Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Présentation
Fabula-LhT n° 17
Pierre Ménard, notre ami et ses confrères
Arnaud Welfringer

Théoriser avec Pierre Ménard

Aux jumeaux

1La théorie littéraire est-elle tout entière ménardienne ?

2Rares sont les théoriciens qui, à un moment au moins, n’ont pas pensé la littérature avec Pierre Ménard, cet écrivain imaginaire que Borges crédite d’avoir produit, entre autres choses, une œuvre radicalement nouvelle en écrivant à l’identique quelques chapitres de Don Quichotte.

3Ainsi, Maurice Blanchot puis George Steiner ont vu dans « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » une réflexion sur la traduction1 ; Hans Robert Jauss fait de Ménard un précurseur de l’« esthétique de la réception »2, tandis que la fiction de Borges sert à Umberto Eco pour illustrer ce qu’est l’« utilisation » d’un texte par opposition à son « interprétation »3. Antoine Compagnon place à l’origine de son livre La Seconde main ou le travail de la citation sa lecture de quelques fictions de Borges, au premier chef « Pierre Ménard »4 ; Jean-Marie Schaeffer s’appuie quant à lui sur celle-ci pour démontrer la variabilité contextuelle de l’identité générique des textes5. Gérard Genette en fait un exemple privilégié pour envisager la question de la réécriture – comme, à sa suite, Michel Lafon6. Au demeurant, Ménard est partout présent dans l’œuvre de Genette, de Figures jusqu’à L’œuvre de l’art7. On pourrait en dire autant au sujet de Pierre Bayard : Et si les œuvres changeaient d’auteur ? applique résolument la « technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées » inaugurée par Ménard ; plus largement, la distinction entre le livre comme support matériel fixe et comme surface variable de projection pour le lecteur, théorisée dans Enquête sur Hamlet et dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, revisite les paradoxes de l’identité posés par la nouvelle de Borges. Au-delà de la théorie littéraire, on sait la place que réserve un théoricien de l’art comme Arthur Danto à « Pierre Ménard » – et celle que ne lui ménage pas Nelson Goodman, dont la pensée esthétiquebute sur cet étrange cas8. Jacques Morizot a pu ainsi consacrer un ouvrage entier à ce qu’il nomme « le problème de Borges » et qui est plus exactement un « problème de Goodman » devant Ménard9.

4Bien sûr, on n’aurait pas de mal à opposer des contre-exemples de théoriciens non « ménardiens » – le plus fameux, signalé par Michel Lafon, étant Roland Barthes :

On rapporte que, lors de son séminaire sur « la préparation du roman », Roland Barthes, interrogé par l’un de ses disciples sur son absence totale d’intérêt pour l’œuvre de Borges, et sur les liens éventuels de cette incuriosité spectaculaire avec celle de Borges pour Proust, se contenta d’un lapidaire « Ne me parlez pas de Ménard », qui plongea les présents dans la perplexité10.

5 S’il est authentique, cet échange dit assez que, aux yeux de Barthes lui-même, l’on attend du théoricien qu’il est qu’il s’empare à son tour de Ménard (davantage que de Borges) – tout théoricien, en somme, devrait avoir quelque chose à dire de Ménard.

6Ménard serait-il donc, comme le jugeait Michel Lafon, « le personnage le plus important de la littérature du vingtième siècle, tout compte fait – avec Marcel et Edmond, bien sûr11 » ? Davantage que Teste et même que le héros de la Recherche, il est en tout cas le personnage le plus important de « l’aventure poétique », pour reprendre le titre d’une précédente livraison de Fabula-LhT dont celle-ci est à bien des égards le prolongement. Aussi est-ce au moins autant Ménard que Borges qui figure parmi les auteurs de prédilection de la théorie littéraire – parfois même recensé en index au même titre qu’Aristote ou Valéry : on ne peut mieux signifier que, comme l’écrivait Gérard Genette, Pierre Ménard est « notre ami, et confrère12 ».

7Mais, pour être de loin le plus reconnu, Pierre Ménard n’est pas le seul personnage à avoir les faveurs de la théorie : que l’on songe à un écrivain atypique comme Bartleby, héros de Gilles Deleuze ou de Giorgio Agamben13 ; aux critiques du Motif dans le tapis, d’Henry James14 ; à des détectives comme Holmes ou Dupin, qui ont fourni à  Umberto Eco et à Pierre Bayard une modélisation de leurs démarches respectives de sémioticien et de critique policier15 ; ou à des bibliothécaires comme celui de L’Homme sans qualité ou le (très borgésien) Jorge de Burgos du Nom de la Rose, théoriciens de la non-lecture pour Pierre Bayard16… Et il est bien d’autres personnages en attente d’être adoubés théoriciens : le Morel de Bioy Casarès, le professeur Frœppel de Tardieu, le Mr. Goodman de Jacques Roubaud, le Palomar d’Italo Calvino, le Jacob de Lafon de Keith Waldrop, ou encore quelques créatures de Pessoa, de Quaresma (encore un détective) à Bernardo Soares… Pierre Ménard est ainsi le chef d’une école de personnages conceptuels qui manifestent le caractère volontiers joueur et créatif de la théorie littéraire.

8C’est à cette faveur considérable que la théorie littéraire peut accorder à ces êtres de fictions dont Pierre Ménard est le meilleur représentant, que ce numéro de Fabula-LhT est consacré. La première section, intitulée « Lire avec Ménard », est plus particulièrement consacrée aux emplois théoriques attestés de la nouvelle de Borges. Étudier la réception de celle-ci ne signifie pas pour autant que le dossier Ménard est clos, et c’est à le rouvrir en posant de nouveaux problèmes que s’appliquent les contributions réunies dans la section « Théoriser avec (ou contre) Ménard ». La réflexion sur les usages théoriques d’un personnage de fiction comme Ménard serait en effet incomplète si elle n’accueillait pas des exercices d’invention théorique déclarée. Elle le serait également à s’en tenir au seul cas de Ménard, et c’est à révéler l’œuvre souterraine de quelques amis méconnus de celui-ci que s’occupent les contributions réunies dans la section « Pierre Ménard and friends ». Enfin, une place était initialement prévue au sommaire de ce numéro pour celui qui a tant œuvré pour faire du Nîmois « notre collègue et ami », je veux dire Michel Lafon ; à défaut d’un article qu’il n’a pu nous donner, la dernière section de cette livraison est consacrée à rendre hommage à Michel Lafon. On y trouvera trois textes inédits, dans lesquels il évoque sa relation avec Pierre Ménard, et montre que l’on peut effectivement vivre une amitié authentique et durable avec un personnage de fiction. Simultanément, l’Atelier de théorie littéraire republie quatre articles de Michel Lafon sur la poétique des formes brèves17.


***

9En guise d’introduction à l’ensemble de ces contributions, je voudrais insister sur le caractère à bien des égards étonnant, voire paradoxal, de ce privilège accordé par la théorie littéraire à des êtres de fictions comme Ménard. Privilège qui peut sembler exorbitant, y compris à ses meilleurs amis – ainsi à Gérard Genette, dans le texte qui ouvre ce numéro, intitulé « Ménard et nous » – et qui invite à s’interroger sur les raisons précises de cette fascination : qu’est-ce que la théorie littéraire trouve exactement à Pierre Ménard pour être si irrésistiblement séduite par lui ? Or, ici comme ailleurs, on n’est jamais mieux servi que par soi-même, et, en amitié comme en amour, on ne trouve guère à quelqu’un que ce qu’on lui prête : ce sont les manières dont la théorie littéraire a pu cristalliser (amicalement) sur Pierre Ménard que j’évoquerai ici.

L’invention de Ménard

10Curieuse destinée que celle de ce symboliste nîmois, imaginé par un Argentin en 1939, réinventé ensuite par quelques théoriciens français à partir des années 1960-1970, avant que des philosophes analytiques américains ne s’en emparent ; et c’est ce Ménard made in USA que discutent désormais les théoriciens de l’art… Or d’autres nouvelles de Borges auraient tout autant pu fournir matière à la réflexion : « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », « La Bibliothèque de Babel », « Le Livre de sable » ou « L’Immortel » sont certes bien connues des poéticiens, mais nettement moins sollicitées que « Pierre Ménard ». Que l’on songe encore à l’« Hommage à César Palladion18 » de Borges et Bioy Casares; il est stupéfiant qu’aucun théoricien (Michel Lafon mis à part19) ne se soit jamais intéressé à ce Palladion dont le génie, si proche de Ménard, consiste à republier sous son nom celles d’auteurs antérieurs – mais ceci explique peut-être cela.

