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"Fictions transfuges", par Richard Saint-Gelais.

Introduction à Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux. Paris: Éditions du Seuil, coll. "Poétique", 2011, p. 7 à 17.

Ce texte est reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et des éditions du Seuil.




Fictions transfuges

Non loin de la table où j'écris ces lignes se trouvent entre autres Mademoiselle Bovary de Raymond Jean, le Dom Juan de Molière, Autour de la Lune de Jules Verne, Sherlock Holmes of Baker Street de W. S. Baring-Gould et L'Univers de Michel Tremblay de Jean-Marc Barrette. Collection hétéroclite à bien des égards – la littérature générale s'y mêle au récit policier et à la science-fiction, des romans y côtoient une «biographie», une pièce de théâtre et un dictionnaire de personnages – mais dont un dénominateur commun explique le rapprochement: chacun de ces livres participe à un ensemble plus vaste, fondé sur un type particulier de relation. C'est de cette relation qu'il s'agira ici.

Je me propose, pour ce faire, d'ajouter un terme à la panoplie déjà abondante des études littéraires et en particulier de la poétique. Par «transfictionnalité», j'entends le phénomène par lequel au moins deux textes, du même auteur ou non, se rapportent conjointement à une même fiction, que ce soit par reprise de personnages, prolongement d'une intrigue préalable ou partage d'univers fictionnel[1]. Un instant de réflexion suffit pour entrevoir l'ampleur et la variété du domaine ainsi délimité, où l'on trouve aussi bien les suites et continuations (second volume du Quichotte, complétions d'Edwin Drood que la mort de Dickens a laissé inachevé…), les personnages reparaissant comme ceux de La Comédie humaine, les spin offs en télévision et ailleurs, les séries et les cycles, de «Sherlock Holmes» à «Harry Potter[2]», et bien d'autres choses encore. Mon pari est qu'il y a un profit à tirer de leur investigation conjointe et que, par-delà l'hétérogénéité des pratiques, c'est une problématique commune qui se profile. La transfictionnalité met en jeu, et parfois en crise, les catégories majeures à partir desquelles nous pensons les textes, leur production et leur réception. Quelles sont les modalités, les conditions de possibilité et les conséquences de l'essaimage d'une fiction au-delà des frontières du texte? Quels sont ses rapports avec le statut et l'autorité de l'auteur? Comment s'articulent récit et fiction dans une relation transfictionnelle? Est-il légitime de parler d'identité, s'agissant d'instances (personnages, lieux, événements…) figurant dans des œuvres distinctes, parfois même contradictoires?

Ces questions n'ont pas, me semble-t-il, reçu toute l'attention qu'elles méritent. J'en vois un signe dans le flottement conceptuel que suscitent des dispositifs comme ceux qui m'intéresseront ici. Dans un article sur la métalepse, Frank Wagner rattache à l'«auto-intertextualité» le «retour de la bicyclette du Voyeur dans La Maison de rendez-vous d'Alain Robbe-Grillet» de même que «l'écho des coups sourds frappés par le vieux roi Boris (Un régicide) dans la diégèse de Souvenirs du triangle d'or» (2002: 247). Brian T.Fitch décrit comme «intra-intertextuelle» l'allusion, dans La Peste, au récent crime de Meursault et donc à L'Étranger[3]. Pour Janet Paterson, il s'agit là d'un redoublement semblable à ce qu'un roman comme Martereau accomplit à l'échelle d'un texte; proches à ses yeux de la mise en abyme, ces réduplications «attire[nt] l'attention sur la littérarité du texte» (1993: 29). Dans Palimpsestes (1982:11) Genette est (brièvement) enclin à rattacher à la paratextualité une intersection diégétique entre deux romans de Giono; Seuils (1987) ne reviendra pas sur cette variété curieuse de la paratextualité. Ces appellations ont l'inconvénient d'insérer les procédés dans une typologie des relations textuelles au détriment de leur dimension fictionnelle, bien aperçue pourtant par Genette et par Fitch[4], mais dont leurs terminologies, qui rangent ces dispositifs aux côtés d'autres comme l'autocitation ou le titre, rendent difficilement compte. Le domaine que je cherche à cerner est cependant loin d'être inexploré. Des travaux s'y engagent dans plusieurs directions, mais souvent de manière indépendante: sur le retour de personnages (Margolin, 1996; Aranda, 1997, 2001 a, b et c, 2002, 2007), les cycles et les séries (Benassi, 2000; Besson, 2004), les «réécritures postmodernes» (Doležel, 1998), la fan fiction (Jenkins, 1991, 1992, 1995): autant de régions de la contrée que je voudrais considérer globalement en dégageant son unité, en la construisant dans sa cohérence – tout en soulignant que cette unité et cette cohérence recouvrent, comme on le verra, de décisives différences. Je plaide donc pour une approche moins œcuménique que transversale, regroupant des résultats de provenances diverses et refusant la hiérarchisation implicite – et la méfiance parfois explicite – qui accompagne la division du travail intellectuel en études «littéraires» et «culturelles». Il y a des angles sous lesquels on jugera inconvenant, j'imagine, d'aborder tour à tour Don Quichotte et une série télévisée, «Sherlock Holmes» et La Princesse de Clèves. Il en est d'autres sous lesquels, sans nullement feindre que ces fictions sont également reçues et valorisées, il leur arrive de présenter des formes comparables – mais aussi une diversité, peut-être pas celle qu'on aurait cru, que leur analyse conjointe peut faire apparaître. La transfictionnalité est l'un de ces terrains où l'on a tout intérêt à croiser des champs trop souvent disjoints par la compartimentation académique et certains préjugés encore tenaces.

