Maurice Chappaz, Jean-Marc Lovay, La Tentation de l'Orient (préf. Nicolas Bouvier, postf. Jérôme Meizoz)
Préface de Nicolas Bouvier
Postface de Jérôme Meizoz
Tenue entre 1968 et 1969, cette correspondance entre Maurice Chappaz, poète d'âge mûr, et Jean-Marc Lovay, écrivain en gestation, saisit en direct les plus fortes étapes de leurs voyages intérieurs.
De Paris de mai 1968, du Valais ou de Laponie qu'il parcourt sac au dos, Chappaz encourage Lovay à suivre son instinct, comme lui-même autrefois.
De Kaboul, New Delhi ou Katmandou, Lovay adresse des lettres inspirées, prélude de l'oeuvre à venir: il rend compte de son cheminement vers l'inconnu et se dépouille de sa carcasse culturelle. Seul demeurera le conseil de son aîné: "garder du primitif en circulation libre".
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Maurice Chappaz, né en 1916, est décédé le 15 janvier 2009. Poète, prosateur, pamphlétaire – Les Maquereaux des cimes blanches est un livre emblématique de son œuvre et n’a pas vieilli depuis 1976 –, il était devenu un écrivain prophétique qui combattait contre la dégradation de la terre et en particulier de la montagne. Jaccottet dit de lui : «A l’image d’un Rimbaud, il avait l’élan d’un adolescent-poète qui a su maintenir la grâce une fois la jeunesse finie. J’étais émerveillé par sa vivacité d’esprit.»
Jean-Marc Lovay quitte l’école à 16 ans. Il voyage en Asie, au Proche-Orient, en Australie, en Ecosse, s’arrête longtemps à Madagascar. Il vit dans des villages de montagne, il vit de toute façon résolument à l’écart. La publication chez Gallimard de ses trois premiers romans, des prix littéraires, un succès d’estime à grande échelle, tout cela ne l’écartera pas de sa trajectoire rigoureuse : non pas hors du monde, car il y est peut-être bien plus que nous, mais loin d’une société nécessairement compromise.
Pour autant, l’écriture de Lovay est le contraire de l’austérité, elle est aussi audacieuse que libre. Lovay creuse dans la langue comme dans un matériau, obstinément, de toutes les manières, tout en sachant aussi laisser le souffle faire.
Comme une danseuse à la barre tous les jours, Lovay impose à son imagination déferlante une rigueur et un travail acharné sur les mots. Il sait garder cette liberté d’esprit absolument singulière tout en la précisant, la taillant, l’affûtant grâce au baroque de sa langue.
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Extrait :
Afghanistan, 15 août 1968
Cher Monsieur Chappaz,
« Peuplades, étoiles, blessures : trois mots tragiques et simples ; trois gerbes humaines à la gueule infecte du Divin. Peuplades, étoiles, blessures, autant de distances-errata, de distances en négatif zébrant l’esprit au soir, avec cette apparente volonté de haine et toute cette enivrante désolation du monde ! »
Extrait de mon carnet de route, jus de mon esprit pareil au taudis qu’on incendierait, et pourtant ce soir, oui c’est vrai, ce soir je n’ai pas pris de haschich. Depuis trois mois je parcours les montagnes ; je ne cesse de surprendre mon visage au seuil des tentes nomades, entre les horizons, la nuit, et je goûte à tout mon voyage solitaire comme un mangeur hystérique. Mon vêtement européen, je l’ai foulé aux pieds ; ma pourriture spirituelle, elle hante ce que je ne nommerai jamais plus « rêve ». Croyez-vous que j’aie rencontré encore la sagesse orientale ? L’autre nuit, hippies américains, suédois, allemands, etc., chercheurs de pierres aussi, on a fumé, on s’est vautré dans nos vieux concepts, on a perdu la Croix du Sud.
Pourtant je saisis chaque instant pour le matérialiser en moi. Ma forme première se désagrège, les fièvres me réjouissent, la mort s’entend avec moi. Nous misons, nous parions, nous faisons des projets, et déjà la vapeur se dissipe. Mais je me retrouve à cheval près de la frontière russo-chinoise, et ça va pas si mal, et j’ai de la joie, et pourtant personne ne crie mon nom dans la steppe. Seul, solitaire, ai-je vu Dieu, le dieu, Bouddha, mon visage ? Et puis j’essaye la réincarnation…
Mon premier roman qui fait le mort dans un buffet suisse, il s’intitule « Épître aux Martiens », une histoire de soleil qu’un type voudrait revoir au moins une fois, une seule, dans une cité de béton. Cela c’est fini. Les épîtres, je m’en fous. Il me semble ici que je ne veux surtout rien dire aux autres. J’écris « Reincarnatio ». C’est l’histoire de mes transes, un fil en suspens, un miroir reflétant éternellement un autre visage que le mien. Reincarnatio, c’est l’homme naissant à l’état de bête dans une tribu primitive, un Européen se faisant esclave chez les Koochis, postulant les places de chien et se rédimant en revêtant les habits d’un voleur de chevaux assassiné. Il sera sommé de tuer une autorité blanche…
Tout l’exotisme d’artifice de l’Afghanistan, je l’ai rejeté comme une boulette sur le pouce.
