"Ferney-Voltaire", par Hervé Loichemol
(octobre 2021)
La raison d’être de la politique est la liberté et son champ d’expérience est l’action
(Hannah Arendt, Qu’est-ce que la liberté ?)
Quelle est la relation entre Ferney et Voltaire ? Un trait d’union.
Officiellement inscrit dans le patronyme de la Ville depuis 1878, ce trait d’union ne dit pas que Ferney est Voltaire, mais il indique quelque chose de plus fragile et précieux : ce trait tire Ferney – c’est le sens de « trait » – dans la direction d’une union avec Voltaire. Ça n’est pas un résultat, mais une tendance, un penchant, une inclination. C’est, si l’on veut, un trait d’esprit.
Or, il est difficile de dire que l’esprit qui a soufflé entre Ferney et Voltaire a toujours provoqué la joie ou l’enthousiasme : en 1878, le centenaire de sa mort a été marqué par des disputes d’une extrême violence à Ferney comme dans toute la France. Plus près de nous, en 1994, les responsables locaux n’ont rien trouvé de plus comique que de commémorer le tricentenaire de sa naissance en censurant l’une de ses tragédies.
Là où nous serions en droit d’attendre des marques d’intérêt – curiosité, attention, écoute respect, admiration, fidélité, affection - l’union suggérée par le trait, quand elle a eu lieu, a toujours été éphémère et conflictuelle.
Dans ces conditions, ce trait qui unit Ferney à Voltaire n’a souvent indiqué qu’une coexistence obligée, tantôt pacifique tantôt haineuse, avec un vieillard encombrant dont la gloire est désirable, mais dont on refuse d’assumer ce qu’elle implique. Voltaire n’est alors guère plus que le nom d’une marque, une ressource touristique destinée à attirer le chaland.
Il nous faut donc parcourir à nouveau le cours des événements qui ont conduit Voltaire à s’installer à Fernex. Cette séquence est bien connue des spécialistes, pourquoi y revenir ?
Parce que l’achat de Ferney constitue une rupture profonde dans la vie de Voltaire. Parce qu’il découvre à cette occasion une réalité économique et humaine sinistre qui aurait dû le rebuter et le pousser à fuir, lui dont la fibre sociale n’avait jamais vibré : « Dans les résidences aménagées par lui, il ne s’était soucié jusqu’ici que de ses aises. À Cirey, il n’avait pas eu même un regard pour les paysans des environs » (R. Pomeau et C. Mervaud, De la cour au jardin). Parce que c’est la première fois que Voltaire manifeste « un souci véritablement humanitaire à l’égard de ses paysans, souci qui ne le quittera plus jusqu’à la fin de sa vie » (Th. Besterman, Correspondance de Voltaire). Parce que Voltaire abandonne le programme qu’il s’était fixé pour adopter une ligne de conduite à laquelle il se conformera. Parce que les vingt ans qui suivent confirmeront ce qu’il annonce le 18 novembre 1758. Parce que la rapidité du changement – moins d’un mois – confirme la brutalité de la réalité qu’il découvre et s’apparente à une conversion. […]