Les textes et les pratiques qu'on rencontrera ici ne sont donc pas tout à fait inconnus (même si le lecteur curieux fera çà et là, je crois, quelques découvertes). Ils sont cependant en attente d'un concept propre. Donnons-en une idée en mettant en regard la transfictionnalité et une notion voisine, l'hypertextualité telle que Genette la définit dans Palimpsestes (1982). La proximité des deux notions s'observe surtout sous l'angle de ce qu'en termes logiques on appellera leurs extensions respectives, qui présentent une intersection notable: ainsi, les suites et continuations sont à la fois des hypertextes et des transfictions[5]. Mais il est des hypertextes non transfictionnels (pastiches, parodies[6]…) et, réciproquement, des transfictions non hypertextuelles. Il n'y aurait pas grand sens à voir dans Le Père Goriot un hypertexte de Gobseck du fait de la présence du colonel Franchessini dans chacun de ces récits de Balzac. L'apparition, entre de nombreux autres personnages historiques ou imaginaires, de don Quichotte dans Terra Nostra ne fait pas de ce roman de Fuentes une imitation ou une transformation de celui de Cervantes. Une série est clairement transfictionnelle sans que l'on puisse dire du premier épisode qu'il serait l'hypotexte dont les autres seraient dérivés: tous, en fait, sont élaborés à partir d'un canevas qui, lorsqu'il est consigné, a plutôt le statut d'un outil de travail, d'ailleurs rarement rendu public. On en dira autant des «univers partagés», ces fictions développées conjointement par plusieurs écrivains qui situent dans un même cadre (souvent futuriste) des récits liés à seule hauteur encyclopédique, sans parfois que leurs intrigues se recoupent ou que des personnages réapparaissent de l'une à l'autre[7].

Si transfictionnalité et hypertextualité ne couvrent pas exactement les mêmes domaines, c'est qu'elles s'attachent à des propriétés, phénomènes et problèmes différents. C'est donc aussi, pour parler encore une fois comme un logicien, la «compréhension» des deux notions qui diffère. L'hypertextualité est une relation d'imitation et de transformation entre textes; la transfictionnalité, une relation de migration (avec la modification qui en résulte presque immanquablement) de données diégétiques[8]. Il est entendu que cette migration repose sur des relations entre les textes. Mais ces relations inter- (ou hyper-) textuelles sont tendanciellement occultées, dans la mesure où l'espace au sein duquel circulent les personnages et autres éléments diégétiques se donne comme indépendant de chacune de ses manifestations discursives: la référence conjointe à un même cadre – les «mondes» de Robinson Crusoé, d'Emma Bovary ou de Sherlock Holmes – recouvre la relation entre textes sur laquelle elle s'appuie. De là le léger trouble que suscite la présence en filigrane de Meursault et de son crime dans La Peste: ce qui est, pour nous, une intrigue romanesque, nichée dans les pages d'un autre livre, est traité comme un événement réel couvert par les journaux. Lire «transfictionnellement» un ensemble de textes, c'est donc poser à leur sujet une série de questions fort différentes de celles qu'appelle leur considération sous l'angle de l'intertextualité ou de l'hypertextualité.