Et pourtant la sueur de bouc, la graisse des fusils, les chants rauques tout près de la Chine, les plaintes des loups, j’ai bu, j’ai entendu, j’en redemande !
Ma propre chair en charogne ne payerait pas le tribut de cette richesse…
Alors voilà. Alors j’ai aussi fait une escale en tôle pour infraction à certains règlements frontaliers et territoriaux. Alors j’ai lu qu’à Avignon on traitait avec des méthodes fascistes (ou communistes) les membres du Living Theater. Chez nous la stupidité rubiconde plane-t-elle, que je rencontre au cœur de l’Afghanistan des « échappés » d’Europe ? À dix, alignés dans la steppe, on a juré et pissé sur nos défroques occidentales ! Paradoxe : certains nouveaux civilisés orientaux de Kaboul, de Téhéran, de Delhi, on crache sur eux. Nos caricatures ! Ils ressemblent trop aux porcs défigurés, aux sales têtes agissantes de la démence surconstructive, à nos sanguins imbéciles d’un faux progrès !
Oui, ce soir voyage autour des pans gris d’une tente nomade… Ces jours-ci une finlandaise m’accompagne dans les plateaux. Elle a largué l’Europe. Parfois elle regarde son vieux putain de continent, de loin, en tapinois, et elle me propose de faire la roulette russe. Elle, la garce, l’a fait devant moi. J’ai refusé, j’ai refusé, j’ai toujours refusé !
J’ai connu un hollandais, un ancien provo d’Amsterdam. Avec lui j’ai parcouru le Vakan, dans le nord, entre les courbes des 7000 mètres, des cols franchis à yak, des souffrances communes de la route. La faim ! J’ai eu des visions de choucroutes immenses ; à d’autres des nourritures de quand ils étaient petits gamins traversaient leurs sommeils. « Amsterdamer » avait tout quitté depuis deux ans. Il marchait la tête haute ; il cherchait des pierres pour les vendre au Pakistan à une compagnie allemande. Il est mort devant moi. Il a boulé dans les cailloux. Il aurait voulu voir Lhassa au Tibet. J’ai fait des formalités, j’ai été emmerdé, on m’a questionné sur cette mort. Quand on m’a laissé tranquille, j’ai pleuré le solitaire sans prénom dans l’Asie qui nous vaginerait comme un tentacule s’il n’y avait pas l’imagination…
C’est tard, la place est mince. Entretemps j’ai refusé du hasch. Savez-vous que ma route apparaît si belle d’inutilité ! De la lumière, de la lumière ! j’en ai autant qu’un brasero insignifiant de mon enfance, dans les forêts que vous savez. Je vous dis encore le souvenir d’une nuit récente passée au bord d’un lac saint : la nuit tomba. Le haschich s’empara de moi car je l’avais décidé ainsi, car la lune et les étoiles étaient ressurgies du fond des taudis divins, libres pourtant dans leurs espaces mortels. J’ai fumé aussi parce que je pouvais bien m’accorder cette escapade dans la folie, et parce qu’entre deux eaux, aux frontières des images dans ce clair-obscur de la vie, une silhouette avait papillonné. J’avais aperçu, la veille, la mongole enfermée dans sa yourte de roseaux, et qu’avais-je su de cela ? Dix fois j’ai passé devant la yourte ; le visage le plus sauvagement innocent m’épiait. Dix fois une vieille gardienne rabattait la porte, je ne pouvais me retourner. Or elle m’attendait, et c’était la vraie vierge. Si la magie tuait l’âme des fous ! « Dans deux jours je dois filmer un mariage koochi », me disais-je encore en dansant sur une botte. Et moi j’invite tous mes amis à vilipender leurs vies de chats tièdes pour aller se glapir en Asie. Allez aux noces !
Et ce soir, cher Monsieur Chappaz, je vous salue de bien loin par-dessus les déserts.
Jean-Marc.