11Dans toute passion, amicale ou amoureuse, la première rencontre est la plus décisive, tant elle détermine la suite, et ses circonstances comptent au moins autant que l’identité des protagonistes. Aussi me contenterai-je de faire quelques hypothèses sur ce qui, dans « Pierre Ménard » davantage que dans toute autre fiction, a pu retenir l’attention des premiers auteurs français qui s’y sont intéressés. Rencontre inattendue, de la part de théoriciens alors fort peu curieux de la littérature sud-américaine ; et assez tardive, puisque « Pierre Ménard » n’est guère évoqué avant le milieu des années 1960, soit vingt-cinq ans après sa première publication et près de quinze ans après sa traduction française20. Quelles circonstances ont pu donner à la nouvelle de Borges une lisibilité nouvelle ?

12Particulièrement instructif à cet égard est l’article que Gérard Genette consacre à Borges dès 1964, l’un des premiers à donner une place éminente à « Pierre Ménard ». Frank Wagner consacre ici une étude approfondie à la place centrale qu’occupe Borges dans la pensée de Genette, sous le titre résolument ménardien de « Jorge Luis Genette » ; il y indique notamment que « L’utopie littéraire » dont Genette esquisse les contours à partir de l’œuvre de Borges et en particulier de Ménard, définit déjà ce qui sera le lieu de la poétique refondée dans Figures III, à savoir

Cette vision de la littérature comme un espace homogène et réversible où les particularités individuelles et les préséances chronologiques n’ont pas cours, ce sentiment œcuménique qui fait de la littérature universelle une vaste création anonyme où chaque auteur n’est que l’incarnation fortuite d’un Esprit intemporel et impersonnel 21.

13Si l’on relit l’article de Genette en oubliant provisoirement qu’il annonce ses travaux ultérieurs, on s’avise de ce qu’il peut être inscrit dans un contexte immédiatement contemporain. Tout son propos consiste à relativiser deux « préjugés », « l’ordre de succession chronologique des œuvres et le lien de parenté entre l’auteur et son œuvre22 », exemplairement défaits par le Quichotte de Ménard selon Genette ; or ces deux préjugés sont bien entendu ceux de l’histoire littéraire. « Pierre Ménard » a pu ainsi acquérir une certaine vis polemica dans le contexte de la querelle de la « Nouvelle Critique ». Mais, comme Genette l’a indiqué plus tard23, cette querelle a été aussi l’occasion d’une réflexion métacritique qui a largement contribué à le détourner de la critique (nouvelle aussi bien qu’ancienne). Et, dès « L’utopie littéraire », celle-ci ne sort pas indemne de la contestation de ces deux préjugés : l’œuvre de Ménard relativise aussi bien les « particularités individuelles » (auctoriales ou opérales) auxquelles la critique s’attache que les « préséances chronologiques » que postule l’histoire littéraire. Machine de guerre contre l’histoire littéraire, « L’utopie littéraire » est aussi (sans peut-être que son auteur ne s’en avisât pleinement alors) un cheval de Troie glissé dans l’enceinte de la critique.

14À cet égard, on comprend que la fiction de Borges n’ait compté ni pour Barthes, comme je le rappelais à la suite de Michel Lafon, ni pour Jean-Pierre Richard ou Serge Doubrovsky, pour s’en tenir aux « nouveaux critiques » les plus fameux – et pas davantage pour Georges Poulet, Jean Starobinski ou Jean Rousset, autres rénovateurs de la critique dans ces mêmes années. La place faite ou non à « Pierre Ménard » est peut-être l’une des frontières qui séparent poétique et critique : la fiction de Borges, parce qu’elle est un métatexte fictif, introduit d’emblée une certaine distance à l’égard de la pratique herméneutique ; surtout, en cherchant à démontrer l’originalité absolue du Quichotte de Ménard, elle ne fait que pousser jusqu’à son extrême limite – et peut-être jusqu’à l’absurde – la démarche de tout critique, qui de la même façon postule et construit la singularité du texte qu’il s’agit de commenter. « Pierre Ménard », à cet égard, ne peut que séduire tout esprit poéticien, et refroidir, voire agacer, tout tempérament herméneute, sinon anti-poéticien : « Ne me parlez pas de Ménard ».

15Au-delà de la querelle de la Nouvelle critique, il est sans doute un autre contexte français, plus décisif, qui a pu donner à cette fiction une lisibilité dont elle ne disposait pas jusque-là. Georges Charbonnier, dans ses Entretiens avec Borges, déclarait au sujet de « Pierre Ménard » : « C’est une des fictions qui nous plaisent le plus ; nous sommes ravis , nous, Français, à l’idée que deux choses différentes sont la même24. » Il me semble que Charbonnier désigne ici, sans peut-être bien le mesurer, ce qui a pu présider à la rencontre entre « Pierre Ménard » et les théoriciens français : à savoir l’une des thèses centrales du programme structural formulé d’abord en linguistique, puis « généralisé » par Claude Lévi-Strauss et quelques autres. On peut en effet constater avec Jean-Claude Milner que certaines nouvelles de Borges, de fait, mettent en fiction quelques-uns des principes centraux du structuralisme linguistique :

De la distribution complémentaire, Borges avait fait récit dans Les Théologiens ; de l’absolue non-identité des semblables, il a fait récit dans Pierre Ménard, auteur du Quichotte.  Sa manière consiste à projeter le dispositif structural sur des figures humaines 25.

16Or « l’absolue non-identité des semblables » est un paradoxe au regard du principe classique d’identité des indiscernables tel que l’a formulé Leibniz, dont Borges est un lecteur assidu. Le conte fantastique qu’est « Pierre Ménard » aux yeux de Borges n’est tel qu’au regard d’une certaine idée de la réalité, fondée sur ce principe des indiscernables, qu’il postule continument pour pouvoir le transgresser ludiquement. En revanche, la non-identité des semblables n’est pas un paradoxe en linguistique structurale : comme le rappelle Jean-Claude Milner, « si l’être linguistique est défini par sa position dans un système de différences, alors deux êtres linguistiques pourront être différents sola positione26 ». Une fois ce principe posé puis étendu à des domaines non linguistiques, « Pierre Ménard » cesse alors d’être un conte fantastique, et peut devenir quelque chose comme un manifeste structuraliste. Le vertige que procure cette fiction en littérature est alors du même ordre que le vacillement qu’apporte le programme structuraliste dans les savoirs. Aussi Gilles Deleuze fait-il de « Pierre Ménard » le cas exemplaire où « la répétition la plus exacte, la plus stricte, a pour corrélat le maximum de différence27 », dès l’introduction de Différence et répétition, qui se veut une tentative de formuler la philosophie qui puisse rendre compte du structuralisme. De façon assez comparable, à l’ouverture de cette « archéologie des sciences humaines » – c’est-à-dire, en l’occurrence, du structuralisme – que sont Les Mots et les Choses, Michel Foucault se réfère à un article d’Enquêtes en des termes qui vaudraient aussi pour « Pierre Ménard » :

Ce livre a son lieu de naissance dans un texte de Borges. Dans le rire qui secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée – de la nôtre : de celle qui a notre âge et notre géographie –, ébranlant toutes les surfaces ordonnées et tous les plans qui assagissent pour nous le foisonnement des êtres, faisant vaciller et inquiétant pour longtemps notre pratique millénaire du Même et de l’Autre28.

17Or ce vacillement de « notre pratique millénaire du Même de l’Autre » rencontre aussi un des postulats de la poétique – et c’est notamment en ce point de la redéfinition des critères de l’identité que la poétique moderne est l’héritière de la linguistique structurale. Si « Pierre Ménard », bien plus que tout autre fiction de Borges, a accompagné la (re)fondation de la poétique et reste toujours fécond pour elle, c’est parce qu’elle reconnaît en cette nouvelle sa propre activité de relativisation de l’identité textuelle, distincte de la tâche de la critique, qui, en « nommant le sens » d’un texte, vise à lui assigner une identité substantielle.