Illustrons cela par un exemple qui se prête simultanément aux deux angles de lecture: L'Affaire Lemoine. Ce recueil de pastiches de Proust ([1919] 1947) peut être lu «hypertextuellement» en tant, précisément, que pastiche: on se penchera alors, à la manière de Jean Milly dans son édition critique (1970) ou de Genette dans Palimpsestes, sur les traits stylistiques (ou plus largement formels) des textes, sur la manière dont ceux-ci imitent, condensent ou déforment les traits des originaux, etc. La perspective transfictionnelle, pour sa part, s'intéressera au fait que Proust a choisi de rapporter les pastiches à un même cadre diégétique, cette histoire de fraude liée à la fabrication de diamants, inspirée d'un fait divers de l'époque, qu'il traite à la manière de Flaubert, de Sainte-Beuve, etc[9]. Elle conduira aussi à accorder une attention spéciale au pastiche de Balzac, qui est le seul à reprendre des personnages de l'auteur pastiché (d'Arthez, Rubempré, Nucingen…) tout en leur faisant subir une curieuse translation temporelle qui les projette en bloc au début du xxesiècle, époque de l'affaire Lemoine. Reconnaissons que les deux avenues de lecture, hypertextuelle et transfictionnelle, ne sont nullement incompatibles: la reprise de personnages est un procédé majeur de La Comédie humaine, dont Proust a bien vu qu'il était lui aussi à imiter; quant au déplacement chronologique, on peut y voir un signal de la distance ludique que le pastiche entend maintenir face à son modèle. Le regard transfictionnel consiste surtout à s'interroger sur les répercussions de ces contacts et de ces déplacements diégétiques. Notons tout d'abord que L'Affaire Lemoine établit deux types de relations transfictionnelles, les unes internes (entre les pastiches, tous consacrés de près ou de loin au procès Lemoine), les autres externes (dans le seul cas du pastiche de Balzac, diégétiquement lié à son original). Les premières sont relativement ténues, faute de protagonistes récurrents d'un pastiche à l'autre, hormis bien sûr la figure de Lemoine qui demeure cependant le plus souvent à l'arrière-plan[10]. Il n'empêche que nous sommes conviés à lire les textes de L'Affaire Lemoine comme se rapportant au même monde fictif[11]. Or, si le lecteur accepte cette invitation et se met à l'affût de relations plus précises, il remarquera peut-être que l'ami anonyme qui renseigne les spéculateurs boursiers, dans le pastiche de Flaubert[12], pourrait bien être de Marsay, personnage (immigré de La Comédie humaine) qu'on voit pareillement avertir le banquier Nucingen dans le pastiche de Balzac. Du coup se pose la question de l'effet combiné de ces divers contacts: si l'on admet que le pastiche de Balzac partage des personnages non seulement avec La Comédie humaine mais aussi avec le pastiche de Flaubert, s'ensuit-il que ces derniers entretiennent par son intermédiaire une relation transfictionnelle[13]? Autrement dit: la transfictionnalité est-elle, pour parler comme les mathématiciens, une relation transitive? Jusqu'où les réseaux, parfois tentaculaires, que les fictions tressent les unes avec les autres s'étendent-ils?

