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Hans Magnus Enzensberger, 1929-2022

Hans Magnus Enzensberger, 1929-2022

Publié le par Vincent Ferré

"Hans Magnus Enzensberger, poète et auteur allemand, est mort

Ecrivain, traducteur, journaliste, ce touche-à-tout d’une intelligence pétillante mâtinée d’ironie est mort jeudi à Munich, à l’âge de 93 ans.  Cela fait soixante ans que son œuvre fait de lui l’un des grands acteurs de la scène politique et littéraire d’outre-Rhin.

Par Pierre Deshusses (lemonde.fr)

(...) Les périodes de crises sont toujours fécondes pour la culture. C’est une loi qu’il aurait pu énoncer, tant cet auteur allemand aimait le paradoxe et le mélange des genres. Il a écrit des poèmes, des pièces de théâtre, des livrets d’opéra, des biographies, des essais, considérant dans ce domaine Diderot comme son maître. Francophile, traducteur de Molière et de Saint-Exupéry mais aussi traducteur de l’anglais (W. H. Auden), de l’espagnol (César Vallejo, Neruda) et du norvégien (Lars Gustafsson), il fut également éditeur, et c’est à lui que l’on doit la découverte de Sebald. Enzensberger était un touche-à-tout d’une intelligence pétillante mâtinée de beaucoup d’ironie.

Né le 11 novembre 1929 à Kaufbeuren, en Bavière, Enzensberger a grandi à Nuremberg dans une famille bourgeoise que ses valeurs morales tenaient à distance du nazisme, même s’il appartient à cette génération dont l’enfance et l’adolescence ont été marquées par la guerre. Enrôlé de force durant l’hiver 1944-1945 dans le Volkssturm, milice populaire levée à la fin de la guerre pour épauler la Wehrmacht – il a alors tout juste 16 ans, « trop jeune pour se sentir coupable » –, il déserte six mois plus tard. Il gardera toute sa vie une aversion pour l’autoritarisme. Et s’il devient un écrivain engagé, il ne s’engagera dans aucun parti, ce qu’il explique simplement par « le plaisir de dire non » (discours prononcé lors de la remise du prix Heinrich-Böll en 1985, repris dans Médiocrité et folie, Gallimard, 1991). (...)

Après la guerre, il arrive à subsister en étant interprète et barman pour la Royal Air Force, tout en faisant du marché noir. Après le lycée, il entame, en 1949, des études de littérature et de philosophie dans différentes universités allemandes et à la Sorbonne. Il soutient une thèse sur la poétique du romantique Clemens Brentano, puis devient rédacteur à la radio de Stuttgart. A l’occasion de la publication de ses premiers poèmes, Défense des loups (Gallimard) en 1957, l’écrivain Alfred Andersch le présente comme « un jeune homme en colère » pour qui la poésie a une fonction subversive : « Quand j’ai commencé à écrire, la question n’était pas tant de savoir si, selon la formule d’Adorno, on pouvait encore faire un poème après Auschwitz, mais plus directement comment respirer dans un pays comme l’Allemagne. La majorité des Allemands ayant choisi de refouler le passé, les écrivains ont dû accomplir un travail d’éboueur » (Le Monde, 24 avril 1987).

Il participe au Groupe 47, ce regroupement d’écrivains qui fonde la littérature d’après-guerre en Allemagne et auquel appartenait entre autres Günter Grass, et reçoit en 1963 le prix Georg-Büchner, l’un des plus prestigieux d’Allemagne. Il n’a que 34 ans. Sans rien renier de ses convictions d’alors, Enzensberger va peu à peu transformer sa colère en une intransigeance analytique qui n’est pas sans rappeler celle du grand polémiste autrichien Karl Kraus (1874-1936). Comme lui, il va débusquer les mensonges, les contradictions et les conformismes qui minent la société, en se servant de tous les moyens d’expression à sa disposition : poèmes, collages, citations, images, aphorismes.

En 1965, Enzensberger fonde la revue trimestrielle Kursbuch, qui devient un forum de discussion sans équivalent pour tous ceux qui « pensent autrement ». Grand voyageur, il séjourne à Cuba (le temps d’être déçu par le castrisme), au Japon et à New York. Il quitte la revue Kursbuch en 1975 et commence la rédaction d’une comédie jouée en 1980 : Le Naufrage du Titanic (Gallimard, 1981), longue réflexion poétique et dramatique sur les échecs individuels et symboliques, le naufrage des illusions et des utopies fondées sur l’idée de progrès. (...) Il s’est concentré sur les sujets qui font mal à la société. D’abord, la société allemande d’avant la guerre, avec notamment Hammerstein (Gallimard, 2010), portrait contrasté d’un général anticonformiste qui a refusé la soumission au nazisme, puis celle d’après la guerre, celle qui se veut désormais bien-pensante et éducatrice du genre humain : « En Allemagne, nous avons été, durant la période nazie, les champions du pire. Après, nous avons eu la volonté d’être les champions du bien : des pacifistes, des démocrates, des écologistes, une nation modèle », où règne finalement « la médiocrité ». (...) Très tôt, il a été marqué par un écrivain français qui s’est, lui aussi, interrogé sur les paradoxes de la nature humaine, Etienne de La Boétie : « J’ai toujours sur ma table de travail mon exemplaire du Discours de la servitude volontaire. (…) Il a été le premier à poser la question : comment deux, trois ou quatre individus peuvent-ils arriver à faire marcher en rangs des millions d’hommes ? Comment est-ce possible ? (…) Avec La Boétie, j’ai découvert évidemment Montaigne, les moralistes français tels que Chamfort. Et par la suite, Diderot, mon grand écrivain. » (...)  

Dans son dernier ouvrage, Le Panoptique (Alma, 2014), Enzensberger restait fidèle à son image d’écrivain polymorphe, grand perturbateur et pourfendeur de la pensée unique. Avec beaucoup de malice et une jubilation non dissimulée, Enzensberger s’attaquait à vingt problèmes insolubles qui vont de la microéconomie au sexe en passant par la photographie, les privilèges, les professions honorables et celles qui le sont moins. Il n’y a pas véritablement de solutions, mais des démonstrations iconoclastes et récréatives où les paradoxes, véritables pierres à silex de l’esprit humain, font jaillir des étincelles d’intelligence.  C’est aussi dans ce livre que Hans Magnus Enzensberger reprenait une citation de Montaigne qui pourrait servir d’épitaphe à cet honnête homme, modèle de l’intellectuel aussi irrespectueux que peu présomptueux : « Il écrivait quand l’envie l’en prenait, sans épuiser ni son sujet ni son lecteur. »

Voir les livres de H. M. Enzensberger sur Fabula :

Jeu de construction pour une théorie des médias, suivi de Usages d'une théorie marxiste des médias    
Un bouquet d'anecdotes. Ou opus incertum 
Culture ou mise en condition ?
Le perdant radical - Essai sur les hommes de la terreur 

Voir aussi sur En attendant Nadeau…