Disproportion

18Si la fortune théorique de la nouvelle de Borges mérite la surprise, cela ne tient pas seulement à cette (ré)invention de Pierre Ménard en un lieu et un moment imprévus et imprévisibles, mais aussi à quelques raisons elles-mêmes plus directement théoriques. Comment se fait-il d’abord qu’une simple nouvelle, au demeurant fort brève, puisse susciter un discours théorique aussi copieux ? Michel Lafon a le mieux formulé ce paradoxe :

À ceux qui théorisent la pauvreté de moyens de la nouvelle, ou de la forme narrative brève en général, et par contrecoup la richesse du roman, au nom de sa longueur, de son épaisseur, de sa densité, de son foisonnement, de ses rebondissements, quel meilleur contre-exemple proposer que celui-ci : Pierre Ménard est tout à la fois une nécrologie, un tombeau, un faire-part de naissance cervantine, un exercice d’admiration, une biographie (une « biographie littéraire » ou une « biographie synthétique », dirait Borges), une vie imaginaire, une fable littéraire, l’éloge d’un écrivain invisible, un roman psychologique (catégorie « mœurs provinciales »), un traité de poétique, un catalogue raisonné, le « diagramme » d’une « histoire mentale », un manifeste intellectuel (quelque chose comme le Monsieur Teste de Borges, ainsi que le suggèrent, on l’aura compris, les citations de Valéry enchaînées deux paragraphes plus haut), un récit fantastique, une tragédie, une sotie, une « figure » de Genette (ou son plagiat par anticipation), une « détection fictive » de Milner, un ouvrage perdu aux confins de la bibliothèque de Babel ou le résumé de cet ouvrage, l’embryon d’un livre virtuel (que la NRF se devrait d’éditer), l’envers d’un drame amoureux, l’amorce d’une enquête policière, etc. Sans compter que cette nouvelle ouvre donc la série des fictions borgésiennes, en entraînant dans son sillage toutes celles qui vont surgir dans les mois et les années à venir. Et que Ménard – cet Hippogriffe, cette Chimère – a plus de vie, on le répète, plus de réalité que bien des personnages romanesques – à commencer, bien sûr, par les plus réalistes29.

19Mais ne serait-ce pas du fait même de sa brièveté que « Pierre Ménard » suscite de si nombreux discours ? Le même Michel Lafon signalait, au sujet de Pierre Ménard comme d’Edmond Teste, « l’aptitude parfois inouïe d’un personnage entrevu et quasi muet à vivre pleinement dans l’imagination du lecteur30 ». S’agissant de Ménard,

sa transparence, son absence comme personnage et sa leçon (le lecteur est celui qui crée le texte) sont une double incitation pour que l’on s’approprie la nouvelle de Borges et qu’on la recrée31.

20Michel Lafon évoquait sa propre réécriture par amplification de « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » dans son roman Une Vie de Pierre Ménard en la ramenant ainsi à l’actualisation d’une virtualité doublement inscrite dans la nouvelle de Borges. Il se pourrait que l’abondance du discours théorique sur Ménard n’ait pas non plus d’autre cause que cette « double incitation », dont le premier aspect (la « transparence » ou l’« absence » de Ménard) se laisse en partie ramener à un effet de la brièveté du texte de Borges : le poéticien comme l’écrivain recréeraient « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » par une semblable amplification qu’appellerait son texte – j’y reviendrai. Le second aspect de cette « double incitation » (l’exemplarité de « Pierre Ménard ») concerne plus évidemment encore la fortune théorique de ce texte – j’y viens.

La preuve par Ménard

21On peut en effet s’étonner de ce que « l’œuvre invisible » de Pierre Ménard puisse être un exemple privilégié pour le théoricien, alors que cette œuvre, à proprement parler, n’existe pas comme telle, et que tout ce qui en est dit dans la nouvelle de Borges n’est que fiction. Que prouve exactement l’exemple d’une œuvre entièrement imaginaire ? On pourra certes rappeler, avec Gérard Genette, que « l’objet de la théorie est non le seul réel, mais la totalité du virtuel littéraire32 » : la poétique est l’« exploration des divers possibles du discours, dont les œuvres déjà écrites et les formes déjà remplies n’apparaissent que comme autant de cas particuliers au-delà desquels se profilent d’autres combinaisons prévisibles, ou déductibles ». L’usage récurrent de « Pierre Ménard » dans le discours théorique illustrerait de façon emblématique cette caractéristique de la poétique qui, selon la même page de Figures III, l’éloignerait de l’empirisme pour lui donner ce que l’on n’ose plus trop nommer sa scientificité. Toutefois, l’œuvre de Ménard relève plutôt d’une forme d’impossible littéraire. Gérard Genette le signale lui-même dans Palimpsestes : « la faiblesse de cette performance, c’est d’être imaginaire et, comme le dit Borges lui-même, impossible33 » ; et, plus nettement encore, dans L’œuvre de l’art, où illa compare à la fiction non moins « improbable » du singe dactylographe (qu’il baptise pour l’occasion) :

Le cas du Quichotte de Pierre Ménard est non seulement imaginaire, mais fantastique, puisqu’il suppose qu’un écrivain du XXe siècle, sans le recopier et sans l’avoir appris par cœur, puisse produire (producir), et non reproduire, une réplique littérale d’un texte du XVIIe, par un miracle palingénétique aussi improbable que l’exploit fortuit de Jimbo.

22De quoi la fiction d’une œuvre impossible peut-elle alors être l’exemple ? On pourrait considérer, avec Christine Montalbetti, que l’usage récurrent de « Pierre Ménard » témoignerait que la poétique des possibles est aussi une « poétique des impossibles » :

Il ne s’agit pas seulement de travailler sur un virtuel qui pourrait toujours trouver – plus tard, ailleurs – à s’actualiser ; mais aussi, au terme de la combinaison des notions, de créer des cases pour lesquelles une pratique sérieuse sans doute n’aurait pas de sens, ou pas de validité institutionnelle, et dont la réalisation ainsi est tout à fait improbable. Les configurations fictionnelles que proposent les nouvelles de Borges sont précieuses à ce titre, puisqu’elles permettent d’illustrer de telles cases, et de raisonner, à partir d’un exemple sinon possible dans l’univers dans lequel nous nous trouvons, du moins formulé en registre fantastique, sur leurs enjeux, et sur ce qu’elles apprennent des fonctionnements réellement à l’œuvre34.

23Toutefois, « Pierre Ménard » ne vient pas si fréquemment remplir une case d’un tableau à double entrée ou exemplifier un type ou un concept, comme À la recherche du temps perdu peut exemplifier ce qu’est le récit autodiégétique, Ulysse la transposition sérieuse ou tel passage de Jacques le fataliste la métalepse. Pour autrement dire (car c’est la même idée), « Pierre Ménard » n’est qu’assez rarement un exemple interchangeable avec un autre : son régime d’exemplarité n’est pas celui, souvent allégué pour caractériser le discours du poéticien, que rappelle Florian Pennanech :

Le statut de l’exemple dans le texte théorique est relativement précaire : se contentant de venir illustrer, presque par hasard, ce que la réflexion théorique a mis en évidence par elle-même, les exemples sont réputés, dans ce type de texte, interchangeables, accessoires, quasiment anodins35.

24Palimpsestes offre le meilleur exemple de ces deux régimes d’exemplarité. L’œuvre de Ménard y sert d’une part à illustrer telle ou telle pratique hypertextuelle – ainsi de la réécriture du Cimetière marin en alexandrins, exemple de transmétrisation36, ou du Quichotte de Ménard illustrant la « parodie minimale, ou purement sémantique37 » : c’est le régime canonique de l’exemple en poétique. Il n’en va pas de même dans les propositions suivantes :

Borges a pu montrer sur l’exemple imaginaire de Pierre Ménard que la plus littérale des récritures est déjà une création par déplacement du contexte38.
Écrivant de son propre fonds un Quichotte rigoureusement littéral, Ménard allégorise la lecture considérée comme, ou déguisée en écriture39.

