est professeur honoraire de l’Université de Genève, écrivain et critique. Il est également membre du comité de rédaction de la revue Po&sie. Il est l’auteur d’une autobiographie fragmentaire (Le lieu et le moment, Verdier, 2015). Ses derniers essais portent sur le vécu esthétique et la relation à l’image (La Vie esthétique, Verdier, 2013 ; La Brûlure de l’image, Mimésis, 2019 ; et à L’Atelier contemporain, respectivement en 2020 et 2023, Le désir de voir et La folie du regard).
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On peut lire sur nonfiction.fr un article sur cet ouvrage :
"De l'importance du regard en art", par Christian Ruby (en ligne le 24 février 2023).
Et sur en-attendant-nadeau.fr :
"Regarder voir", par Ulysse Baratin (en ligne le 1er juillet 2023).
Que se passe-t-il devant le tableau, la photographie, l’œuvre d’art contemporaine ? Le critique et professeur honoraire de l’université de Genève Laurent Jenny revient inlassablement à cette interrogation que l’observation des œuvres renouvelle d’année en année. La folie du regard est une étape de ce parcours. Comme dans ses précédents ouvrages, à travers des analyses se dessine un certain rapport aux images, celui d’un savant se méfiant du trop de savoir. On retrouve avec une vraie joie la voix de l’auteur. Jamais péremptoire, et unique, comme seule l’est celle des écrivains.