Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Lire avec Ménard
Fabula-LhT n° 17
Pierre Ménard, notre ami et ses confrères
Richard Saint-Gelais

Science (de la) fiction : de quelques théories autochtones de la fiction en science-fiction et ailleurs

1« Tout corps suspendu dans les airs demeure immobile jusqu’à ce qu’il s’aperçoive de sa situation. » « Tout corps projeté contre une paroi traverse celle-ci en créant une perforation correspondant exactement à sa silhouette. » Que l’on n’aille pas chercher chez Newton ou Laplace ces affirmations, que je tire d’un texte de Marc O’Donnell intitulé « The Laws of Cartoon Motion », d’abord paru en 1980 dans la revue Esquire et reproduit depuis sous diverses formes (et divers titres) sur Internet1. Constitué de neuf « lois » (mais la liste tend à s’allonger dans les versions qui circulent sur Internet), le texte d’O’Donnell touche diverses questions, avec une nette prédilection pour les collisions, la chute des corps et les effets (dévastateurs, mais jamais permanents) des explosions ou de la vélocité extrême. On aura compris que ces lois ne s’appliquent pas à notre univers mais à celui, supposé unique et homogène — transfictionnel, donc — des dessins animés américains, en particulier ceux produits depuis les années 1940 par la Warner Brothers, où se sont illustrés des dessinateurs à l’imagination délirante comme Chuck Jones et Tex Avery. L’humour réside bien entendu dans le ton pince-sans-rire avec lequel O’Donnell traite comme parfaitement normal cet univers débridé où les enclumes tombent invariablement plus lentement que les autres objets et où les corps subissent d’innombrables déformations avant de reprendre leur aspect initial comme si de rien n’était.

2Tout cela vise évidemment à faire sourire, mais ne dispense pas de considérer avec un peu d’attention ce petit texte plus ingénieux qu’il n’y paraît. Le premier effet des « lois » dégagées par O’Donnell est de faire voir que l’arbitraire apparent de ces dessins animés recouvre des régularités sous-jacentes, faisant de l’idée d’univers fictif davantage qu’une métaphore : nous aurions affaire, derrière l’absurdité apparente des situations, à un cadre diégétique cohérent puisque régi par des principes invariants, encore que fort différents de ceux qui régissent notre monde. Leur second effet est plus subtil : il consiste à conjuguer sérieux imperturbable et science aberrante pour souligner à quel point notre réception de ces dessins animés, sans les naturaliser, finit malgré tout par considérer comme « normales » — dans cet exubérant univers fictif s’entend — les situations que vivent ses habitants, la matière dont ils sont constitués et les forces (gravitationnelles, mécaniques ou autres) auxquelles ils sont soumis. L’objectif d’O’Donnell est en quelque sorte de « réenchanter » le monde des dessins animés, de souligner leur absurdité que la multiplication de gags aux patterns semblables a fini par émousser2. Il s’y prend toutefois d’une manière essentiellement ironique qui consiste, non à dire l’extravagance de ce monde, mais à l’escamoter pour mieux faire voir, à travers une « normalisation » au bout du compte aussi délirante que les films eux-mêmes. Personne ne prendra bien entendu au sérieux ces prétendues lois : cela n’en souligne que davantage, mais a contrario, l’écart que ce monde joyeux et brutal maintient avec le nôtre (tout aussi brutal, sans doute, mais d’une manière incontestablement moins réjouissante). Mais c’est dire — et c’est le point sur lequel je voudrais insister — que les « Laws of Cartoon Motion » se placent, non à l’extérieur du monde des dessins animés, comme leur statut (simili-) théorique peut un instant le suggérer, mais en leur sein : en feignant de décrire comme effectifs les phénomènes qu’elles décrivent, ces lois deviennent elles-mêmes une composante de l’univers fictif, au même titre que les personnages, leurs aventures ou leurs décors3.

3Si l’amusant texte d’O’Donnell m’est revenu à l’esprit au moment de réfléchir aux leçons que la théorie littéraire peut retenir de l’exemple de Pierre Ménard, c’est, on l’aura compris, en ce qu’il illustre les curieux rapports que fiction et théorie sont susceptibles d’entretenir dès lors que l’une et l’autre, plutôt que d’être assignées à des sphères distinctes, semblent se fondre en un même discours au statut instable. Car la leçon de Pierre Ménard ne doit pas uniquement être cherchée du côté d’une expérience scripturale sidérante dont les répercussions nous occupent encore. Elle réside aussi, et c’est sous cet angle qu’elle m’intéressera ici, dans le fait que cette expérience, et les réflexions qui en développent les premières implications dans le texte de Borges, constituent une expérience et des réflexions imaginaires, produites depuis l’intérieur d’un cadre fictionnel — tout en semblant s’affranchir de ce cadre, en tant que propositions susceptibles d’être reprises et discutées hors-fiction.

Bustos Domecq, auteur de « Pierre Ménard »

4Je n’entends certes pas surestimer la portée de ce parallèle entre le subtil conte métalittéraire de Borges et l’humour potache d’O’Donnell — encore que je ne sois pas sûr qu’il n’y ait rien du potache en Ménard, tout symboliste et ami de Valéry qu’il soit. Considérée en soi, abstraction faite des réflexions de son nécrologue anonyme, l’entreprise de Ménard, après tout, ne se distingue pas foncièrement des expériences littéraires que Borges et Bioy Casares allaient caricaturer vers la fin des années 1960 dans leurs Chroniques de Bustos Domecq4, recueil d’articles sur des écrivains et artistes imaginaires présentés — de manière le plus souvent hagiographique — par le fictif Domecq. Au fil de ces chroniques, on découvrira notamment les livres de Federico Loomis (Ours, Paillasse, Lune, Crème, etc.), chacun constitué du même mot répété sur des centaines de pages ; les six volumes du Nord-nord-ouest, de Ramon Bonavera, qui décrivent minutieusement un coin de sa table de travail ; les œuvres de César Paladion, transcriptions exactes et intégrales de l’Émile, du Chien des Baskerville, de la Case de l’Oncle Tom, des Géorgiques (dans la traduction espagnole d’Ochoa, nous précise Domecq) ; ou encore la méthode critique d’Hilario Lambkin Formento qui jugeait que « la description du poème [en l’occurrence, la Divine Comédie], pour être parfaite, devait coïncider mot pour mot avec le poème »5, de la même manière que certaine carte de l’empire coïncide point pour point avec l’empire lui-même dont elle épouse les dimensions6.