On voit mieux la spécificité de l'approche transfictionnelle. Certains se demanderont cependant si celle-ci ne fait pas l'économie du texte au profit de relations diégétiques indifférentes à leur matérialisation discursive. On verra que tel n'est pas le cas, et que c'est bien souvent à hauteur de «textures», pour reprendre un terme de Doležel, que se décident bien des relations transfictionnelles. Il reste que celles-ci, en donnant les personnages comme autonomes par rapport aux textes qui les instaurent, s'exposent à une objection d'ordre esthétique qu'on pourrait être tenté d'étendre à l'étude qui cautionnerait une pratique quelque peu suspecte. Qu'on se souvienne de réactions comme celle qu'exprimait Béatrice Didier il y a une quarantaine d'années:

Verrait-on Ellénore resurgir dans un autre roman de Benjamin Constant et cette fois, comme personnage secondaire? Cela est impensable. Car il est des romans qui retracent une aventure unique et achevée (par la mort des personnages ou non, là n'est pas la question; la mort finale n'est que le moyen de traduire symboliquement ce que l'expérience a d'unique et d'achevé). (Didier, 1972: 21, cité dans Aranda, 2001a: 147-148)

Dans une perspective structuraliste stricte, celle de Todorov à la même époque, l'interdit ne serait pas limité aux «romans qui retracent une aventure unique et achevée» mais vaudrait pour toute fiction:

Une lecture naïve des livres de fiction confond personnages et personnes vivantes. On a même pu écrire des «biographies» de personnages, explorant jusqu'aux parties de leur vie absentes du livre («Que faisait Hamlet pendant ses années d'études?»). On oublie alors que le problème du personnage est avant tout linguistique, qu'il n'existe pas en dehors des mots, qu'il est un «être de papier». (Todorov, 1972: 286)

Peut-être faudrait-il rappeler que le personnage transfictionnel n'existe pas davantage «en dehors des mots» – ces mots fussent-ils ceux d'un autre auteur. Il est net, cependant, que de telles pratiques appuient l'idée que le personnage transcenderait son texte d'origine pour se mettre à circuler à travers l'intertexte (quand ce n'est pas l'intermédialité), présent dans chaque œuvre mais assujetti, apparemment, à aucune. Nul doute que la transfictionnalité contribue par là à exacerber l'illusion référentielle. On ne s'étonnera donc pas de la défiance à son endroit, tant chez les critiques que chez des écrivains modernistes comme Robbe-Grillet, Pinget ou Perec, qui ne l'ont pratiquée que de manière visiblement ironique, à coups de reprises ambiguës ou contradictoires qui visaient à contrarier l'émancipation des «personnages» concernés (Franck, Mortin, Gaspard Winckler…). On ne s'étonnera pas non plus de rencontrer, chez les (rares) critiques qui en font mention, une propension à ramener ces dispositifs à leur seule dimension intertextuelle:

Ainsi de la récurrence du nom «Gaspard Winckler» [dans Le Condottiere, W ou le Souvenir d'enfance et La Vie mode d'emploi] […]. A priori, on pourrait penser que, comme chez Balzac, il s'agit d'un retour de personnage, qui crée une illusion de réalité, de vraisemblance mimétique. Mais, chez Balzac, les personnages, même s'ils évoluent, demeurent foncièrement stables dans leur identité […]. Chez Perec, un même nom va servir à plusieurs personnages différents, ce qui lui ôte toute crédibilité au premier degré. (Roche, 1997: 119)

[…] la récurrence des noms [chez Perec] ne vise pas à renforcer la cohérence représentative. Au contraire, d'un texte à l'autre, il y a des ruptures, des contradictions et le même signifiant renvoie à des traits sémiques différents voire incompatibles; l'intertextualité ne garantit plus l'identité du personnage, elle la subvertit. Cette homonymie intertextuelle est l'image même de la productivité du nom: […] un signifiant unique engendre des signifiés multiples et différents. (Magné, 1984: 69)

Or, si ces dispositifs ont un impact subversif, c'est précisément à travers la mise en place d'incompatibilités sur le plan diégétique, où ils aménagent des relations qu'ils déstabilisent du même coup. Il ne s'agit certes pas d'assimiler les pratiques perecquienne et balzacienne de la transfictionnalité[14]. Mais il ne s'agit pas davantage d'établir, comme le fait Ricardou, une opposition dichotomique entre des relations intertextuelles, tacitement valorisées, et des relations extratextuelles entachées de référentialité[15]. Car une fiction peut aussi se lier à d'autres fictions; et ces liens sont loin d'être unanimement favorables à une hypostase des entités fictives, à une illusion de réalité dont Balzac (et plus récemment la culture médiatique) offrirait le modèle tout trouvé. De toute façon – car il n'est pas question, symétriquement, de ramener la transfictionnalité à ses seules versions contestataires ou antiréalistes –, l'investigation théorique n'a pas à se faire le relais de jugements esthétiques, sans compter que l'évidence empirique de pratiques transfictionnelles de toutes sortes en fait un phénomène qu'il me paraît grand temps d'examiner sans parti pris.

