Racine 1672: Bajazet, Mithridate
23-25 novembre 2022
Maison de l’université, salle de conférences, Université de Rouen (campus de Mont Saint Aignan, 76130)
Comité d’organisation :
Caroline Labrune, Servane L’Hopital,
Victoire Malenfer, Tony Gheeraert
Comité scientifique :
Laurence Plazenet, Delphine Reguig, Gilles Declercq,
Jean-Philippe Grosperrin, Jean Rohou, Philippe Sellier
L’année 1672 fut la plus féconde de la carrière de Racine. Le dramaturge fit représenter cette année-là pas moins de deux tragédies : Bajazet, créée le 5 janvier, et Mithridate, donnée courant décembre. Toutes deux connurent un vif succès à la Ville et à la Cour, malgré l’opposition du parti des cornéliens : Bajazet fut “un succès immédiat et retentissant” ; Mithridate, pour sa part, fut très vite jouée devant le roi, qui la goûta tout particulièrement. Par ailleurs, c’est au cours de cette même année que, de façon décisive, l’Académie française ouvrit ses portes au dramaturge : elle établit ainsi que Racine tiendrait désormais l’un des premiers rangs dans le monde des lettres et du théâtre.
Ces deux tragédies, si appréciées, et qui contribuèrent tant à la réputation du dramaturge en leur temps, ne sont pas aujourd’hui les plus aimées ni les plus jouées du répertoire racinien. Déjà, au XVIIIe siècle, Voltaire regrettait que Bajazet ne soit pas “plus mâle, [...] plus fier, [...] plus animé”. Au XIXe, Lamartine regrette “la ridicule application des mœurs galantes d’une cour française” à des Turcs. Et si la critique du siècle dernier n’a pas ignoré la qualité de Bajazet, “le public ne suit pas”, note Jean Rohou : en effet, le site Archives du spectacle recense seulement quatorze représentations de Bajazet, contre soixante-quatorze, par exemple, pour la seule Bérénice. Difficile de nier qu’“on monte peu Bajazet”, comme le constate l’un de ses seuls metteurs en scène, Jean-Luc Jeener qui propose ensuite une liste de ce qui empêche la tragédie en question de briller auprès du public contemporain.
Mithridate ne connut pas un meilleur sort : le site Archives du spectacle recense neuf représentations de cette pièce - la moins étudiée et la moins jouée du corpus racinien, si l’on excepte La Thébaïde et Alexandre. On ne peut que saluer davantage l’initiative d’Eric Vigner, qui porta cette tragédie à la scène en 2021 et en proposa une captation pour TV5 dans le contexte de crise sanitaire.
Comment expliquer la disgrâce actuelle de chacune de ces pièces, si appréciées en leur temps ? Comment expliquer, de surcroît, qu’elles aient connu simultanément une même destinée ? Est-ce un hasard si elles ont conjointement chuté dans l’estime du public, ou cela s’explique-t-il par les choix dramaturgiques, esthétiques ou thématiques de Racine ? Avec ces deux tragédies, le dramaturge a-t-il mis au point une formule tragique qui aurait échoué et dont il serait revenu, ce qui lui aurait permis de renouer ultérieurement avec le succès ? La “faute” en revient-elle au cadre oriental mis en scène ? Ce cadre, très apprécié et exploité au XVIIe siècle, a-t-il paru trop étranger au génie racinien ? C’est notamment sur ces questions que les participants au colloque seront invités à réfléchir, à l’occasion de ce double anniversaire, dans une perspective comparative des deux pièces.