25« Pierre Ménard » fonctionne ici comme un tout autre type d’exemple, qui relève de ce que l’on appelle une « fable théorique », c’est-à-dire un exemplum fictif à interprétation transcendante obligatoire40 à contenu théorique. L’expression est récurrente pour qualifier la fiction de Borges – aussi bien chez les théoriciens (Antoine Compagnon évoque ainsi « l’apologue de Borges, recueilli parmi les fables théoriques de Fictions41 ») que chez les spécialistes de Borges (Jean Pierre Bernès appelle « Pierre Ménard » un « apologue théorico-littéraire42 »). Il est d’autres expressions équivalentes : « allégorie », comme on vient de voir chez Genette, « expérience de pensée » (et sa variante chic : thought-experiment43), etc. Même sans désignation générique explicite, c’est une semblable exemplarité que la plupart des théoriciens confèrent à « Pierre Ménard ». Ainsi Michel Lafon : « Pour résumer les deux enseignements de « Pierre Menard », je pourrais dire : lire c’est réécrire et écrire, c’est réécrire44 », où le théoricien considère la fiction de Borges comme un texte didactique dont il induit une double moralité ; ou encore dans ces lignes de Blanchot :

Lorsque Borges nous propose d’imaginer un écrivain français contemporain écrivant, à partir des pensées qui lui sont propres, quelques pages qui reproduiront textuellement deux chapitres de Don Quichotte, cette absurdité mémorable n’est rien d’autre que celle qui s’accomplit dans toute traduction45.

26Ce rien d’autre que est ici un opérateur d’allégorisation – ou plutôt, si l’on veut être précis, d’allégorismisation, selon la définition que donne Fontanier de l’allégorisme : « métaphore prolongée et continue qui, lors même qu’elle s’étend à toute la proposition, ne donne lieu qu’à un seul et unique sens, comme n’y ayant qu’un seul et unique objet d’offert à l’esprit46. » Ici même, dans son article « Pierre Ménard, metteur en scène du Quichotte ? », Romain Bionda se demande si la réécriture à l’identique du Quichotte par Pierre Ménard ne pourrait pas être une « figure » du travail de « re-création » qu’accomplit tout metteur en scène des classiques ; cette nouvelle allégorisation (provisoire, comme on verra) de « Pierre Ménard » l’amène à mettre en question la définition métaphorique de la mise en scène comme écriture ou texte scénique et à s’interroger sur le mode d’existence du texte dramatique – nouveau témoignage de la très grande fécondité théorique de l’opération.

27Faire de « Pierre Ménard » une fable, une allégorie ou, donc, un allégorisme, c’est précisément le moyen de composer avec l’impossibilité de l’œuvre de Ménard et d’en faire l’exemplification de propriétés réelles (qu’elles soient actuelles ou virtuelles) de la littérature et de l’art : un texte littéralement non pertinent devient allégoriquement pertinent, par le biais d’une interprétation transcendante (jugée) obligatoire.

28Le recours à « Pierre Ménard » constituerait donc un moment où le discours du poéticien atteint une sorte de point d’indistinction entre théorie et critique : théoriser à partir de « Pierre Ménard », c’est, simultanément, interpréter cette fiction – et vice-versa : interpréter « Pierre Ménard », c’est toujours déjà théoriser.

29On voit bien sûr ce qui rend aisé d’assigner à « Pierre Ménard » le statut de fable théorique : outre le statut de métatexte fictif qui facilite une thématisation métalittéraire, c’est évidemment la structure duelle de la fiction de Borges, qui se termine par un énoncé qui a tout d’une « moralité ». Le destin exemplaire de Ménard y est explicitement déchiffré par son obligeant nécrologue, qui y voit une leçon de lecture. Mais si « Pierre Ménard » a structure de fable, c’est une fiction de fable, dont son auteur n’en a pas tiré en son nom propre la « moralité », et dont rien ne garantit que le propos soit même sérieux. Au lecteur de juger et, nécessairement, d’interpréter – comme en témoigne, au demeurant, la diversité des leçons tirées de « Pierre Ménard », appliquées à de nombreux problèmes théoriques dont une bonne part n’est pas thématisée par la nouvelle.

Comment faire d’une fiction une fable théorique 

30Aussi peut-on se demander par quelles opérations le poéticien fait de « Pierre Ménard » une fable théorique et en varie l’exemplarité – par quelles opérations, partant, le poéticien fait de Ménard son collègue, et même son ami. En faire la typologie, c’est proposer quelques éléments d’une poétique de la poétique, à laquelle se livrent, à un moment ou un autre, plusieurs des contributions de ce numéro.

31La première de ces opérations, peut-être la plus décisive, consiste à prendre au sérieux « Pierre Ménard » ; j’ai formulé plus haut quelques hypothèses quant aux raisons historiques qui ont pu y amener. Formellement, cela consiste à défictionnaliser les énoncés de la nouvelle – ou au moins certains d’entre eux, toujours cités : d’une part, les passages du commentaire comparé du Quichotte de Ménard et de celui de Cervantès qui en démontrent la différence irréductible ; d’autre part, le dernier paragraphe, qui expose « la technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées » par laquelle « Ménard (peut-être sans le vouloir) a enrichi l’art figé et rudimentaire de la lecture ». Qu’il s’agisse de reprendre à son compte la démonstration du narrateur qui fait d’un même texte le support de deux œuvres distinctes (Gérard Genette, Arthur Danto et quelques autres encore) ou la leçon de lecture qu’il en tire ultimement (Pierre Bayard dans Et si les œuvres changeaient d’auteur ?),ou qu’il s’agisse de contester la pertinence de celle-là (Nelson Goodman) ou de celle-ci (Umberto Eco), les poéticiens considèrent ces énoncés fictionnels comme des énoncés théoriques de statut identiques aux leurs.

32C’est précisément l’analyse de cette opération qui constitue le point de départ de l’article de Richard Saint-Gelais, « Science (de la) fiction : de quelques théories auctochtones de la fiction en science-fiction et ailleurs ». Après son ouvrage Fictions transfuges qui s’achevait sur l’étude de la transfictionnalité dans la critique littéraire, il s’intéresse ici à « la transplantation de théories hors du contexte fictionnel d’où elles originent », en l’occurrence dans une argumentation théorique :

La question préalable — mais qu’on ne s’est guère posée, me semble-t-il — est la suivante : est-il légitime de « défictionnaliser » les propositions contenues dans le conte de Borges en leur conférant une validité (ou à tout le moins une pertinence) face à des textes, questions et enjeux réels ?  S’est-on suffisamment avisé que Ménard n’est devenu notre confère qu’à la faveur d’une sorte de métalepse qui le tire de la fiction où il loge pour en faire un quasi interlocuteur ? 

33Cette métaleptisation est interchangeable avec une autre opération, qui consiste à (ré)attribuer ces énoncés à Borges lui-même. Ainsi Umberto Eco affirme que « Borges suggérait de lire l’Odyssée comme si elle était postérieure à l’Énéide, ou l’Imitation de Jésus-Christ comme si elle avait été écrite par Céline47 » ; Antoine Compagnon écrit que « le texte de Ménard n’est ni un plagiat, ni une copie, ou, comme le dit Borges, il faut être totalement dépourvu de perspicacité pour n’y voir qu’une transposition du Quichotte48 » ; et Jean-Marie Schaeffer : « En résumant les arguments de Borges, on peut dire que le texte de Ménard, bien que syntaxiquement identique à celui de Cervantes, se distingue de ce dernier 49 ». L’effet de cette réattribution est de faire disparaître le narrateur de « Pierre Ménard »,narrateur dont la présence est bien encombrante pour y lire une fable théorique sérieuse. Michel Lafon le rappelait :

Mais au fait, qui parle dans « Pierre Ménard » ? En 1939, lorsque « Pierre Menard, autor del Quijote » paraît dans Sur, il est publié sans indication générique (c’est le propre de cette revue), avec sous le titre la dédicace « À Silvina Ocampo » et au bas de la dernière page la signature « JORGE LUIS BORGES ». Autant d’effets de réel qui induisent le lecteur de l’époque à identifier le « narrateur » à Borges, autrement dit à considérer le texte comme une authentique nécrologie et donc à croire à la réalité dudit Menard . En décembre 1941, lorsque « Pierre Menard » devient la troisième nouvelle de El jardín de senderos que se bifurcan, la mention « Nîmes, 1939 » apparaît en fin de texte. Cette mention contribue, avec l’inclusion de « Pierre Ménard » dans un recueil de nouvelles, qui seront à partir de 1944 exemplairement qualifiées de Fictions, à tout faire basculer clairement dans le fictionnel. La mise en recueil désambiguïse le statut d’un texte borgésien.