5Les Chroniques de Bustos Domecq plongent le lecteur de Borges dans une situation quelque peu embarrassante. Certes, il y retrouve le type d’essai en trompe-l’œil qu’avaient rendu célèbre des textes comme « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » ou « L’approche d’Almotasim », où la fiction abandonne le récit pour adopter le masque de la critique littéraire. Mais le ton et la visée ne semblent plus du tout les mêmes : nous sommes, cette fois, clairement invités à tenir pour des fumistes ces écrivains que l’inénarrable Domecq présente comme des jalons majeurs de la modernité ; l’ironie vise à la fois les auteurs imaginaires, les écrivains réels qui se profilent parfois derrière eux (par exemple Robbe-Grillet pour Bonavera) et Domecq lui-même, auteur supposé des chroniques dont les enthousiasmes avant-gardistes sont chaque fois tournés en dérision. L’embarras vient de ce que le sarcasme atteint, en Paladio et en Formento, un « écrivain » et un « critique » dont les démarches évoquent irrésistiblement celle de Ménard. Le premier réflexe du lecteur sera peut-être de considérer que cette reprise, conformément au principe jadis dégagé par Marx, transpose l’austère geste de Ménard sur le registre de la farce. De l’exigeant écrivain qui édifie dans le secret et le silence une œuvre « interminablement héroïque » qu’il ne parviendra pas à achever, nous serions passés à des recopieurs prétentieux et sans envergure. Nous avions affaire à une manière de Flaubert ; il ne nous resterait plus que des Bouvard et Pécuchet. Mais on échappe difficilement à l’impression d’un effet en retour des Chroniques sur l’écrivain que Borges avait imaginé une trentaine d’années plus tôt. Le déboulonnage en règle dont Domecq est à la fois l’initiateur et la cible s’étendrait-il donc, sinon jusqu’à Ménard lui-même, du moins aux lectures qui voient dans son projet une interrogation fondamentale sur l’identité du texte, la fonction auteur et le rôle de l’horizon d’attente ?7

6Mais on pourrait tout aussi bien, à l’inverse, voir dans l’« opération Bustos Domecq » le prolongement d’une des leçons possibles du texte de 1939. De la même manière que l’attribution d’un même segment du Quichotte à un Nîmois du xxe siècle plutôt qu’à un Espagnol du Siècle d’or en modifie la signification et la portée, la reprise, non pas cette fois d’un texte mais plutôt de l’idée même de réécriture, entraîne celle-ci vers des paradoxes à la fois semblables et discrètement décalés. À propos des Parcs abandonnés « de » Paladion, Domecq fait remarquer que « [r]ien n’est plus éloigné […] du livre homonyme de Herrera qui ne reproduisait aucune œuvre antérieure »8 ; cet argument récursif n’était pas mobilisé dans le conte de 1939, même si on l’imagine assez bien y figurer. Par contre, on imagine moins le docte commentateur de Pierre Ménard suivre la direction empruntée par Domecq à la fin de son article, lorsqu’il évoque la rareté des ouvrages de Paladion et suppose que « les lecteurs entre les mains desquels un heureux hasard aura mis Le Chien des Baskerville aimeront, captivés par l’originalité du style, pouvoir déguster La Case de l’Oncle Tom, probablement introuvable »9. L’idée que ces lecteurs puissent se rabattre sur des exemplaires signés Conan Doyle ou Harriett Beecher Stowe ne semble pas lui traverser l’esprit, comme si l’identité propre des versions de Paladion relevait désormais de l’évidence. L’ami de Ménard n’en est manifestement pas là, puisqu’il estime qu’il lui faut encore justifier sa singulière entreprise. Sa posture, en cela, est fort éloignée de celle de Domecq dont la confiance aveugle ne sera de toute évidence pas partagée par le lecteur : son exorbitant éloge de l’originalité des ouvrages de Paladion ne peut que les exposer, et elle du même coup, au ridicule.

7Le « premier monument de critique descriptiviste » qu’est la Divine Comédie de Lambkin Formento ne semble pas profiter d’une telle reconnaissance : Domecq déplore que des « rats de bibliothèque » aient pris, ou feint de prendre (!), « ce remarquable “tour de force” de la critique pour une édition de plus du poème déjà si répandu de l’Alighieri, allant même jusqu’à le lire comme si c’était La Divine Comédie »10 — tout comme d’autres commentateurs, « aveuglés par la facile illusion de rapprochements analogues, apparentent l’œuvre lambkienne à la polygraphie nuancée de Paladion »11. Nous voilà donc tacitement prévenus : un rapprochement avec l’entreprise de Pierre Ménard serait tout aussi imprudent. Ménard répète Cervantès, Formento Dante, Paladion une dizaine d’auteurs, mais ce serait une erreur que de penser que ces trois réécrivains font la même chose. N’oublions pas cependant que cette mise en garde nous est servie par le peu fiable Bustos Domecq. Cela nous dispense-t-il d’en tenir compte, ou bien devons-nous la préserver du scepticisme qu’appellent a priori les opinions de celui que Borges lui-même a déjà qualifié d’imbécile ?12 Bref : recontextualiser le geste de Pierre Ménard, comme le font les Chroniques de Bustos Domecq en lui attribuant de nouveaux acteurs, objectifs et commentateurs, ce n’est pas seulement lui attribuer de nouvelles significations potentielles ; c’est aussi amener le lecteur à s’interroger sur la recontextualisation comme telle, sur ses conditions et son incidence.

8Notons que l’emploi d’un pseudonyme contient déjà en germe une telle recontextualisation, cette fois par substitution d’auteur (comme dans « Pierre Ménard » précisément) : l’ironie des Chroniques ne prend pas tout à fait la même valeur (ni n’atteint les mêmes cibles) selon qu’on les attribue à l’insaisissable Domecq ou au tandem Borges-Bioy Casares. Mais la recontextualisation, c’est aussi celle que la critique et surtout la théorie littéraires ont réservée à l’entreprise de Ménard, activité scripturale imaginaire dans laquelle on a volontiers vu des leçons s’étendant bien au-delà du monde fictif où elle est accomplie. Il est vrai que « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » joue à ne pas être une fiction ; la forme essayistique adoptée par Borges a très certainement favorisé (et favorise sans doute encore, même en connaissance de cause), la transplantation de ces théories hors du contexte fictionnel d’où elles prennent leur origine. La question préalable — mais qu’on ne s’est guère posée, me semble-t-il — est la suivante : est-il légitime de « défictionnaliser » les propositions contenues dans le conte de Borges en leur conférant une validité (ou à tout le moins une pertinence) face à des textes, questions et enjeux réels ? La « science », ou plus modestement la théorie, n’est pas censée être affectée par son contexte d’énonciation. Cela vaut-il aussi pour les contextes fictionnels ? Tel semble le postulat, et le pari, lorsqu’on « pense la littérature avec Pierre Ménard ». Mais n’y a-t-il pas là, à bien y penser, quelque chose d’ironique ? Ne devrions-nous pas nous étonner que le conte qui dit à quel point notre lecture des textes est tributaire du contexte dans lequel nous les lisons (ou sommes invités à les lire, comme avec l’expérience de pensée qui consiste à leur supposer d’autres auteurs), que ce conte pourrait lui-même être lu d’une lecture qui ne se préoccuperait pas outre mesure du cadre fictionnel qui est le sien ? S’est-on suffisamment avisé que Ménard n’est devenu notre confère qu’à la faveur d’une sorte de métalepse qui le tire de la fiction où il loge pour en faire un quasi-interlocuteur ?