On aura donc compris que cette entreprise doit quelque chose à la levée du «“moratoire” formaliste sur les rapports entre référence et fictionnalité[16]». C'est la théorie de la fiction qui, en faisant admettre la légitimité de ces questions, en montrant qu'elles n'ont rien d'un rebroussement vers le réalisme naïf, a ouvert la voie dans laquelle cet ouvrage s'engage[17]. Les avantages qu'on peut en escompter sont d'ailleurs réciproques, en ce que, si la réflexion sur la transfictionnalité ne peut que profiter de l'appareil conceptuel sophistiqué de la théorie de la fiction, cette dernière gagne, à être confrontée aux problèmes particuliers posés par les migrations transfictionnelles, une prise analytique un tant soit peu précise. La nature même des débats classiques de cette théorie – sur le statut des entités fictives et des énoncés qui s'y rapportent, sur la complétude des mondes fictifs, etc. – en font en effet une discipline axée sur des problèmes fondamentaux, et d'une application malaisée parce qu'éminemment générale: pour un partisan du modèle des désignateurs rigides ou de l'incomplétude des mondes fictifs, ceux-ci valent pour tous les noms de personnages ou l'ensemble des univers fictifs, et ne sauraient servir à distinguer, disons, Roquentin du Horla ou la Ruritanie de la Terre du Milieu[18]. Cette généralité des théories de la fiction tend à en faire, pour le littéraire, un ferment de réflexions davantage qu'un outil de lecture ou d'analyse. Or la transfictionnalité est l'un des lieux où il est possible d'articuler les concepts généraux à des dispositifs précis, aux orientations variées; des dispositifs qui, plutôt que d'illustrer le fonctionnement «régulier» de la fiction (un texte/une diégèse), le font vaciller à coups de débordements, de courts-circuits, de conflits entre variantes – et ont donc quelque chance de relancer l'investigation théorique plutôt que de lui offrir un simple répertoire d'exemples[19]. Qu'en est-il de l'identité de personnages dont les attributs ne sont pas les mêmes d'un texte à l'autre? De l'incomplétude d'une fiction à laquelle un récit ultérieur ajoute des précisions et des révélations? De l'autorité d'un texte, lorsque d'autres versions contestent sa véracité?

Ces questions appellent une approche sensible à la multiplicité et à l'entrecroisement des dimensions qu'elles impliquent. Une transfiction agit sur un récit antérieur (ou plus exactement sur sa diégèse); elle affecte le cadre fictionnel en traversant l'impalpable espace intercalaire qui sépare les textes; elle soulève des problèmes de légitimité que les lecteurs ne peuvent arbitrer en fonction du seul contenu des textes, mais en tenant compte aussi de l'identité et de l'autorité respectives de leurs auteurs. L'étude de la transfictionnalité sollicite – presque toujours conjointement – des considérations textuelles, narratives, pragmatiques, esthétiques et institutionnelles, qu'il n'y aurait pas grand sens à aborder séparément. Les questions qu'elle soulève intéressent, à des titres qu'on devine divers, plusieurs disciplines, des études littéraires à la théorie de la fiction, des études culturelles au droit de la propriété intellectuelle. Plutôt cependant que de segmenter la réflexion selon un partage disciplinaire, j'ai préféré suivre un parcours en quelque sorte transversal, axé sur la dynamique transfictionnelle, que j'envisagerai successivement à travers ses opérations «élémentaires» (expansion, version, croisement, capture) et sa régulation, autrement dit dans sa dimension systémique. Mon approche ne sera toutefois pas strictement formelle, car cette séquence classique – du plus simple au plus complexe, du plus attendu à des formules plus surprenantes, des relations biunivoques à celles qui régissent les ensembles transfictionnels – sera encadrée par quatre chapitres examinant, pour les deux premiers, les enjeux généraux de l'idée même de transfictionnalité et son incidence sur le statut de la fiction, et, pour les deux derniers, les prolongements qu'elle connaît dans la culture médiatique et dans le discours critique.