Peut-on, en effet, considérer qu’il se dégage une formule racinienne caractéristique de l’année 1672 ? Des parallèles peuvent effectivement être tracés entre Bajazet et Mithridate : après l’action raréfiée de Bérénice, Racine retrouve désormais des sujets plus complexes. Il met en scène des conflits fratricides, et renoue ainsi avec les choix qui présidèrent à La Thébaïde ou à Britannicus. Les deux pièces de 1672 ont encore en commun de se situer en Orient, mais un Orient dont l’image a changé depuis Bérénice : la Turquie et la Tauride, proche de la Scythie, dessinent un horizon “barbare”, sauvage, privé de tout exotisme, présenté comme le contrepoint de la civilisation dont Monime serait, dans Mithridate, la porte-parole. Cet Orient terrifiant est le lieu non seulement de meurtres et d’atrocités, mais aussi de la ruse, qu’emploient aussi bien Mithridate et Roxane pour obtenir des aveux qui feront leur malheur. Lettres dérobées, fausses morts, rivalités amoureuses mortelles, tels sont quelques-uns des ingrédients qui composent un “tragique” bien différent de la confrontation à la transcendance qu’on trouve dans La Thébaïde, Phèdre ou dans les tragédies chrétiennes de Racine : si le tragique racinien de 1672 provoque tour à tour terreur, pitié et admiration dans l’âme du spectateur, c’est avant tout parce qu’il donne à voir l’oppression de l’innocence. Bajazet et Mithridate annoncent enfin un ralentissement et un revirement de la part de Racine : la renaissance de l’opéra en France et la réactivation de la querelle du merveilleux conduira en 1674 le dramaturge à renouer avec les mythes grecs et à réintroduire un sacré qui paraît singulièrement absent des pièces de 1672.
Si nos deux pièces s’opposent nettement aux autres de Racine à plusieurs égards, et notamment sur le traitement que Racine réserve à la transcendance, les participants au colloque seront également invités à interroger à nouveaux frais cette opposition. Ne pourrait-on pas considérer la “grande tuerie” que met en scène Bajazet comme un écho tragique à la pièce “un peu trop sanglante” que fut La Thébaïde, de l’aveu même de son auteur ? Enfin, il est significatif que le héros de Britannicus se soit fait adresser le même genre de reproches que celui de Bajazet par une figure comme Sarcey - qui voyait dans le frère par adoption de Néron un “sot”, et dans le frère d’Amurat un “majestueux dadais”...
Si ces deux pièces s’opposent en grande partie à celles qui les ont précédées et suivies, elles ne s’en distinguent pas moins l’une de l’autre sur certains aspects cruciaux. Bajazet traite un épisode obscur de l’histoire contemporaine, ce en quoi elle constitue un véritable hapax dans l’ensemble des œuvres raciniennes; il n’en va pas de même pour Mithridate, dont le sujet avait par ailleurs déjà été traité par La Calprenède plus d’une trentaine d’années auparavant. Avec Mithridate, Racine choisit un personnage célèbre et compose, au moins en apparence, une pièce d’allure cornélienne - voire un “drame héroïco-galant” (G. Forestier) - au terme de laquelle le couple innocent se trouve sauvé. Le traitement dont l’image du roi fait l’objet distingue également les deux pièces de 1672 : si Amurat est à la fois invisible et présent, au point que des critiques un peu rapides ont cru voir en lui un avatar du Dieu caché, la figure imposante royale de Mithridate domine la seconde de de ces pièces de sa haute stature.
Leur double anniversaire sera donc l’occasion, grâce au recul que nous donnent leurs 350 ans, d’étudier avec précision leurs points communs et de voir dans quelle mesure leur contiguïté chronologique recouvre une similitude esthétique.
Le colloque des 23-25 novembre 2022 s’inscrit dans un cycle de commémoration des tragédies de Racine, dont nous fêtons successivement à Rouen les 350 ans. Les communications pourront porter sur l’une ou l’autre pièce, ou confronter ces deux tragédies, sous les angles qui paraîtront les plus pertinents : dramaturgie, thèmes, réception, mise en scène, études de genre, versification et stylistique, etc. L’on pourra se poser, par exemple, entre autres, les questions suivantes:
Bajazet et Mithridate illustrent-elles un moment spécifique dans l’évolution du tragique racinien ?
Quelle image Bajazet et Mithridate donnent-elles de l’Orient profane ?
Pourquoi Racine choisit-il de mettre en scène l’Orient à deux reprises en 1672? Bajazet et Mithridate s’expliquent-elles, au moins partiellement, par le contexte littéraire, artistique et historique (rivalité avec L’Ariane de Thomas Corneille, ambassade turque de 1670, Guerre de Hollande…) ?
Quelle fut la fortune de Bajazet et/ou Mithridate, à la scène, dans la critique, mais aussi dans les programmes scolaires et universitaires ? Comment expliquer que leur double succès ait été suivi d’un double déclin ?
Y a-t-il un style racinien spécifique à l’année 1672 ?
*
Propositions de communication
Les propositions de communication (limitées à 300 mots et accompagnées d’un bref C.V.), seront à envoyer avant le 15 février 2022 à : anniversaires_raciniens@googlegroups.com