9Disant cela, je ne veux nullement discréditer l’usage que l’on fait parfois des théories issues de fictions — après tout, il serait un peu tard pour songer à règlementer une pratique dont la réflexion littéraire a tiré un incontestable profit. Je voudrais plutôt souligner ce que cet usage a de paradoxal et, pour tout dire, d’enchevêtré. La théorie est censée surplomber la fiction, non pas en ce qu’elle en serait la vérité mais parce qu’elle ne peut la prendre pour objet sans adopter, du coup, un régime non fictionnel du discours. Faire d’un personnage de fiction — qu’il s’agisse de Pierre Ménard ou de l’anonyme commentateur qui, dans le texte de Borges, amorce la réflexion sur les conséquences de son geste — un théoricien de la littérature ou de la fiction, c’est, ou bien rendre poreuse la frontière entre discours fictionnel et non fictionnel, ou bien reconnaître cette frontière tout en la traçant selon une topologie étrange où, comme dans une bouteille de Klein, l’intérieur débouche sur l’extérieur : l’énonciation ancre dans la fiction des éléments de théorie (hypothèses, réflexions) qui par leur teneur revendiquent une position et un statut extra-fictionnels13.

Autres mondes, autres théories

10La situation se simplifie quelque peu lorsqu’on se tourne, comme je me propose de le faire, vers des « théories » dont le champ d’application, plutôt que de prétendre à la généralité, se limite à l’œuvre (et au monde fictif) au sein desquels elles sont énoncées. On pourra alors parler de « théories autochtones de la fiction », formule dont on ne se dissimulera pas le caractère paradoxal puisqu’elle implique l’abandon de l’extériorité par rapport à son objet que demande en principe l’activité théorique14. La science-fiction (et, plus largement, ce qu’on a coutume d’appeler les « genres de l’imaginaire ») forment ici un terrain particulièrement propice (ce qui ne veut pas dire que ce soit le seul). Cela n’a rien d’étonnant compte tenu de l’accent que ces genres mettent sur la mise en place de mondes fictifs divergeant de l’encyclopédie (au sens d’Eco) qui rend compte de notre réalité : mondes futurs ou extraterrestres bien sûr, mais aussi à deux ou à n dimensions (Flatland, d’Edwin Abbott ; « La maison biscornue » de Robert Heinlein), à la géographie ou à l’Histoire différentes des nôtres, etc. Ces mondes sont non seulement singuliers, mais inédits : sauf cas de transfictionnalité, les lecteurs les abordent sans en connaître les linéaments, que seuls les textes eux-mêmes pourront suppléer, explicitement ou implicitement15. Cela rappelle que le champ d’intervention de la fiction, le domaine où elle peut imposer, dans son espace propre bien sûr, son pouvoir d’invention, ne se limite pas aux individus (au sens logique du terme : personnages, actions, circonstances…), mais qu’il peut s’étendre aux régularités sous-jacentes, à ce que Lubomir Dolezel nomme les « macro-contraintes aléthiques » délimitant l’éventail de ce qui est nécessaire, possible ou impossible dans un monde fictif donné16. La science-fiction ne se distingue pas de la « littérature générale » en ce qu’elle serait davantage fictive, mais en ce qu’elle se refuse à soustraire les connaissances générales (qu’elles soient scientifiques, géopolitiques, sociales, etc.) à l’invention. La part proprement narrative du texte se double alors — ce qui ne va pas toujours sans tensions — d’une part qu’on dira encyclopédique ou, plus exactement, xénoencyclodédique, dans la mesure où le texte incorpore des éléments de savoir sur un univers autre, qu’il instaure au moment où il prétend y référer. C’est précisément cette fonction xénoencyclopédique qu’assument les « Laws of Cartoon Motion » face aux dessins animés, mais que la plupart des textes de science-fiction incorporent dans leur propre trame, « théorisant » du coup leur monde fictif en délimitant ses particularités les plus saillantes.

11On fera valoir que ces théorisations sont fort éloignées des réflexions liées à l’entreprise scripturale de Pierre Ménard : attachées à des développements imaginaires de la physique, de la biologie ou de la technologie, elles relèvent du contenu référentiel et paraissent indifférentes au texte comme tel. C’est le plus souvent le cas, certes, mais un peu de curiosité suffira pour trouver, et pas seulement du côté de la science-fiction « moderniste » (ou « post-moderne »), des œuvres où les particularités xénoencyclopédiques ont prise sur la dimension formelle du texte. Les voyages temporels soumettent le fil du récit à des perturbations qui dissocient le parcours « subjectif » du voyageur à travers les époques de l’écoulement objectif du temps et, souvent, déclenchent divers paradoxes bien connus des amateurs. Les univers parallèles fragmentent la réalité fictive selon divers modèles, gigognes ou arborescents. Les uns et les autres sont donc bien davantage que des thèmes ; il faut plutôt y voir des « motifs structurels », des composantes diégétiques qui affectent l’architecture même du récit, le diffractent en une série de possibles quand ils n’en font pas un labyrinthe inextricable de versions. Cette imbrication du diégétique et du formel a pour conséquence, particulièrement importante dans ma perspective, que toute tentative d’élucider l’univers fictif fonctionnera, en même temps, comme une proposition métatextuelle ou métafictionnelle. Confrontés à la possibilité du voyage temporel ou à la multiplicité des univers parallèles, tentant d’en penser les modalités et les conséquences, les personnages se font à leur manière sémanticiens des mondes possibles par l’accent qu’ils mettent sur l’accessibilité entre les mondes, sur la possibilité d’établir des relations d’identité entre leurs habitants respectifs ou encore sur les principes qui régissent les chaînes causales à partir du moment où la linéarité temporelle ne tient plus17.