Ce caractère transversal de l'enquête s'observe aussi du côté du corpus retenu. Compte tenu de la portée générale de la réflexion que je compte ici lancer, il convenait de l'appuyer sur des textes d'orientations aussi variées que possible. J'ai déjà souligné que la transfictionnalité n'est pas liée à une esthétique particulière. On verra aussi qu'elle traverse les frontières génériques et historiques, même si ma formation de vingtiémiste et mon intérêt de longue date pour le roman policier et la science-fiction (deux genres nettement propices à la transfictionnalité) marquent plusieurs de mes choix. Un médiéviste, un spécialiste de Balzac (ou de Faulkner) ou un chercheur en études télévisuelles auraient sans nul doute produit un ouvrage sensiblement différent, qui aurait envisagé des cas de figure et aurait abordé des questions que j'ai certainement négligés. Mon espoir est que celui-ci, avec ses prédilections et ses lacunes, ses inflexions et ses inévitables taches aveugles, offre au lecteur curieux de quoi mieux comprendre un phénomène proliférant mais trop longtemps méconnu.


Richard Saint-Gelais (Université Laval, Québec)



[1] En donnant ici à «texte» une acception large qui couvre aussi le cinéma, la télévision, la bande dessinée, etc. On verra cependant que la plupart de mes réflexions s'appuient sur l'exemple du texte narratif et que, même si bon nombre d'entre elles s'appliquent à d'autres formes de fiction, je n'examinerai pas l'incidence spécifique de ces formes sur le fonctionnement de la transfictionnalité: cette enquête-là reste à faire.

[2] C'est l'occasion d'une petite note typographique: je distinguerai dorénavant les titres d'ouvrages et d'ensembles en usant de l'italique pour les premiers et des guillemets pour les seconds, sauf lorsque ces derniers sont le fait de l'auteur, comme La Comédie humaine. Mais il n'est pas inhabituel que les ensembles, surtout sériels, doivent leur intitulation à leurs lecteurs ou commentateurs: c'est le cas de «Sherlock Holmes».

[3] «Au milieu d'une conversation animée, [la marchande de tabac] avait parlé d'une arrestation récente qui avait fait du bruit à Alger. Il s'agissait d'un jeune employé de commerce qui avait tué un Arabe sur une plage» (1947: 56-57). Ce passage, de même qu'un autre, dans L'Étranger cette fois, où Meursault lit dans un journal un fait divers dans lequel on reconnaît l'intrigue du Malentendu (Camus, 1957: 124-125), est commenté par Fitch dans The Narcissistic Text (1982: 89-90).

[4] «Les événements fictifs de L'Étranger sont repris et absorbés dans le monde du roman plus tardif, et entrent par conséquent dans un univers fictif plus vaste et plus étendu que ce que pourrait contenir le cadre d'une seule œuvre, quelle qu'elle soit» (Fitch, 1982: 90*). Je signalerai tout au long de cet ouvrage par l'astérisque les passages qui, à l'instar de celui-ci, ont été traduits de l'anglais par Nathalie Roy avec ma collaboration.

[5] J'utiliserai dorénavant ce terme pour désigner les textes entretenant une relation transfictionnelle avec un texte préalable, en réservant le terme de fiction, chaque fois que le contexte correspondra clairement à cet emploi, au texte où s'est d'abord mis en place l'univers fictif en question.

[6] Il serait plus juste de dire que la relation hypertextuelle, dans le cas du pastiche, de la parodie, etc., ne présuppose ni n'exige une relation transfictionnelle, ce qui n'empêche pas certains textes de conjuguer l'une et l'autre: on en verra bientôt un exemple.

[7] Je rappelle qu'Eco définit, dans Lector in fabula ([1978] 1985), l'encyclopédie comme le réseau général de connaissances se rapportant à un monde réel ou imaginaire.