34La « mise en théorie » du texte de Borges accomplit une contextualisation et partant une désambiguïsation exactement inverses de celles opérées par cette « mise en recueil ». Or, comme l’observait Michel Lafon à la suite de l’analyse précédente,

La mise en recueil n’appauvrit en rien la nouvelle : ce que le personnage de Ménard perd en réalité, le narrateur le gagne en complexité. Tant que le texte passe pour une diction, un essai, une authentique nécrologie consacrée par Borges à un ami méconnu, on comprend mal que Borges commence par faire l’âne, avant d’être visité par le génie. Une fois avéré que le texte est une fiction, une fois qu’il n’y a plus d’identification ou de confusion primaire entre le narrateur (l’auteur anonyme de la nécrologie) et l’auteur (Borges, l’auteur de la nouvelle), c’est la psychologie de cet « intéressant homme de lettres » qu’est le nécrologue qui nous interpelle et nous déroute (quant au « tour de force » de Ménard, il me semble qu’il reste tout aussi fascinant, qu’il soit rapporté dans une fiction ou dans une diction).

35Il y aurait ainsi peut-être autant à dire (et peut-être à théoriser) du narrateur de « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » que de l’œuvre de Pierre Ménard elle-même ; surtout, ce que l’on sait de celle-ci dépend entièrement de cet étrange narrateur. Pour être « aussi fascinant, qu’il soit rapporté dans une fiction ou dans une diction », le « tour de force » de Ménard n’en est véritablement un que d’être ainsi interprété par le narrateur. De même, la « leçon » de l’apologue, à savoir le principe de « l’anachronisme délibéré et des attributions erronées » par où « Ménard (peut-être sans le vouloir) a enrichi l’art figé et rudimentaire de la lecture », n’est nullement le fait de Ménard lui-même, comme le signale la parenthèse, encore moins de Borges, mais bien de son suffisant interprète et nécrologue.

36Autrement dit, en faisant de « Pierre Ménard » un apologue, le poéticien, pourtant professionnel de l’analyse formelle, fait l’économie d’une étude de sa construction : ce n’est pas le moindre des paradoxes que nous avons rencontrés. Tel est le constat que fait Christine Noille dans « Le Pion de la tour. Analyse rhétorique des brouillons perdus du Quichotte » : « à force de faire du Ménard, la théorie ne fait plus de l’analyse ». Aussi se propose-t-elle de « tenter d’oublier Pierre Ménard pour se ressouvenir du Pierre Ménard », et de « revenir aux motifs de la fable et à sa dynamique de construction du sens » pour délivrer à son tour (au moins) un nouvel enseignement théorique de « Pierre Ménard », et manifester, ce faisant, la pluralité de leçons concurrentes que recèle la nouvelle.

37Cette réattribution défictionnalisante a l’avantage de procéder à une désambiguïsation capitale du récit de Borges. Michel Lafon rend compte en ces termes de l’une des principales « contradictions » de « Pierre Ménard » :

Tout y a structure de contradiction, la dernière (et non la moindre) étant celle qu’établit l’auteur d’un narrateur imbécile à un narrateur qui, in extremis, tire la géniale leçon littéraire de l’expérience de son ami, dans ce fameux dernier paragraphe50.

38Or le théoricien qui fait de « Pierre Ménard » une fable théorique en vient le plus souvent à faire jouer la « géniale leçon littéraire » dégagée finalement par le narrateur contre tous les éléments qui pourraient établir « l’imbécillité » de ce narrateur. Michel Lafon lui-même n’y résiste d’ailleurs pas tout à fait en parlant de « géniale leçon littéraire » :

La psychologie de ce narrateur-auteur qui, s’il est capable d’énoncer avec fulgurance, en fin de texte, les conséquences prodigieuses, pour la postérité, de l’aventure intellectuelle de son ami, sait aussi exhiber, à l’ouverture, une bêtise crasse (à moins que Ménard ne soit, comme Simon Kautzsch, un escroc « international », et que notre mystérieux témoin ne se caractérise alors, de bout en bout, par un constant aveuglement, une égale bêtise : mais je refuse cette lecture, je préfère croire à l’édification progressive du nécrologue sous l’inspiration posthume de son ami admiré et authentiquement admirable)51.

39Michel Lafon motive ainsi in extremis la contradiction qu’il a relevée, en inventant une trame narrative supplémentaire (un récit d’apprentissage qui se déroule au fil de l’écriture de la notice nécrologique) qui permet de rendre compatibles sottise initiale et génialité de la leçon finale, et ainsi de « sauver » celle-ci. Ce qui permet de disqualifier une autre interprétation possible, qui consiste à dégager une autre« moralité » que celle du narrateur alors jugé non fiable, en faisant jouer les éléments ridiculisant le narrateur contre cette leçon littéraire explicite (dès lors rien moins que « géniale »). Rien n’empêche de considérer que celui-ci, par exemple aveuglé par son admiration (ce serait une autre motivation), attribue à Ménard, sur la foi de quelques déclarations de celui-ci, un projet ou des circonstances de production qui ne sont peut-être pas exactes : Ménard pourrait n’être qu’un plagiaire, et avoir simplement recopié quelques chapitres du Quichotte. C’est ce que fait l’écrivain argentin Juan José Saer en interprétant « Pierre Ménard auteur du Quichotte » comme une satire des milieux littéraires français :

Ce récit est une vaste blague. On peut sans doute en extraire une théorie de la littérature, mais ce n’est pas celle de Borges. Borges n’a jamais pensé que Pierre Ménard écrivait un nouveau Quichotte. Le récit laisse d’ailleurs entrevoir que Pierre Ménard n’était peut-être qu’un fumiste : on n’a jamais retrouvé ses manuscrits… La cible réelle de ce texte, c’est une certaine littérature française avec laquelle il a toujours entretenu des relations ambigües. Il critique Valéry, Mallarmé, les post-symbolistes ; il aime Flaubert, mais accuse Pascal de frivolité… Le succès de Borges, en France, date des années soixante, en pleine apogée de la critique structuraliste. D’un autre côté, les Anglo-Américains ont pris tout cela au pied de la lettre, et l’ont aussi beaucoup instrumentalisé52.

40Emir Rodriguez Monegal, reconstituant la genèse de « Pierre Ménard », évoque un projet de satire littéraire conçu par Borges, Bioy Casares et Silvina Ocampo, projet que Borges aurait toutefois « infléchi  pour créer non seulement une nouvelle fantastique mais aussi un essai critique sur la poétique de la lecture53 ». Le biographe de Borges n’en est pas pour autant moins sensible à la persistance d’éléments satiriques :

Le récit est présenté comme une parodie du genre d’article écrit pour la défense d’un génie méconnu par un de ses disciples. En changeant la perspective, Borges accentue les aspects satiriques de l’histoire. Celle-ci devient une brillante parodie de la vie littéraire française, avec ses touches de bigoterie, d’antisémitisme et de flatterie à l’égard des classes les plus élevées54.

41Cette hypothèse génétique projette en diachronie des éléments synchroniquement concurrents dans la nouvelle de Borges, dont les uns peuvent alimenter une interprétation satirique de celle-ci (c’est le « Pierre Ménard » de Saer), et les autres sa constitution en fable théorique. Que l’on ne se méprenne pas : je ne prétends nullement défendre l’interprétation de Saer contre celle(s) proposée(s) par les théoriciens ; mon propos n’est en rien d’évaluer la « justesse » de celle(s)-ci ou de celle-là, mais de décrire les opérations métatextuelles requises pour faire d’une fiction comme « Pierre Ménard » une fable théorique – ce qui implique de rappeler qu’on peut aussi en faire quelque chose d’autre.