12La nécessité d’expliciter ces divers points vient de ce que, loin de correspondre à des règles partagées à l’échelle du genre, ces motifs structurels se diffractent en une série de modèles différant les uns des autres selon ce qu’ils imposent, permettent ou proscrivent. L’écriture d’un récit consacré au voyage temporel oblige à effectuer une série de choix qui circonscriront son cadre aléthique. Les déplacements y seront-ils possibles aussi bien vers l’avenir que vers le passé ? La modification de ce dernier entraînera-t-elle, de proche en proche, une altération du présent du voyageur, ou ouvrira-t-elle une trame temporelle parallèle ? Un mécanisme (« naturel » ou institutionnel, comme les fameuses « polices du temps ») veillera-t-il à prévenir les paradoxes temporels ? Un voyageur temporel pourra-il rencontrer une version passée (ou future) de lui-même ou, « visitant » à plusieurs reprises le même segment historique, multiplier les occurrences simultanées de sa personne ? Laquelle sera alors l’original, laquelle la version ? À ce « cahier des charges » conceptuel se superposent des choix discursifs affectant la manière d’exposer les règles d’un jeu dont le récit constituera l’une des parties possibles. Incidemment, cela explique en partie la propension des écrivains à y revenir dans d’autres récits où ils développent de nouvelles virtualités du cadre qu’ils ont mis en place18.

Axiomatique du voyage temporel

13Illustrons cela par un roman de Stephen King, 22 novembre 1963, fort différent de la production courante de cet auteur en ce qu’il délaisse la formule du récit d’horreur pour celle du voyage temporel19. À la différence toutefois de la science-fiction qui, depuis H. G. Wells, privilégie la maîtrise technologique des déplacements temporels (en supposant l’invention d’une « machine à voyager dans le temps »), King opte pour le motif du portail temporel, ici un phénomène apparemment naturel qui transporte ses utilisateurs (Al Templeton puis Jake Epping, le protagoniste et narrateur du récit) dans le passé. Al, qui a découvert ce passage temporel des années plus tôt, en explique les caractéristiques à son ami. Le portail mène invariablement au même point du passé, le 9 septembre 1958 à 11h58. Le voyageur peut prolonger à volonté son séjour dans le passé sans que cela n’affecte le temps écoulé dans le présent qu’il a quitté : son retour l’amènera chaque fois deux minutes après le moment de son départ. Le portail peut donc être franchi dans les deux directions, mais chaque nouveau déplacement vers le passé ramène le voyageur au 1958 initial : toutes les altérations de la trame temporelle qu’il a pu causer lors de son précédent séjour, ainsi que leurs conséquences dans le présent, sont alors annulées. Jake découvrira par lui-même une quatrième « règle » : plus l’altération projetée par le voyageur temporel est conséquente (autrement dit, plus elle est susceptible d’entraîner une cascade de répercussions à l’échelle du monde), plus il rencontrera des obstacles, éventuellement violents, sur son chemin ; c’est ce qu’il appelle la « ténacité du passé »20.

14Les principes régissant l’emploi du portail temporel forment l’équivalent d’un système axiomatique : ils ne décident pas à l’avance du cours des événements, mais ouvrent un champ de possibles narratifs dans lequel l’intervention du protagoniste tracera un parcours spécifique parmi tous ceux que les axiomes autorisent. Ce rapprochement, je l’emprunte à Dominique Château qui, à la fin des années 1970, en faisait un modèle général de la fiction :

Suivant cette conception, et quel que soit le degré d’étrangeté des propositions de base, la diégèse ressemble à l’axiomatique d’un système mathématique. Elle comporte d’abord des définitions par postulats : d’objets et de personnages, de propriétés et de relations. Sur de telles données, il est possible d’établir toutes sortes de « théorèmes » narratifs, de même qu’il est possible de délimiter toutes sortes d’autres formules narratives (à commencer par les négations des postulats de diégèse ou des théorèmes). Mais il n’est pas obligatoire que toutes les formules dérivables de la base figurent dans la narration proprement dite (structure narrative de surface) — de même, la démonstration d’un théorème d’arithmétique n’implique pas l’énoncé de tous les théorèmes qui découlent de l’axiomatique de Peano ni même des [sic] tous ceux qui participent à la démonstration. Autrement dit, la narration est le développement à la fois libre et contraint de la diégèse : les inférences qui conditionnent l’intelligence de celle-là sont fortement liées aux décisions prises dans le cadre de celle-ci ; en revanche, le nombre des propositions narratives spécifiées, comme divers aspects de cette spécification, semblent ressortir du libre-arbitre du narrateur (dans la limite des déterminations socio-idéologiques que chacun sait)21.

15Mes « théories autochtones de la fiction » correspondent aux « axiomes narratifs » de Château, ou plutôt à leur explicitation au sein même de la diégèse, justifiée le plus souvent, comme c’est le cas dans 22 novembre 1963, par leur caractère inédit, voire conjectural ; elles montrent alors les personnages s’interrogeant sur les principes qui régissent leur propre monde, ce qui leur confère une extériorité plus ou moins marquée par rapport à ce dernier22. Dans le roman de King, cette extériorité est d’ailleurs double : Jake doit assimiler les règles du portail temporel puis, une fois en 1958, les habitus, savoirs partagés et usages linguistiques de cette période, de manière à ne pas attirer l’attention sur sa propre altérité. Vu sous cet angle, 22 novembre 1963 est un roman historique qui utilise le voyage temporel pour mettre en abyme la formule générale du genre : l’accès physique de Jake au monde de 1958-1963 relaie (et confère une vivacité nouvelle à) l’accès cognitif du lecteur à un cadre historique différent du sien23.

