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Les temps du fragment : pratiques d'écriture, chantiers de pensée, gestes de résistance (Post-Scriptum, n° 35)

Les temps du fragment : pratiques d'écriture, chantiers de pensée, gestes de résistance (Post-Scriptum, n° 35)

Publié le par Esther Demoulin (Source : Justina Uribe)

Les temps du fragment: pratiques d’écriture, chantiers de pensée, gestes de résistance

Université de Montréal, Québec, Canada, 27-28 avril 2023

Colloque organisé par Sarah Labelle, Benoîte Turcotte-Tremblay et Justina Uribe

Dans sa forme même, la littérature ne peut être détachée du temps, de l’histoire qui l’ancre, du moment de création, du rythme qui régule ou libère les textes. La forme fragmentaire révèle les traces de la temporalité dans ce qu’elle a de plus matériel, nous donnant à saisir le langage dans ses plus petites unités.

Les mots ‘fragment’ et ‘fragile’ sont étymologiquement noués. Ce qui est brisé, ou ce qui peut l’être — brisé.

On peut penser à Emily Dickinson et à son œuvre poétique fragmentaire et débordante, éparpillée jusque sur des sachets d’épices vides enfouis dans ses tiroirs (Fortier, 2022); à Alejandra Pizarnik répandant sa pensée dans des cahiers, sur des fiches et des feuilles volantes, 

Fragments volés au temps qui ne cligne pas des paupières.

Le temps qui ne cille pas. Je cille.

ou inscrivant les mots sur des bouts de papier et les manipulant, les remaniant (Di Ció, 2014); à Joséphine Bacon, dont le premier recueil (2009) rassemble des fragments poétiques  rédigés à l’origine sur des serviettes de papier ou des cartons d’allumettes (O’Bomsawin, 2020). Pour cette édition du colloque annuel de la revue Post-Scriptum, nous désirons examiner les possibilités, les limites et les singularités d’une fragmentation du discours, qu’il soit narratif, poétique ou critique. Par sa remise en question des codes traditionnels mis de l’avant par les institutions savantes, l’écriture par fragments revendique une autonomie intellectuelle et stylistique dont les paramètres ne cessent d’être réinventés par celleux qui la pratiquent. Que provoque une telle mise en éclats du discours?

Matériau et trace de la pensée en train de se faire,

fil fragile de la pensée pensée saccadée dérangée embuée

le fragment s’impose comme forme spontanée ou nécessaire de réflexion, de création. Les journaux de philosophes et d’artistes (Woolf, 2008; Kafka, 2021; Sontag, 2012) en sont un exemple : leurs entrées dispersées, découpées par les dates et parsemées de silences donnent accès au parcours de la pensée. La forme fragmentaire elle-même crée-t-elle une ouverture, insuffle-t-elle un mouvement créatif? Elle est certes une façon de dire l’infigurable, 

la syntaxe de Diamela Eltit        déformée par l’horreur     langage écartelé

fragments inintelligibles     insupportables      comme la torture

parole exaspérée   peurs  cris  hallucinations 

le fragment blessure           expression viscérale

de l’indicible      marges espaces  silences   refus du  monolithe

du discours-mitraillette

de rendre compte des mouvements sensibles de l’âme. L’écrivain.e traversé.e par le deuil (tel Barthes dans son Journal de deuil, 2009; ou Roubaud dans Quelque chose noir, 2001) laisse l’indicible se faufiler entre les silences et les espaces. La temporalité autre de la perte s’incarne dans le fragment telle une blessure; l’écriture de l’intime semble trouver une expression privilégiée dans le fragment (Nelson, 2009, 2015).

Sous une perspective féministe et intersectionnelle, on peut souligner combien 

Fragments fragiles, volés au rythme des souffles et à celui des corps.

le temps de la création a longtemps été, pour les femmes ou les membres de communautés marginalisées, un temps volé, qui a conditionné l’écriture, mais a aussi ouvert d’autres possibles. Des contraintes matérielles, domestiques, peuvent se transformer en gestes de résistance; par exemple, au Grand Roman tout-puissant (et masculin), qui s’en trouve subverti, déplacé. La poésie éclate en vers libres, le roman se hachure, et d’autres voix s’y faufilent, s’y installent (Fontaine, 2011; Tapiero, 2021). 

Le roman-fleuve ne m’engloutira pas.        Je découpe le réel en tranches fines. Je laisse les silences en paix. Je prends parole par à-coups, par surgissements.         Le reste du temps, je retourne le regard.       Je guette la valeur des pensées fragiles.

En suggérant une épistémologie décalée, hors du cadre, le fragment permet-il de bouleverser un paysage intellectuel ou créatif dominant? Favorise-t-il les reprises de parole, les réécritures, les travestissements de la tradition? Par la traduction ou la réécriture, les textes de la tradition sont réinvestis et remodelés; le fragment leur insuffle de nouveaux sens. En traduisant Sappho, Anne Carson met en valeur les silences du texte original et préserve l’expérience de déchiffrement, utilisant le fragment pour témoigner de la beauté de ce qui est incomplet (Sappho [Carson], 2003).