42Il est une autre ambiguïté de la nouvelle de Borges, qui tient à l’identification exacte de ce que fait Ménard. Michel Lafon remarque en effet que le narrateur précise fréquemment « tout ce que l’œuvre invisible de Ménard n’est pas, ne veut ni ne peut être, mais on n’entend jamais en quoi exactement elle consiste55 » :

Comme il faut bien malgré tout, de temps à autre, tenter de dire cet indicible qui est le sujet même de la nouvelle, narrateur et acteur principal en sont réduits à osciller – contradictoirement – entre l’évocation d’un acte indépendant (« Il ne voulait pas composer un autre Quichotte – ce qui est facile – mais le Quichotte » - « produire quelques pages qui coïncideraient – mot à mot et ligne à ligne – avec celle de Miguel de Cervantes » - « Je peux préméditer sa composition, je peux l’écrire, sans tomber dans une tautologie ») et celle d’un acte second par rapport à l’original cervantin (« reconstituer littéralement son œuvre spontanée » - « répéter dans une langue étrangère un livre préexistant »), quand ça n’est pas celle d’une écriture première par rapport au texte cervantin, qui n’en serait plus que l’ultérieure dévoration (« À la réflexion, je pense qu’il est légitime de voir dans le Quichotte "final" une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces – ténues mais non indéchiffrables – de l’écriture "préalable" de notre ami »)56.

43Tout poéticien doit semblablement réduire cette ambiguïté pour attribuer une exemplarité théorique à la nouvelle. C’est précisément parce qu’elle tourne ainsi « contradictoirement » autour du processus de (re)création du Quichotte par Pierre Ménard sans précisément l’élucider, que « Pierre Ménard auteur du Quichotte » appelle autant de commentaires, et si divergents ; mais des commentaires qui tiennent du coup aussi de la réécriture, parce qu’ils sont amenés, afin d’élucider ce processus, à compléter la lettre de la nouvelle (ou à l’amputer pour privilégier l’une ou l’autre des formules citées par Michel Lafon : à cet égard, une étude des manières de résumer « Pierre Ménard » serait intéressante). La désambiguïsation porte alors tout particulièrement sur un mot qui figure dans une phrase capitale de la nouvelle : « Su admirable ambición era producir unas páginas que coincidieran – palabra por palabra y línea por línea – con las de Miguel de Cervantes. » Soit dans la traduction française : « Son admirable ambition était de reproduire quelques pages qui coïncideraient – mot à mot et ligne à ligne – avec celles de Miguel de Cervantès57 ».Comme le remarque Michel Lafon au sujet de cette traduction,

Le seul écart apparent est la traduction de producir (produire) par « reproduire ». Grosso modo, « reproduire » a deux sens : produire de nouveau, répéter (« reproduire une performance, un exploit, une erreur ») et copier, imiter (« reproduire un tableau »). C’est sans doute le premier qu’a voulu convoquer le traducteur (produire une seconde fois, après la première fois de Cervantès), d’autant plus que la phrase précédente lève en principe toute ambiguïté : « Inutile d’ajouter qu’il n’envisagea jamais une transcription mécanique de l’original ; il ne se proposait pas de le copier ». Il n’en reste pas moins qu’il y a écart, là où une traduction littérale était possible . Et que cet écart peut induire, du moins pour un lecteur inattentif, un contresens majeur, qui consisterait à considérer que Ménard n’a pas produit (écrit) le « Quichotte », mais qu’il l’a tout platement copié. Qu’il n’en est pas, fût-ce partiellement, l’auteur, comme le proclame le titre, mais le plagiaire58.

44Quoi qu’il en soit d’éventuels « contresens » qui ne sont pas mon propos, le verbe producir (et sa possible traduction française par produire) n’est lui-même pas tout à fait univoque : il ne dit rien sur le mode précis de cette « production », et c’est là que réside l’ambiguïté. Aussi Nelson Goodman peut-il reformuler le travail de Ménard ainsi : « Whatever Menard wrote is simply another inscription of the text » – ce que son traducteur français rend ainsi : « Ménard rédige simplement une autre inscription du texte59. » Or, comme le remarque Gérard Genette, ces traductions sont solidaires de l’argumentation de Goodman, qui refuse de voir dans le Quichotte de Ménard une autre œuvre que celle de Cervantes :

Le texte dit wrote, et la traduction par « rédige » me semble un peu trop forte. Borges dirait peut-être que Ménard rédige (il écrit : producir) un second Quichotte, mais la thèse de Goodman consiste justement à lui attribuer un rôle plus modeste : simple production d’un nouvel exemplaire60.

45Mais, symétriquement, on ne peut qu’être frappé par les reformulations que donne Gérard Genette lui-même de l’entreprise ménardienne, reformulations qui pourraient aussi être jugées « un peu trop fortes » et solidaires de l’exemplarité théorique que Genette attribue à « Pierre Ménard ». La première de ces reformulations témoigne d’une belle constance, de Figures I à Palimpsestes – qu’on en juge :  

Pierre Ménard entreprit un jour de réinventer de son propre fonds, et sans anachronisme de pensée, les deux parties du Quichotte61.
Écrivant de son propre fonds un Quichotte rigoureusement littéral, Ménard allégorise la lecture considérée comme, ou déguisée en écriture62.
Borges imagine Pierre Ménard récrivant de son propre fonds une nouvelle version du Quichotte rigoureusement identique dans sa lettre à celle de Cervantès63

46Ces périphrases, si on les considère comme des traductions, ajoutent évidemment à l’économique producir ; si on les envisage comme des résumés de la nouvelle, elles prennent à leur compte l’interprétation du narrateur.Le dernier exemple cité introduit en même temps l’autre principale reformulation genettienne de l’entreprise ménardienne, qui n’apparaît que dans Palimpsestes (on voit pourquoi) :

Ménard récrit littéralement le Quichotte, et la distance historique entre les deux rédactions identiques donne à la seconde un sens tout différent de celui de la première64.

47Or il n’est pas plus évident de dire que Ménard « réécrit » le Quichotte de Cervantès que d’affirmer, comme Goodman, qu’il le « rédige » : Michel Lafon a pu montrer que « ”Pierre Ménard” met en scène, paradoxalement, un cas extrême de non-réécriture65 », puisque le personnage de Borges « produit » un texte identique à un modèle qu’il choisit d’ignorer. Théoriser à partir de « Pierre Ménard », c’est ainsi décider du sens de producir et, plus largement, de ce que fait exactement Ménard ; la leçon que l’on retient (au sens philologique) détermine la leçon (au sens de « moralité ») que l’on va tirer de la nouvelle.

48Le théoricien peut constituer « son » « Ménard » également par une autre opération de contextualisation, qui est aussi une opération hypertextuelle : elle consiste en une contamination avec d’autres textes de Borges, qu’ils soient issus des articles d’Enquêtes (ce qui contribue à la défictionnalisation de « Pierre Ménard ») ou d’autres nouvelles de Fictions. Dans « L’utopie littéraire », par deux fois (sur trois mentions), Pierre Ménard devient par exemple un habitant de Tlön :

Le goût des rencontres et des parallélismes répond chez Borges à une idée plus profonde dont nous trouvons une formulation agressive dans le conte Tlön Uqbar, orbis tertius : « On a établi que toutes les œuvres sont l’œuvre d’un seul auteur, qui est intemporel et anonyme. » Au nom de cette certitude, les écrivains de Tlön ne signent pas leurs livres, et l’idée même de plagiat y est inconnue, comme sans doute celle d’influence, de pastiche ou d’apocryphe. Tlönien par excellence ce Pierre Ménard, symboliste nîmois du début du siècle, qui entreprit un jour de réinventer de son propre fonds, et sans anachronisme de pensée, les deux parties du Quichotte66.
Dans l’univers résolument moniste de Tlön, la critique se trouve réduite à d’étranges expédients pour entretenir sa propre nécessité. Puisqu’il n’y a pas d’auteurs, elle doit bien évidemment en inventer : « elle choisit deux œuvres dissemblables, disons le Tao Te King et les Mille et Une Nuits, les attribue à un même écrivain, puis détermine en toute probité la psychologie de cet intéressant homme de lettres. » On reconnaît ici l’écho de l’ingénieuse technique de lecture inaugurée par Pierre Ménard : celle de « l’anachronisme délibéré et des attributions erronées67. »