16Le portail temporel ne se réduit toutefois pas à ce rôle instrumental, puisque son mécanisme régit non seulement l’accès au passé, mais ce qu’il adviendra de ce passé suite aux interventions du voyageur. Cela demande au lecteur d’ajuster ses calculs inférentiels en fonction des nouvelles règles du jeu fictionnel. On s’en aperçoit au retour du premier séjour de Jake en 1958, destiné à le convaincre de la réalité du portail temporel. Al Templeton, qui à ce stade du roman agit comme son instructeur, lui raconte alors qu’il a voulu, un jour, vérifier l’hypothèse de la mutabilité du passé. Après avoir consulté les archives d’un journal local, il a retenu l’histoire d’une jeune fille rendue paraplégique suite à un accident de chasse survenu à l’automne 1958. Al est parvenu à empêcher cet accident, non sans avoir eu à surmonter quantité d’obstacles. Le « point » de ce récit enchâssé est clairement la résistance que le passé oppose à son altération, promesse de périls plus considérables encore lorsque Jake se rendra lui-même dans le passé pour prévenir l’assassinat de John Kennedy. Or, tourné vers l’avenir (du récit), le lecteur néglige peut-être les leçons tapies dans ce qu’il a déjà lu. Commentant le destin de la jeune fille, Jake s’étonne de ce que les archives continuent malgré tout à rapporter l’accident qu’elle a subi. Réponse d’Al : c’est parce que, depuis son intervention, Jake s’est rendu en 1958 ; en vertu du principe de « remise à zéro » du passé, son aller-retour a oblitéré cet état de choses24. Le lecteur que cet épisode aura lui aussi pris en défaut réalise alors que la « ténacité du passé » n’est pas uniquement le fait de la mystérieuse force qui a crevé un pneu de la voiture de Templeton et fait s’écrouler un pont sur son chemin ; cette résistance est aussi celle de ce lecteur lui-même qui ne s’était pas avisé que le « nouveau » passé suscité par Templeton n’est pas plus définitif que celui auquel il se substituait ; que, dans une histoire de voyage temporel, ce qui a eu lieu peut ne plus avoir eu lieu par la suite. Mieux : ce lecteur avait en main tous les éléments qui lui permettaient d’effectuer cette inférence. Qu’il ne l’ait pas fait montre son manque de vigilance, certes, mais peut-être surtout la difficulté à se départir des réflexes narratifs inculqués par ce que j’appellerais la fiction stable — celle où le texte, une fois qu’il a établi une donnée diégétique, s’interdit de l’oblitérer de son propre chef. Le motif du voyage temporel permet au contraire d’instaurer des fictions labiles, où le déjà lu ne bénéficie d’aucune assurance de perdurer au long du texte25. C’est ce qu’implique le mécanisme de la « remise à zéro » (« reset ») que Templeton avait exposé explicitement une trentaine de pages plus tôt, mais dont ni Jake ni le lecteur négligent n’avaient tenu compte26. Leur « apprentissage » ne consiste pas seulement à réviser leurs connaissances sur le monde (réel pour l’un, fictif pour l’autre) en y ajoutant de nouveaux axiomes (comme « le voyage entre le présent et le passé est possible »), mais à revoir en conséquence leurs inférences, bref : à opérer selon un système de règles inédit affectant le comportement même du récit. Il ne suffit donc pas qu’un texte théorise son propre fonctionnement ; encore faut-il que les lecteurs y reconnaissent une invitation à lire autrement.

17Les derniers chapitres du roman le montreront encore une fois. Parvenu, à l’issue d’un séjour dans le passé long de plusieurs années, à empêcher l’assassinat de Kennedy, Jake revient en 2011 pour y observer les répercussions de son geste. Il découvre alors un monde profondément dystopique, aux antipodes de l’Histoire « revue et corrigée » dont il croyait provoquer l’avènement. Le portail temporel lui fournit le moyen de rectifier cette erreur : en vertu du mécanisme de « remise à zéro », il lui suffit d’effectuer un aller-retour entre 2011 et 1958 pour faire table rase de ce passé et réinstaurer l’Histoire telle que nous la connaissons. Mais c’est dire que cette opération, qui ne s’étale que sur une heure (en temps diégétique) et quelques pages (d’un roman qui en comporte plus de huit cents), a pour résultat de faire basculer dans le néant la plus grande part du long récit qu’on vient de lire. Nulle surprise, cette fois, puisque le lecteur a eu amplement le temps de maîtriser les principes du monde fictif, y compris donc ce mécanisme de la remise à zéro, mais un curieux sentiment de vanité, en phase avec la tonalité mélancolique de ce récit tourné vers un passé révolu et même aboli. Tout ce que Jake a vécu pendant les cinq années de son séjour dans le passé (qui constitue, je le rappelle, l’essentiel du roman) a eu lieu, puis n’a plus eu lieu. Ce n’est plus qu’un souvenir ; pire, un souvenir pour le seul Jake, puisque les protagonistes de son histoire ont désormais vécu d’autres existences que celles que le roman a racontées.

18Il y a quelque chose de vertigineux à imaginer la radiation de ce demi-siècle d’Histoire parallèle suscité par l’intervention de Jake et dont nous ne connaîtrons finalement que les grandes lignes telles qu’un habitant de cette trame les a résumées27. Mais le vertige tient aussi à l’effacement que le roman inflige à son propre récit, ou du moins à la plus grande portion de ce dernier, minutieusement racontée sur des centaines de pages avant d’être oblitérée. Ce n’était pas seulement une série d’état de choses fictifs (ce que le lecteur savait évidemment depuis le début) ; c’est une série d’états de choses que le roman, après avoir patiemment suscité l’adhésion du lecteur, finit par virtualiser dans son propre espace. Tel un Ouroboros, le roman s’est en quelque sorte dévoré lui-même, ne laissant que les règles d’un jeu qui a abouti à la volatilisation de la partie qui s’était jouée devant nous.

19Cette annulation rétrospective, il est tentant d’y voir la métaphore de ce qui attend tout lecteur au terme de son parcours, au moment où, refermant le livre, il met fin à ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler l’immersion fictionnelle — notion à laquelle, on le voit, il faudrait adjoindre une notion symétrique (l’émersion ?). Les cadres diégétiques — les « mondes » — que romans, films et pièces de théâtre nous engagent à reconstruire au fil des pages et des scènes sont destinés à devenir, à terme, des objets de pensée considérés de l’extérieur et non plus de l’intérieur, comme l’immersion nous en donnait l’illusion (certes partielle). Or cette mise à distance de l’illusion, cette émersion, le roman de King l’intègre à son propre récit ; sans la théoriser à proprement parler, il ne la pense pas moins, dans les termes définis par le « système axiomatique » qu’il s’est donné. Il ne sera donc pas question de lecteur, d’immersion et de « retour à la réalité », mais d’un personnage et d’une portion de son existence vécue puis reléguée au rang de virtualité. Mais le parallèle est sans doute assez saisissant pour que le lecteur voie dans ce qui arrive à Jake la préfiguration de ce qui l’attend quelques pages plus loin, lorsqu’il aura atteint le terme du roman. Le paradoxe est évidemment que ce que la fiction tente ainsi de penser, c’est cela même qui la circonscrit et qui est, pour elle, proprement impensable : sa clôture, la dissolution de ses effets. Mais, à des degrés divers, c’est ce que tentent de faire toutes les théories autochtones de la fiction : traduire en termes diégétiques un dispositif textuel qui par définition échappe à la diégèse puisqu’il est ce qui l’instaure.

