Acta fabula
ISSN 2115-8037

DOSSIER CRITIQUE n°

2025Avril 2025 (volume 26, numéro 04)
titre du numéro

Musique et réflexivité de la littérature

Dir. Alain Corbellari et Augustin Voegele

Ce dossier critique ne prétend évidemment pas à l’exhaustivité. Les travaux sur les liens unissant la littérature et la musique — et sur les obstacles, aussi, qui empêchent l’accomplissement de leur union — sont nombreux, et nous n’avons voulu, au fond, qu’indiquer au lecteur les grandes voies qu’ont suivies ou tracées, dans les dernières années, quelques livres qui nous semblent devoir faire date dans ce champ ou ce domaine de recherche.

D’autres ouvrages auraient mérité de figurer dans ce recueil de recensions. S’ils n’y apparaissent pas, c’est, soit qu’ils ont échappé à notre vigilance ; soit qu’il en a déjà été question dans de précédentes livraisons d’Acta fabula (songeons à l’essai de Marion Coste sur les Mémoires musicales et improvisations littéraires dans les romans de l’Atlantique noir, publié dans la collection « Francophonies » des éditions Honoré Champion début 2023, et que Florian Alix a commenté dans le numéro de juin 2023 ; au livre de Thomas Le Colleter sur les Poétiques et représentations de la musique [chez] Federico García Lorca, Pierre Jean Jouve [et] Giorgio Caproni, qui a paru en 2019 dans la collection « Perspectives comparatistes » des Classiques Garnier, et dont Frédéric Sounac a rendu compte dans le numéro d’avril 2023 ; ou à l’ouvrage d’Edwin Duval sur les Concordes et discordes des muses. Poésie, musique et renaissance des genres lyriques en France (1350-1650), Genève, Droz, 2023, dont Nathalie Dauvois a fait la recension en octobre 2024) ; soit encore qu’ils sont sortis des presses après que le sommaire de ce dossier a été définitivement fixé (c’est le cas, en particulier, de la réédition dans la collection « Classiques jaunes » des Classiques Garnier de La Petite Musique du style. Proust et ses sources littéraires de Luc Fraisse, dont le titre n’est pas à prendre comme une simple métaphore — et dont, soit dit en passant, la première édition, publiée en 2011, avait fait l’objet en janvier 2012 d’une recension de Philippe Richard ; ou encore de la traduction par Emilio Campagnoli, toujours aux Classiques Garnier, et à nouveau dans la collection « Perspectives comparatistes », de La Mer et la Cathédrale. La pensée musicale chez Baudelaire, Verlaine, Mallarmé de Michela Landi).

Malgré ces inévitables lacunes, cet ensemble de recensions s’est donné pour tâche, à la fois de faire le point sur certaines tendances actuelles des études musico-littéraires, et d’apporter un éclairage latéral sur les contributions du dossier de Fabula-LhT auquel il est couplé, dossier qui s’intéresse plus précisément aux liens entre Musique et réflexivité de la littérature, c’est-à-dire à l’utilisation que les écrivains font de la musique quand ils veulent inviter la littérature à se faire son propre miroir.

L’un des constats communs à tous ces ouvrages est que, de même qu’on ne peut regarder le soleil en face ni contempler frontalement l’idée de la mort, de même la littérature ne saurait dire littéralement la musique. Quand les écrivains doivent ou veulent parler de musique, les plus méandreuses des voies détournées semblent parfois être aussi les plus efficaces des chemins de traverse, et la littérature se voit alors contrainte de s’interroger à la fois sur ses limites et sur ses ressources. Ne prenons qu’un exemple : dire la musique, c’est souvent dire d’abord les musiciens. Dire Chopin, ainsi, c’est parler, en même temps que de son œuvre, du compositeur, voire de l’homme qui en est à l’origine : Irene Calamai montre dans Le Mythe de Chopin (XIXe-XXe siècles) (Classiques Garnier, 2023) que, pour un Balzac, évoquer Chopin est l’occasion, moins de définir l’esthétique du musicien, que d’indiquer les ambitions, les dangers et les limites de son propre projet littéraire. Mais c’est précisément en disant moins la musique elle-même que les hommes qu’elle foudroie, qu’il en fixe dans les mots les éclairs.

Il y a lieu, cela étant, de se demander si, au-delà de cette dimension nécessairement figurale des discours littéraires sur l’art des sons, la musique ne contraindrait pas aussi la littérature à sortir systématiquement de ses gonds. L’essai de Béatrice Didier sur les tentatives qu’ont fait les écrivains, les philosophes, les librettistes, etc., d’Homère à Pascal Quignard, pour Enserrer la musique dans le filet des mots (Hermann, 2019) invite par exemple à s’interroger sur l’autonomie de la littérature, qui ne semble jamais mieux à même de faire parler la musique que quand, renonçant à la dire, elle choisit de dire avec elle, dans des genres, voire des arts hybrides comme l’oratorio ou l’opéra. Cette fabrication d’un lyrisme intermédiaire entre littérature et musique est aussi décrite dans certains articles du dossier que la revue Littératures a consacré en 2021 au Paysage musical […] dans la première moitié du XIXe siècle. Et, en dehors même de ces cas évidents où les notes se chantent sur des mots, il semble que le mariage entre littérature et musique n’ait une chance d’être consommé que dans des espaces artistiques composites inventés ou aménagés pour l’occasion — de là la nécessité de cette notion d’Ouvertures mélopoétiques défendue et illustrée, entre autres, par Jean-Louis Cupers dans l’anthologie de ses travaux qu’il a donnée en 2019 aux Presses universitaires de Provence ; ou encore de ce terme de « transdiction » par lequel Nicolas Darbon, dans son essai sur Musique et littérature en Guyane (Classiques Garnier, 2018), désigne à la fois l’alcôve poétique où les deux arts se rencontrent, et les fruits de leurs « liaisons affectueuses » (p. 31). Le volume collectif sur Les Noces de Philologie et Musicologie. Textes et musiques du Moyen Âge publié aux Classiques Garnier en 2018 nous rappelle, cela dit, que le dialogue entre pratiques scientifiques pour cerner une réalité ancienne et complexe n’est jamais facile, la tentation de réduire la question à son propre champ de compétences restant souvent bien forte, et le dialogue ne s’instaurant vraiment qu’en surmontant de nombreux obstacles.

Bref, quoi qu’il en soit de ces difficultés méthodologiques que rencontrent celles et ceux qui pratiquent les études musico-littéraires, il semblerait que la musique permette moins à la littérature de se définir selon une perspective essentialiste, que de se repenser, voire de se réinventer selon une logique existentialiste où la création précède la théorie — ce qui est le principe même, au fond, de l’autoréflexivité.

Alain Corbellari et Augustin Voegele