49Ménard migre ainsi d’une fiction à une autre, en une opération à nouveau typiquement transfictionnelle. La nouvelle devient alors l’allégorie à la fois de la dissolution de l’auteur comme principe d’unité et d’interprétation et d’une conception non linéaire de l’histoire littéraire. Or on pourrait juger que l’argumentation du narrateur-nécrologue de « Pierre Ménard » présuppose ces mêmes principes : il démontre l’absolue originalité du Quichotte de Ménard en rapportant celui-ci à son contexte auctorial, et fonde sa démonstration sur l’évidence de la postériorité du Quichotte de Ménard par rapport à celui de Cervantès. Ce faisant, Genette superpose deux fictions plus distinctes qu’il n’y paraît. À rebours, Sophie Rabau oppose la leçon de « Pierre Ménard » à celle d’autres nouvelles de Borges, notamment « L’immortel », et dégage deux manières de faire de la poétique : l’une, « ménardienne », à ses yeux tributaires de ces préjugés que Genette entendait discuter dans « L’utopie littéraire » ; l’autre, qui tient davantage de l’uchronie littéraire, et se place résolument sub specie aeternitate pour reprendre de fonds en comble la question, (mal) posée dans « Pierre Ménard », de l’auto-attribution des œuvres, et introduire enfin « Du swing dans l’éternité ». Reconnaître en Ménard notre confrère, c’est aussi, après tout, pouvoir discuter (amicalement) ses propositions : le progrès de la science est à ce prix. Aussi Florian Pennanech théorise-t-il également contre Ménard : jugeant que la proposition théorique véritablement intéressante de « Pierre Ménard » n’est pas du tout celle que l’on croit, et mettant en pratique la critique tlönienne d’une manière plus radicale, il choisit deux œuvres objectivement bien plus dissemblables que le Tao te king et les Mille et une nuits, les attribue à un même auteur puis détermine (en toute probité), non la psychologie de cet intéressant homme de lettres, mais ce à quoi ressemblerait Don Quichotte si on décidait de l’attribuer à Cervantès. L’exercice théorique en quoi consiste ce « Cervantès, auteur du Quichotte », par sa vertu défamiliarisante, rend ainsi à leur étrangeté nos pratiques herméneutiques.

50L’opération de contamination, telle qu’on en trouve l’exemple chez Genette, relève plus largement d’une extension de la nouvelle de Borges, et à ce titre peut aussi consister en l’ajout d’énoncés émanant non de Borges, mais du théoricien lui-même. Ainsi, dans Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Jean-Marie Schaffer rappelle les arguments qui montrent que le Quichotte de Cervantès et celui de Ménard sont deux œuvres d’art distinctes, stylistiquement et thématiquement ; il propose ensuite « de compléter l’analyse de Borges, en ajoutant une troisième différence, d’ordre générique » entre ces deux œuvres :

Le récit de Cervantès est un anti-roman ou une parodie du roman de chevalerie ; le livre de Ménard serait plutôt soit un roman historique, soit un roman psychologique (le récit d’un délire hallucinatoire), soit un roman métaphysique (qu’on pense à la lecture « existentialiste » du Quichotte par Unamuno), soit un pastiche du genre parodique pratiqué par Cervantes et d’autres, soit, plus probablement, tout cela à la fois68.

51Ce complément, qui est aussi une manière de continuation du métatexte du narrateur, permet à Schaeffer de déduire de son « Pierre Ménard » ainsi augmenté une nouvelle leçon, sur un « problème » non thématisé par la fiction :

le thought-experiment de Borges garde sa valeur, y compris pour le problème des genres littéraires : l’identité générique d’un texte est, dans certaines circonstances et jusqu’à un certain degré, contextuellement variable, en ce sens qu’elle dépend de l’environnement transtextuel et plus largement historique dans lequel le texte est réalisé ou réactualisé comme acte de communication.

52L’augmentation par ajout d’éléments nouveaux permet ainsi de varier l’exemplarité théorique de « Pierre Ménard ».

53On pourrait aussi bien envisager d’autres extensions, riches de nouvelles leçons théoriques, par contamination avec d’autres fictions, cette fois non borgésiennes – ce à quoi pourraient servir les cousins de Ménard que révèlent les contributions réunies dans la section « Pierre Ménard and friends ». Damien Mollaret donne ainsi une utile mise au point en dressant quelques « Portraits d’écrivains fictifs borgésiens et nabokoviens », et signale d’intéressantes variations sur le paradoxe de Ménard aussi bien dans le reste de l’œuvre de Borges que dans celle de Nabokov. La traduction que nous donne Étienne Boillet d’une nouvelle, jusque-là inédite en français, de Tommaso Landolfi, La Déesse aveugle ou voyante, révèle un autre proche de Ménard, et peut-être même son jumeau caché. La fiction de Landolfi diffère en un seul point de celle de Borges : la production d’un texte identique à un texte antérieur y est le fait du hasard – certes légèrement corrigé, comme on verra, par quelques motivations qui s’efforcent de donner une (relative) vraisemblance à cette réécriture de l’exemple, canonique en théorie littéraire, du singe dactylographe. Dans son article « Dans l’ombre de Borges : Tommaso Landolfi et ses créatures ménardiennes », Étienne Boillet montre – un peu à la manière de la démonstration menée dans « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » – que la nouvelle de Landolfi « s’inscrit dans un cheminement personnel » propre à cet auteur, et ne doit rien à la lecture de Fictions. La déesse aveugle ou voyante est-elle à « Pierre Ménard » ce que le Don Quichotte de Ménard est à celui de Cervantès ? On ne sait trop, en effet, ce qui est le plus stupéfiant, qu’Ernest en vienne à composer par hasard « L’infini » de Leopardi, ou que Landolfi produise une nouvelle version de « Pierre Ménard » sans qu’il s’agisse d’une réécriture… À l’inverse de cette fiction de Landolfi qui duplique celle de Borges, Marc Escola, en exhumant une conférence d’un proche ami de Ménard, révèle quant à lui une œuvre dont le principe est exactement inverse. L’originalité du maître d’école Maria Wutz permet d’identifier par contraste un trait commun à tous les « personnages théoriques », qui de Bartleby à Pierre Ménard sont « hérauts de la passivité » : « L’annonce faite par Maria » fournit en revanche à la théorie un héros résolument actif. Comme Marc Escola, Augustin Voegele livre une contribution en forme de « fiction théorique » : « Ni Cendrars, ni  Kadiiski, ou que la légendaire Légende de Novgorode n’a pas besoin d’auteur », qui évoque, par l’intermédiaire d’un narrateur volubile, la « découverte » d’un poème perdu (?) de Cendrars.Le cas de ce possible faux littéraire amène une réflexion sur les liens entre théorie et fiction, et pose une question antiménardienne : quelle importance, au juste, accorder à l’identité de l’auteur dans notre lecture d’un texte ? Un texte (ne) peut-il (pas) se passer d’auteur ? Ces deux contributions de Marc Escola et d’Augustin Voegele démontrent aussi que composer une fiction peut être une manière de faire de la théorie. On regrettera peut-être à ce sujet que cette livraison ne compte pas une étude des réécritures romanesques de la nouvelle de Borges – je pense à Une vie de Pierre Ménard de Michel Lafon et de La Vraie Vie de Pierre Ménard de René Ventura69 – qui, chacune à leur manière, s’inscrivent dans un rapport plus ou moins déclaré au discours théorique suscité par « Pierre Ménard », et nouent ainsi hypertextualité et métatextualité, illustrant le concept de méthypertextualité forgé par Marc Escola et Sophie Rabau dans un ouvrage récent70.

Théorie et réécriture

54On s’en est toutefois avisé : le travail des poéticiens relève lui-même quelque peu de cette méthypertextualité. Théoriser avec Ménard consiste non seulement à interpréter mais aussi à réécrire la fiction de Borges, et chaque théoricien donne lui aussi une nouvelle Vie de Pierre Ménard. On ne s’en étonnera pas trop, et pas seulement parce que la frontière entre métatexte et hypertexte est des plus fragiles. C’est que le genre de la fable, que le théoricien assigne à « Pierre Ménard », se caractérise par une structure double qui le prédispose à l’hypertextualité : comme le remarque Michel Lafon dans un des textes que nous republions dans l’Atelier de théorie littéraire71, le déchiffrement du récit en une leçon est déjà une première récriture, qui en appelle d’autres. La réécriture est la condition nécessaire à la production comme à la variation de l’exemplarité de « Pierre Ménard » – c’est-à-dire à la théorisation.