Le passé comme fiction

20Il faut préciser que ce parallèle entre le dénouement de l’aventure de Jake et la fin de l’immersion fictionnelle avait été préparé de longue date. En effet, Jake multiplie au long de son récit les comparaisons entre sa situation de voyageur temporel et la fiction, plus précisément la fiction dramatique. Ce sentiment d’irréalité lui vient d’abord lorsque, retournant en 1958 après un premier essai, il voit les personnages qu’il rencontre poser les mêmes gestes et prononcer les mêmes paroles que la première fois, comme s’ils suivaient (ce sont ses propres termes) un « script »28 — un script que ses propres faits et gestes font légèrement dévier avant qu’il ne reprenne son cours à peu de détails près : prélude à des altérations d’une autre ampleur, mais aussi emblème du statut ambivalent de Jake Epping, à la fois spectateur et acteur de la « scène » qui se déroule autour de lui. Cette impression (métafictionnelle pour nous) s’estompera à mesure que son séjour dans le passé se prolongera — à la manière du lecteur qui, passé les premières pages du roman, en vient à considérer sa fiction comme le cadre de référence de sa lecture29. Mais elle resurgira, et de façon insistante, à mesure que Jake se rapprochera des événements du 22 novembre 1963 : lorsqu’il songe au retour prochain de Lee Oswald aux États-Unis après sa défection avortée en URSS (p. 374 ; tr. fr., p. 423), qu’il espionne ses faits et gestes (p. 476 ; tr. fr., p. 536), anticipe l’arrivée de Georges de Mohrenschildt (p. 478 ; tr. fr., p. 538) et atteint le jour de l’assassinat de Kennedy (p. 711 ; tr. fr., p. 791), autant d’épisodes qu’il décrit ou évoque à l’aide de métaphores théâtrales : coulisses, scène, acteurs.

21Cette insistance a ceci de curieux qu’elle intervertit les statuts, du moins aux yeux des lecteurs : Jake, personnage romanesque (qui ne se pense évidemment pas comme tel), tend, même si cela demeure implicite, à traiter les personnages historiques que sont Lee et Marina Oswald, George de Mohrenschildt, John et Jackie Kennedy, etc., comme des figures de fiction. L’explication réside sans doute dans la dimension quasi mythique que les circonstances à la fois dramatiques et énigmatiques de l’assassinat de Kennedy ont fini par acquérir à nos yeux. Jake, en comparant ces circonstances à un spectacle, ne ferait en somme que souligner (et transmettre au lecteur quelque chose de) la fascination qu’il éprouve en visitant le futur appartement du couple Oswald ou, plus tard, en croisant celui-ci dans la rue. Mieux qu’une banalisation qui serait ici fort peu convaincante, la métaphore théâtrale est donc, cela dût-il sembler paradoxal, au service d’un effet de réel : il s’agit en quelque sorte de nous persuader que nous avons ici affaire aux véritables protagonistes de l’affaire Kennedy, en soulignant leur aura exceptionnelle. Délégué (des fantasmes) du lecteur, Jake peut ainsi fréquenter et irréaliser à la fois lieux, événements et personnes : sa réaction, qu’on imagine semblable à celle qu’éprouverait le lecteur plongé dans pareille aventure, contribue du coup à la naturaliser.

22Il reste que les premières fois (la visite de Jake sur les lieux où les Oswald habiteront quelques semaines plus tard ; sa rencontre inopinée avec Marina lorsque celle-ci frappe un jour à sa porte) intensifient cet effet de réel au point, sans doute, de le faire basculer dans la fiction. Tout se passe chaque fois comme si un seuil était franchi, de sorte que le contact entre fiction et réalité apparaît pour ce qu’il est : non un accès de Jake à la réalité historique, mais une fictionnalisation des lieux et des personnes réelles que l’aventure de ce personnage lui fait côtoyer30.

23Les derniers chapitres du roman qui relèguent cette aventure à une trame historique non réalisée, peuvent être vus comme une reconnaissance implicite de cette fictionnalisation généralisée. Nul n’ignore que, dans les faits, John Kennedy n’a pas échappé à la mort grâce à l’intervention providentielle d’un certain Jake Epping. 22 novembre 1963 aurait très bien pu, comme l’immense majorité des romans, s’en remettre à ce savoir extratextuel des lecteurs pour départager le romanesque et l’historique. Tout se passe plutôt comme si, en effaçant in fine la trame uchronique pour restaurer celle qui correspond à notre réalité, le roman effectuait ce partage à notre place, comme le lui permet l’appareil conceptuel imaginaire (portail temporel, remise à zéro, etc.) qu’il s’est donné. Or cela modifie le statut de cette frontière, qui en passant à l’intérieur de la fiction devient une distinction fictive, entre ce que l’intrigue a virtualisé — le long séjour de Jake dans un passé désormais parallèle — et la réalité qu’il retrouve en rétablissant le 2011 original, que le lecteur a toutes les raisons d’identifier avec la trame historique réelle31. Événement au sein de la diégèse, la remise à zéro n’en est pas moins porteuse d’une leçon métafictionnelle et métalecturale : elle désigne, à sa manière toute dramatique, ce que j’ai proposé d’appeler l’émersion fictionnelle, la mise à distance de l’illusion romanesque qui accompagne la fin d’une lecture. Mais elle la dit à l’avance, au sein d’un récit qui n’est pas encore tout à fait terminé et qui (comme certains romans policiers que l’identification du coupable ne clôt pas tout à fait) se garde quelques coups en réserve.

24Le premier de ces coups est simultané, ou plutôt rétrospectif. Il consiste à conférer une forte charge dramatique au geste de Jake, qui ne fait pas qu’annuler le cours historique dystopique découlant de la survie de Kennedy, mais plonge du même coup dans le néant l’idylle amoureuse que Jake a vécue avec une jeune femme du passé, Sadie Dunhill. Ce revirement un brin métaphysique (Jake ne perd pas tant Sadie que la réalité de ce qu’il a vécu avec elle), est évidemment loin de congédier l’illusion romanesque, désormais attachée au seul personnage de Jake, auteur et survivant de cette radiation du passé dont il devra assumer le poids. Autrement dit : le roman reconduit l’immersion au moment même où il dit (métaphoriquement) l’émersion.

25Tout est dès lors en place pour le second et dernier coup de cette longue partie. Jake, toujours en 2011, entreprend de retrouver Sadie Dunhill, plus précisément la vieille dame qu’elle est devenue (n’oublions pas qu’elle était dans la vingtaine au début des années 1960) dans ce monde où elle n’a jamais rencontré Jake Epping ; bref, pour parler comme David Lewis : la contrepartie de la Sadie que le récit a présentée au lecteur32. Comme on peut s’y attendre, leurs retrouvailles exploitent le thème mélancolique des destins non réalisés, d’autant plus poignant ici que ces retrouvailles se font… à sens unique : Jake a connu Sadie, ou plutôt celle dont elle est la contrepartie, mais la réciproque ne tient pas : c’est un jeune inconnu qui se présente à la vieille dame. Or, surprise !, cette dernière a l’impression tenace de l’avoir déjà rencontré33, ce qui est parfaitement illogique compte tenu des règles de cet univers, mais éminemment désirable dans une perspective romanesque : cela suggère une mystérieuse connivence à travers les mondes possibles, et rédime en partie la radiation de cette histoire d’amour en préservant quelque chose du roman que nous venons de lire — non les faits, mais leur (mystérieuse, et d’ailleurs inexpliquée) résonance émotionnelle.