Trois axes principaux animent notre réflexion et pourront, sans les y circonscrire, orienter les propositions de communication :

 1) L’écriture fragmentaire comme résistance
À la productivité intellectuelle imposée;
À la linéarité traditionnelle de la pensée, de l’écriture;
À l’exigence extérieure d’une œuvre entière, totalisante;
Au rythme effréné dicté par les institutions du savoir et de la production culturelle;
Aux épistémologies dominantes;
À une identité unidimensionnelle.

 2) Le fragment comme porte de l’intime exprimant
L’indicible;
Le deuil, la perte;
Une blessure, un trauma;
Une identité plurielle;
Une mémoire singulière;
Une humilité.

3) Le fragment comme trace, examiné
Dans sa matérialité;
Dans son caractère inclassable;
Dans son lien au passé.

Nous encourageons les contributions en recherche et recherche-création; celles-ci peuvent être en français ou en anglais. Les propositions de communication, d’un maximum de 300 mots, devront être envoyées au plus tard le 20 décembre 2022 à l’adresse suivante : redaction@post-scriptum.org. Elles devront être anonymisées et accompagnées d’un second fichier contenant le nom, l’université d’attache, l’adresse courriel de l’auteur.ice, une courte bio-bibliographie et le titre de la communication proposée. Les propositions feront l’objet d’une évaluation à l’aveugle par le comité de lecture.

Veuillez noter que les frais de transport et d’hébergement ne seront pas pris en charge par la revue. Aucun frais de participation au colloque ne sera demandé aux participant.e.s.

Calendrier
20 décembre 2022 : date limite pour l’envoi des propositions
Début janvier 2023 : décision du comité
27-28 avril 2023 : colloque en présentiel* à l’Université de Montréal
*Bien que nous privilégions une participation en présentiel et la qualité des échanges que cela suppose, toute proposition nécessitant l’adoption d’un format bimodal sera étudiée avec attention.

Bibliographie
Bacon, Joséphine. Bâtons à message. Tshissinuashitakana. Montréal : Mémoire d’encrier, 2009.
Barthes, Roland. Fragments d’un discours amoureux. Paris : Seuil, 1977.
Barthes, Roland. Journal de deuil. Paris : Seuil, 2009.
Cixous, Hélène. Ruines bien rangées. Paris : Gallimard, 2020.
Di Ció, Mariana. Une calligraphie des ombres. Les manuscrits d’Alejandra Pizarnik. Saint-Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2014.
Dickinson, Emily. Poems. New York : Alfred A. Knopf, 1993.
Dugast-Portes, Francine. « Écriture et lecture du fragment dans l’œuvre d’Annie Ernaux ». Dans Fort, P.-L. et Houdart-Merot, V., Annie Ernaux : Un engagement d’écriture. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2015 : 169-177. http://books.openedition.org/psn/171.
Eltit, Diamela. Por la patria. Santiago : Ornitorrinco, 1986.
Fontaine, Naomi. Kuessipan. À toi. Montréal : Mémoire d’encrier, 2011.
Fortier, Dominique. Les ombres blanches. Québec : Alto, 2022.
Gill, Marie-Andrée. Chauffer le dehors. Chicoutimi : La Peuplade, 2019.
Gligor, Adela. « L’écriture fragmentaire des Fous de Bassan d’Anne Hébert ». Dans Daviet-Taylor, Françoise et Laurent Gourmelen, Fragments : Entre brisure et création. Angers : Presses universitaires de Rennes, 2016 : 191-206. http://books.openedition.org/pur/46164.
Grossman, Evelyne. La défiguration: Artaud, Beckett, Michaux, Paris : Minuit, 2004.
Kafka, Franz. Journal : édition intégrale, douze cahiers : 1909-1923. Traduit de l’allemand par Dominique Tassel. Paris : Gallimard, 2021
McLaughlin, Nina. Wake, Siren : Ovid Resung. New York : Farrar, Straus and Giroux, 2019.
Nelson, Maggie. Bluets. Seattle : Wave Books, 2009.
______. The Argonauts. Minneapolis : Graywolf Press, 2015.
O’Bomsawin, Kim. Je m’appelle humain. Maison 4:3, 2020. https://ici.tou.tv/je-m-appelle-humain/S01E01?lectureauto=1
Pizarnik, Alejandra. Diarios. Édité par Ana Becciú. Barcelone : Lumen, 2013.
Petrowskaja, Katja. Peut-être Esther. Traduit de l’allemand par Barbara Fontaine. Paris : Seuil, 2015.
Roubaud, Jacques. Quelque chose noir. Paris : Gallimard, 2001.
Sappho. If not, winter: fragments of Sappho. Traduit du grec par Anne Carson. London : Virago, 2003.
Sarraute, Nathalie. Enfance. Paris : Gallimard, 1983.
Segal, Ben. « The Fragment as a Unit of Prose Composition: An Introduction ». Continent, vol. 1, no. 3, 2011 : 158-170. https://el-s.net/wp-content/uploads/2020/08/the-fragment-as-a-unit-of-prose-composition.pdf
Sontag, Susan. As consciousness is harnessed to flesh : journals and notebooks, 1964-1980. New York : Farrar, Straus and Giroux, 2012.
Tapiero, Olivia. Rien du tout. Montréal : Mémoire d’encrier, 2021.
Woolf, Virginia. Journal intégral, 1915-1941. Traduit de l’anglais par Colette-Marie Huet et Marie-Ange Dutartre. Paris : Stock, 2008.