55Gérard Genette est à cet égard un bon pourvoyeur de réécritures de « Pierre Ménard ». J’en retiendrais deux exemples. Le premier dans Palimpsestes, en une page où Genette, à partir du cas des deux réécritures de Robinson Crusoé par Tournier, signale un champ théorique resté inexploré depuis, celui de l’hyper-hypertextualité :

Vendredi ou la vie sauvage, transposition de transposition, est typiquement un hyper-hypertexte, à certains égards plus proche de son hypo-hypotexte Robinson Crusoë que ne l’était son hypotexte Vendredi ou les limbes du Pacifique. Cela fait rêver : de correction en correction, de moralisation en moralisation, on imagine Tournier finissant par produire une copie conforme de Robinson. Ainsi peut-être procéda Pierre Ménard à l’égard du Quichotte, qu’il retrouva en prenant simplement, si j’ose dire, le contrepied d’Unamuno. L’histoire de l’hypertextualité, qui se confond souvent avec l’histoire de la littérature, pourrait ainsi boucler sa propre boucle. Imaginez un lecteur innocent (espèce rare) d’Ulysse ou de Naissance de l’Odyssée. Innocent et désœuvré. Un jour, il entreprend, en grec (innocent et désœuvré, mais helléniste), une récriture archaïsante de l’un ou l’autre de ces textes, ou des deux à la fois. Comme par hasard, il réinvente mot pour mot le texte homérique… et tout est à recommencer72.

56La réécriture de Borges que propose Genette procède ici par variation des circonstances de production du Quichotte de Ménard, alors réécriture de La Vraie vie de Don Quichotte et Sancho Pança, lui-même réécriture du Quichotte de Cervantes. Cette fiction génétique, peut-être pas moins fascinante que le Ménard de Borges, permet d’ajouter un exemple au seul trouvé par Genette pour illustrer ce concept d’hyper-hypertextualité, mais aussi d’inventer un nouveau problème de Ménard – ou d’un Ménard revu et corrigé, donc – encore en attente de son théoricien. Cela finira bien par arriver un jour.

57Mais c’est surtout L’œuvre de l’art qui multiplie les fictions génétiques quant à la production du Quichotte de Ménard, après avoir affirmé, comme on a vu, l’impossibilité de celle-ci telle que rapportée par le narrateur de la nouvelle :

il faut bien voir que cette réplique pourrait aussi résulter de processus beaucoup moins surnaturels, tels que le plagiat (Ménard, cette fois, recopie le Quichotte et le publie froidement sous son nom en espérant que les lecteurs n’y verront que du feu) ou le détournement provocateur à la Duchamp : même processus, mais en visant cette fois le succès qui s’attache au « gag conceptuel ». Dans ces deux cas, bien sûr, un texte identique, syntaxiquement et littéralement, à celui de Cervantès revêt une signification transnotative fort différente, en tant qu’il procède d’une « histoire de production », c’est-à-dire en somme d’un acte artistique fort différent. Et le fait que dans les deux cas Ménard aurait produit, laborieusement ou mécaniquement, un « nouvel exemplaire » dans lequel Nelson Goodman pourrait parfaitement « lire le Quichotte de Cervantès » ne change rien à cette différence de signification, pour le coup tout à fait intentionnelle, qui distingue radicalement ces trois œuvres, aussi rigoureusement homotextuelles qu’elles puissent être. Je reconnais volontiers que ces deux derniers cas sont encore imaginaires, si l’on m’accorde en revanche qu’ils sont parfaitement possibles – et même, par les temps qui courent, d’une affligeante banalité73.

58Ces fictions génétiques sont cette fois « vraisemblablisantes », afin de montrer que le caractère fantastique de la nouvelle de Borges ne disqualifie en rien les problèmes théoriques qu’elle pose ; et Genette peut ensuite donner des exemples relevant de la réalité littéraire effective qui illustrent ce qui constitue à ses yeux la leçon de « Pierre Ménard » :

On nous objectera peut-être (ce nous englobe Borges et quelques autres, dont à coup sûr Arthur Danto) une fois de plus le caractère imaginaire de ces « expériences de pensée ». Je ne suis pas sûr que ce caractère suffise à déconsidérer leur enseignement, mais je rappelle que les cas de « désattribution » (et de « réattribution ») sont fréquents dans tous les arts, et je demande si l’on reçoit tout à fait de la même manière les Lettres de la religieuse portugaise depuis qu’on les sait de a plume de Guilleragues, ou, de nouveau, La Vie devant soi depuis qu’on l’a rendue à Romain Gary, ou les tableaux désattribués de Rembrandt, ou les faux Vermeer de Van Meegeren, dont Nelson Goodman a lui-même bien monyré comment leur destitution avait changé, en modifiant son corpus, notre perception du maître de Delft. Ces cas, artificiels ou marginaux si l’on veut, illustrent un fait plus général, qui est la dépendance, et donc la variabilité contextuelle (selon les époques, les cultures, les individus, et, pour chaque individu, les occurrences) de la réception et du fonctionnement des œuvres74.

59Toutefois, mieux vaudrait dire que Genette constitue ici en fables théoriques des exemples cette fois factuels : est-ce à dire que « Pierre Ménard » attire irrésistiblement dans son orbite tout exemple qui en est rapproché ? À moins qu’il ne faille considérer que le statut de fable théorique n’est nullement réservé à des textes fictionnels, et que la frontière entre les deux régimes d’exemplarité que je distinguais plus haut dans le discours du poéticien n’est peut-être pas si nette ; à moins encore que celui-ci n’argumente bien plus à coup d’apologues que d’exemples…

60Si la poétique et la critique ont ainsi toutes partie liée avec la réécriture, il reste toutefois qu’une différence capitale subsiste sur ce point entre ces deux formes de métatextualité, comme on s’en avise avec ces exemples genettiens : la réécriture y est déclarée. Le critique n’assume quant à lui que très exceptionnellement les opérations proprement créatrices qu’il accomplit, tout occupé à présenter son texte comme sémantiquement identique au texte qu’il commente, et qu’il considère comme intangible. Ce qui n’est nullement le propos du poéticien, pour qui le texte pourrait toujours être autre, et dont le discours ne vise nullement à être l’équivalent d’un autre texte : si « Pierre Ménard » peut offrir au poéticien la matière d’une fable théorique, un « Pierre Ménard » transformé en un point ou en un autre de son récit ou de sa leçon le peut aussi bien.


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61Richard Saint-Gelais nous invite ici même à prendre conscience que « nous sommes, dès lors que nous nous interrogeons sur les conséquences du geste de Ménard, bien plus ménardiens que nous le pensions » :

Ne devrions-nous pas nous étonner que le conte qui dit à quel point notre lecture des textes est tributaire du contexte dans lequel nous les lisons (ou sommes invités à les lire, comme avec l’expérience de pensée qui consiste à leur supposer d’autres auteurs), que ce conte pourrait lui-même être lu d’une lecture qui ne se préoccuperait pas outre mesure du cadre fictionnel qui est le sien ?

62C’est que la plupart des opérations par lesquelles le théoricien fait de « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » une fable théorique qui sont précisément celles que thématise la fiction de Borges : la contextualisation, la réattribution auctoriale, la réécriture, etc. Au reste, la possibilité même que cette fiction exemplifie des leçons aussi différentes, voire opposées, selon le théoricien qui s’en empare (et parfois au sein de la même œuvre théorique : ainsi Gérard Genette), illustre très exactement la démonstration du narrateur de « Pierre Ménard » (du moins telle que reformulée par… Gérard Genette à nouveau) : un même texte peut toujours supporter plusieurs œuvres – en l’occurrence, plusieurs fables théoriques.

63Tout se passe, en somme, comme si le théoricien accomplissait lui-même les opérations qu’il théorise.

64La fable de Pierre Ménard, bien entendu, n’enseigne rien d’autre.