26Cette rémanence n’est rendue possible que par un pur coup d’écriture qui n’hésite pas à commettre une infraction par rapport aux principes que le roman s’était lui-même imposés34. Mais c’est que la fiction ne repose pas réellement sur ces règles, qui ne sont en fait que l’alibi diégétique que se donne une écriture toujours souveraine. On ne s’étonnera donc pas qu’elle puisse les édicter, les respecter ou les bafouer à sa guise, en fonction des objectifs qu’elle se fixe35. Soit par exemple la propriété du portail temporel qui contraint ses utilisateurs à arriver chaque fois en 1958. Cette caractéristique que le roman ne tente pas de motiver a bien évidemment pour fonction d’obliger le protagoniste à séjourner cinq ans dans le passé s’il veut atteindre 196336 et intervenir sur les événements de Dallas, ce qui rend d’autant plus poignant l’effacement de cette longue période de son existence. Il serait inexact de dire que, sur ce point, le récit découle d’un axiome ; c’est, inversement, la décision d’écrire ce récit (ce récit-là) qui a conduit King à établir cette règle, exerçant ainsi son pouvoir déclaratif d’écrivain de fiction — un pouvoir sur lequel la théorie autochtone demeure parfaitement silencieuse : la capacité de la fiction à se penser de l’extérieur rencontre ici sa limite.

27Car, en dernière instance, la fiction est déterminée par l’écriture et non par les axiomes imaginaires que cette dernière fait mine de s’imposer. Contre le réalisme naïf, il faut rappeler que les textes de fiction ont la capacité d’instaurer des cadres diégétiques reposant sur des principes différents de ceux qui régissent le monde réel. Contre le postulat, diffus et sans doute plus sournois, de la stabilité des mondes fictifs, « réalistes » ou non, il faut rappeler que rien, pas même les supposés principes qu’ils se donnent, n’empêche les textes de défaire et de refaire ce qu’ils ont instauré.

28Je ne dirai pas pour autant que les infractions qu’on peut observer dans le roman de King visent à faire apparaître au grand jour cette détermination scripturale, même s’il est indéniable qu’ils la manifestent37. Cela tient, je crois, au fait que ces infractions sont chaque fois prises en charge par la diégèse. Al Templeton conserve le souvenir d’une trame temporelle supprimée38 parce que, avance-t-il, il a lui-même emprunté le portail à plusieurs reprises, ou alors parce qu’il s’est tenu dans ses parages tandis que Jake séjournait dans le passé. Même boiteuses, ces hypothèses n’en ont pas moins pour effet, ou du moins pour objectif, de rendre compte des vicissitudes de la fiction en recourant à des causes internes à cette dernière ; le postulat de l’autonomie de la diégèse par rapport à l’écriture est ainsi préservé. On notera que ce mécanisme de prise en charge peut être assuré par les lecteurs eux-mêmes, qui se font alors complices du régime de la représentation. C’est ce qui arrive lors de l’épisode final des « retrouvailles » entre Jake et Sadie : le texte n’y fait que suggérer l’idée (plus ou moins surnaturelle, mais diégétisée, et c’est ce qui importe ici) d’une connivence assez forte pour relier les êtres par-delà le gouffre entre les mondes possibles ; c’est au lecteur qu’il revient de suppléer cette idée, évitant du coup l’avenue d’une explication cyniquement métatextuelle (c’est bien plus émouvant ainsi).

29À première vue, ce mécanisme de prise en charge par la diégèse caractérise aussi les « Laws of Cartoon Motion », où les multiples accrocs à la vraisemblance empirique39 se voient « expliqués » par la nature du monde fictif et non par le pouvoir déclaratif (ou son équivalent filmique) exercé par les scénaristes et dessinateurs de ces films40. Comme chez King, nous assisterions ici à une diégétisation des fonctionnements textuels ou filmiques : d’une part, parce que les théories en question sont formulées de l’intérieur du monde fictif (quitte à en étendre les frontières, comme le fait le commentaire d’O’Donnell) ; d’autre part, et surtout, parce que ces théories tentent d’intégrer ces fonctionnements à la sphère diégétique. Pour ces théories, la fiction n’est pas le résultat précaire de dispositifs textuels (ou filmiques) ; elle constituerait une instance autonome, déterminée par des principes intrinsèques.

30Nulle fatalité ici toutefois, puisque des dispositifs peuvent, par leur saillance, résister à ce processus. Le roman de Stephen King n’en offre pas vraiment d’exemple mais les dessins animés, dont on sait les libertés qu’ils peuvent prendre avec la vraisemblance tant empirique que diégétique, s’en rapprochent bien davantage dans une série de gags qui exhibent l’extrême malléabilité du monde fictif et la fragilité des principes qui prétendent le régir. Ce sont par exemple ces épisodes où le prédateur peint en trompe-l’œil un tunnel creusé dans un rocher ; sa proie y pénètre sans peine, comme s’il y avait effectivement un tel tunnel ; son poursuivant s’y précipite à son tour… pour se cogner contre la paroi : l’illusion est redevenue illusion41. Scott Curtis, qui a analysé ce type de dispositifs dans les films de Tex Avery42, montre bien que ces films ne substituent pas de nouvelles règles (cohérentes) à celles qui prévalent dans l’univers réel, mais télescopent deux types de règles à priori incompatibles, les unes réalistes (l’application d’une couche de peinture sur un rocher n’en modifie pas les propriétés), les autres permises par les conditions sémiotiques propres aux films d’animation : dans l’univers dessiné qui est celui de ces films, rien n’interdit qu’un tunnel peint acquière le même statut ontologique que la « réalité » environnante. Ce n’est pas, on le voit, une physique, aussi imaginative soit-elle, qui permet de rendre compte de ces gags : pour y parvenir, il faut adopter une perspective attentive à la matérialité graphique du cinéma d’animation et aux effets spécifiques qu’il permet.

31Cela ne veut pas dire que de telles leçons ne puissent être dispensées par des théories autochtones de la fiction. Les personnages des romans enchâssés de L’Affaire Jane Eyre43, Rochester notamment, ont une claire conscience de figurer dans un texte de fiction dont ils savent même l’incomplétude ; mais ce savoir semble refusé aux habitants du monde enchâssant, qui se perçoivent comme réels44. Plus rigoureuses à cet égard sont les fictions qui proposent la théorie de leur propre fonctionnement sans subordonner cette théorie aux exigences toutes contingentes de leurs intrigues ; je pense ici à « La géométrie narrative » de Hilbert Schenck, où les personnages font subir des torsions topologiques aux différents niveaux fictionnels du récit qui les accueille, ou au « Projet » d’Harold Côté, borgésienne méditation sur l’infinité des textes, des contextes et des recontextualisations45.