[8] Serge Lacasse (communication personnelle) me fait valoir que cela justifierait de baptiser «transdiégétique» ce que je nomme plutôt «transfictionnel». Si je préfère malgré tout ce dernier terme, c'est que la circulation de données diégétiques pose des problèmes spécifiques dans le cas de la fiction, alors qu'elle va de soi dans les textes référentiels: nul ne s'étonnera que les historiens de la guerre de Sécession fassent tous référence au président Lincoln et au général Lee.

[9] On fera ici abstraction de l'éventuelle référentialité des Pastiches, rendue de toute façon douteuse du fait des ostensibles manœuvres de fictionnalisation dont l'«affaire» fait l'objet.

[10] Cette ténuité transfictionnelle est bien décrite par Genette lorsqu'il note que «si [l]es différents chapitres [de l'Affaire Lemoine] se rapportent bien au même sujet commun, on ne peut pas dire qu'ils racontent tous la même histoire: chacun d'eux choisit dans le fait divers le détail ou le point de vue qui lui convient, et ces segments ne sont donc pas tout à fait superposables et concurrents» (1982: 161).

[11] À l'exception du pastiche de Sainte-Beuve qui consiste en une critique de… celui de Flaubert – ou plus exactement du roman entier dont le texte qu'on a lu ne constituerait qu'un extrait: bel effet de trompe-l'œil. (Il s'en produit un autre dans le pastiche de Faguet où est commentée une pièce (imaginaire) de Henri Bernstein intitulée, bien sûr, L'Affaire Lemoine, sans que nous disposions dans ce cas d'un extrait). Métatextuelle, la critique de Sainte-Beuve doit donc être située à un niveau distinct de la fiction (l'imaginaire roman de Flaubert) dont elle traite; ce faisant, elle se rapproche de ce que j'analyserai plus loin sous le nom de «capture transfictionnelle».

[12] «À certains, les millions ne suffisaient pas; tout de suite ils les auraient joués à la Bourse; et, achetant des valeurs au plus bas cours la veille du jour où elles remonteraient – un ami les aurait renseignés – verraient centupler leur capital en quelques heures» (p.21).

[13] Cela revient à se demander quelles stratégies interprétatives les lecteurs seront enclins à adopter. C'est aussi ce que suggère l'exemple de la chaîne transfictionnelle qui relie La Peste à L'Étranger, et ce dernier au Malentendu: le tressage d'un (discret) fil conducteur entre les œuvres est indéniable, mais il n'est pas sûr que tous les lecteurs en concluront à une porosité diégétique permettant au DrRieux, par exemple, de séjourner à l'auberge où Jan a été tué.

[14] Encore que, comme le savent bien les spécialistes, La Comédie humaine regorge d'inconsistances, qu'on peut certes attribuer à la négligence de Balzac ou à la quantité considérable de données diégétiques qu'il avait à «gérer» et non à une improbable visée anti-mimétique.

[15] «Supposons un texte de fiction. Ses relations extérieures se divisent en deux domaines. Comme texte, il peut être comparé à d'autres textes; comme fiction, il peut être confronté à la “vie même”» (1978: 140).

[16] Je cite la formule désormais bien connue qu'on trouve dans le prière d'insérer d'Univers de la fiction (Pavel, [1986] 1988).

[17] La théorie de la fiction regroupe les travaux en philosophie du langage, en logique, en sémantique des mondes possibles et en pragmatique, qui se penchent sur le statut des entités et du discours de fiction.

[18] Le modèle de Lubomir Doležel, fondé sur les types de composantes et de «macro-contraintes» entrant dans la composition et régissant la construction des mondes fictifs, vise cependant une telle approche différenciée.

[19] Dont les théoriciens de la fiction n'ont de toute façon guère besoin, puisqu'ils s'en tiennent souvent à des exemples fabriqués pour l'occasion, comme «Sherlock Holmes habitait au 221B Baker Street», phrase qu'on chercherait en vain dans les récits de Conan Doyle.



Richard Saint-Gelais

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Dernière mise à jour de cette page le 23 Novembre 2011 à 15h32.