Borges et les mondes possibles

32Nous voilà apparemment fort loin de Pierre Ménard. Encore faut-il mesurer cette distance, qui est peut-être moins considérable qu’il n’y paraît. D’un côté, les textes que j’ai abordés ont en commun, malgré leur diversité générique frappante — conte travesti en hommage posthume, texte humoristique feignant de prendre au sérieux le monde des dessins animés, roman de science-fiction obliquement autoréflexif —, d’accueillir une forme ou une autre de théorisation. Il est cependant clair que l’objet de cette théorisation diffère passablement d’un texte à l’autre. Ni Ménard ni son commentateur anonyme ne s’intéressent aux principes généraux de leur monde, que rien ne distingue d’ailleurs sensiblement du nôtre. On ne généralisera toutefois pas ce constat à l’ensemble des fictions de Borges. « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », en particulier dans son « Post-scriptum de 1947 », se préoccupe des conséquences de l’intrusion de corps étrangers encyclopédiques dans une réalité qui bascule progressivement dans la fiction. Plus significativement encore, Yu Tsun, narrateur et protagoniste du « Jardin aux sentiers qui bifurquent », éprouve dans sa propre réalité la multiplication des possibles qui caractérise le roman de son ancêtre Ts’ui Pên :

Dès cet instant, je sentis autour de moi et dans l’obscurité de mon corps une invisible pullulation. Non la pullulation des armées divergentes, parallèles et finalement coalescentes, mais une agitation plus inaccessible, plus intime, qu’elles préfiguraient en quelque sorte. […] Je sentis de nouveau cette pullulation dont j’ai parlé. Il me sembla que le jardin humide qui entourait la maison était saturé à l’infini de personnages invisibles. Ces personnages étaient Albert et moi, secrets, affairés et multiformes dans d’autres dimensions de temps. Je levai les yeux et le léger cauchemar se dissipa46.

33Objet du récit de Yu Tsun, le roman de son ancêtre présente une structure arborescente et labyrinthique que l’on n’attend pas du texte — linéaire, malgré une cruciale ellipse qui ne sera comblée qu’à la toute fin — que nous lisons47. La nouvelle paraît donc confirmer le refus borgésien de « développer en cinq cents pages une idée que l’on peut très bien exposer oralement en cinq minutes » et son choix de « feindre que ces textes existent déjà, et [d’]en offrir un résumé, un commentaire »48. De ces lignes célèbres, on a retenu, avec raison, la prédilection borgésienne pour les formes brèves et le principe, au fondement de quelques-uns de ses textes les plus célèbres (dont « Pierre Ménard », bien sûr), de la recension imaginaire. Moins souvent relevée, parce que moins saillante, est la conséquence de ces choix : l’« idée que l’on peut très bien exposer oralement en cinq minutes », matérialisée dans des textes que nous ne lisons pas (pour cause d’inexistence), est évoquée dans des textes que nous pouvons lire, mais où elle ne joue aucun rôle. Les « théories » (ou les formules) littéraires qui y sont exposées sont bien des théories autochtones, en ce qu’elles figurent dans un contexte de fiction ; mais elles ne sont pas réflexives : elles s’appliquent à d’autres textes.

34Tel est du moins l’un des effets inattendus de ces textes dans lesquels on a pu voir l’équivalent littéraire du trompe-l’œil : non seulement suggérer l’existence d’auteurs et de textes en fait imaginaires, mais donner à penser qu’il faudrait mettre la main sur ces textes pour voir à l’œuvre les agencements et principes que Borges ne ferait que décrire. « Le Jardin aux sentiers qui bifurquent » montre que les choses sont un peu moins simples, pour peu du moins qu’on tienne compte de sa lecture : une fois que ce récit apparemment sinueux se révèle ourdi autour d’une fragile coïncidence (l’homme que Yu Tsun a choisi pour son seul nom est précisément celui qui peut l’entretenir de l’œuvre de son aïeul), il devient difficile de supposer une nécessité interne à cet enchaînement auquel bien d’autres pourraient être substitués. La nouvelle qu’on lit ne propose qu’un unique sentier ; mais celui-ci est tracé de telle sorte qu’il suggère, par sa contingence même, la multiplicité des chemins qu’elle aurait pu suivre et que le lecteur peut imaginer. Borges semblait avoir conçu, pour évoquer l’œuvre de T’sui Pen, un récit qui en ignore les principes ; ce choix perd de son arbitraire si l’on réalise que la description du Jardin aux sentiers qui bifurquent propose, non pas un modèle pour l’écriture, mais des pistes pour la lecture. On peut, comme Ts’ui Pên, édifier avec des mots « un labyrinthe dans lequel tous les hommes se perdraient »49 ; comme son arrière-petit-fils Yu Tsun, on peut aussi pressentir le fourmillement sans fin des possibles qui s’ouvrent derrière le moindre parcours.

35Ce déplacement d’accent, de l’écriture vers la lecture — et donc : de la lecture comme constat à une lecture comme pratique susceptible de modifier ses réglages —, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » invitait déjà à l’accomplir. À ce que je sache, personne, si ce n’est les imaginaires Paladion et Lambkin Formento, n’a entrepris à sa suite d’écrire à nouveau une œuvre qu’un autre, dans d’autres circonstances, avait écrite de son côté. Mais nous sommes nombreux à lire comme son geste nous invite à le faire — ou, plus exactement, à réaliser que c’est ce que nous faisons chaque fois que nous laissons le contexte, d’écriture ou de lecture, infléchir notre relation au texte — autant dire chaque jour, puisqu’un texte ou une lecture sans contexte sont inconcevables.

36Or le contexte de « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » est, ne l’oublions pas, celui d’un recueil de fictions signées Borges. Y voir une proposition théorique, ou même seulement des questions posées à la littérature, c’est faire abstraction de cette fictionnalité en lisant ce texte comme nous le ferions d’un essai et non d’une nouvelle. Il ne s’agit pas de réprouver ce geste, mais de voir qu’en le posant nous accomplissons l’équivalent, sur un plan pragmatique, de la « technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées » par laquelle Ménard, aux dires de son commentateur, a « enrichi l’art figé et rudimentaire de la lecture »50. Bref : de réaliser que nous sommes, dès lors que nous nous interrogeons sur les conséquences du geste de Ménard, bien plus ménardiens que nous le pensions.