Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Lire avec Ménard
Fabula-LhT n° 17
Pierre Ménard, notre ami et ses confrères
Frank Wagner

« Jorge Luis Genette»

Pour Gérard Borges.

1De Maurice Blanchot et Roger Caillois à Pierre Bayard, en passant par Michel Foucault, Gilles Deleuze, Antoine Compagnon, Umberto Eco, et quelques autres, nombreux sont les théoriciens de la littérature qui se sont intéressés, au moins ponctuellement, à l’œuvre de Jorge Luis Borges, et plus particulièrement à « Pierre Ménard, auteur du Quichotte »1, apologue que chacun d’entre eux interprète selon ses moyens, ses présupposés et ses objectifs – à tel point qu’il y aurait là amplement matière pour l’écriture d’un Chacun son « Pierre Ménard »2... Au sein de cette intimidante cohorte, un nom s’impose toutefois à l’attention : celui de Gérard Genette ; d’une part en raison de la remarquable fréquence des références à l’auteur de Fictions au sein de ses divers écrits, d’autre part pour cause de fascination clairement avouée et revendiquée. Peut-être se souvient-on, en effet, au détour d’un paragraphe de « Du texte à l’œuvre », de cette confidence autobiobibliographique :

J’ai toujours le souvenir de cette matinée du printemps 1959 où, « découverte » somme toute tardive, j’achetai dans une librairie du Quartier Latin Fictions et Enquêtes, et commençai aussitôt de les lire pour ainsi dire ensemble, en oubliant de déjeuner, avec un « transport » analogue, toutes choses égales d’ailleurs, à celui de Malebranche découvrant le Traité de l’homme de Descartes […]3.

2Or, le moins qu’on puisse dire est que cet enthousiasme, dont l’aveu reste somme toute rare chez un auteur peu porté sur le déballage affectif et/ou l’exposé de ses dilections intimes, ne s’est apparemment jamais tari, puisque des indices continuent d’en affleurer jusqu’à la surface des derniers textes publiés, par exemple Bardadrac4, où l’entrée « Milonga » est consacrée à l’évocation des rencontres entre Genette et Borges – ou inversement, si l’on préfère. Mais, pour qui n’a pas pour ambition principale de tenir la Chronique des Grands de ce Monde (des Lettres), plus décisive apparaît une autre rencontre : celle, non plus littérale mais métaphorique, qui unit, sur le plan des choses de l’esprit, l’écrivain et le poéticien – et à laquelle je souhaiterais donc consacrer les pages qui suivent.


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3Après, toutefois, une nécessaire précision : en bonne logique borgésienne, plus, ménardienne, dans cette entreprise, j’ai été victime d’un plagiaire par anticipation… à qui, cependant, je ne saurais tenir outre mesure rigueur de son tout paradoxal larcin. Sous le titre (fort bienvenu) de « Genette, l’autre de Borges »5, Julien Roger s’est en effet livré à une étude minutieuse de ce qu’il considère comme l’influence de Borges sur Genette, et dont il repère les indices à la fois dans les « réécritures poéticiennes », les « réécritures ludiques », et au-delà, c’est-à-dire, si j’ai bien lu, dans les « auto-réécritures » que contiennent aussi bien Bardadrac que Codicille6 ou Apostille7. Et de conclure en ces termes :

L’influence de Borges sur Genette ne se limite donc pas du tout à une réécriture essayiste de ses fictions : Genette ne cesse de se réécrire, comme Ménard et Borges et même parfois, comme nous l’avons vu avec Flaubert et Valéry, il explore des possibilités de réécriture proposées par le même Borges – voire au-delà. La relation de Genette à Borges n’est donc pas seulement affective, théorique ou poéticienne, elle est aussi créative – ou plutôt ré-créative. » (art. cit., p. 116).

4Cette conclusion, fondée sur une lecture très attentive des deux œuvres en cause, paraît globalement juste, et je m’y rallie d’autant plus volontiers que son auteur m’a ainsi anticipativement – à peu de choses près, on va le voir – ôté les mots de la bouche. Toutefois, dans sa formulation même, deux points semblent, sinon sujets à caution, du moins ouverts à la discussion – relative faille dans laquelle je souhaiterais donc m’engouffrer. Tout d’abord, même si l’activité d’écriture de Genette est indéniablement postérieure à celle de Borges, la notion d’« influence » peut en l’occurrence passer pour excessivement positiviste ; dans la mesure où elle a partie liée avec une conception somme toute traditionnelle de l’histoire littéraire, à laquelle ne souscrit aucun des deux auteurs en cause. N’oublions pas, en effet, que l’un des possibles « enseignements » – parmi bien d’autres – de « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » consiste en la réversibilité de la relation d’antécédence, puisque le narrateur finit par identifier dans certains passages du Quichotte de Cervantès la « patte » de son ami Pierre Ménard. Or cette rétroprojection de l’origine participe d’une bien plus générale conception panoptique de la littérature, comme telle assez largement affranchie des usuelles catégories temporelles et causales. Il conviendra bien sûr d’y revenir plus en détail, mais établissons dès à présent qu’adopter en ces matières une posture « ménardienne » ne relève pas seulement d’un mimétisme ludique motivé par les contagieuses séductions du paradoxe. Car, lorsqu’il est question d’écriture-lecture, les jeux d’influence(s) se complexifient, et s’ouvrent à la réciprocité : être sensible au « côté Genette » de tel (« La bibliothèque de Babel »8) ou tel (« Les ruines circulaires »9) texte de Borges excède ainsi l’adoption d’une pause aimablement provocatrice, et correspond bien à l’expérience de l’intertextualité – dont les deux auteurs en question sont, à des titres divers, d’éminents spécialistes.

5Ensuite, la notion de « réécriture », au cœur de la démonstration de Julien Roger, appelle également deux mots de commentaire. En effet, comme l’atteste le titre de l’ouvrage de référence de Michel Lafon, Borges ou la réécriture10, cette pratique d’écriture au second degré constitue certes sans conteste l’un des traits marquants de l’œuvre borgésienne, au point que, dans l’esprit du public, elle a fini par en constituer le signe distinctif. Mais peut-on pour autant en inférer, à l’inverse, que Borges représenterait à lui seul, et sans concurrence possible – « au hasard », celle de Chateaubriand, qui, déjà, s’y entendait… –, la réécriture ? Et que, dès lors, chez Genette, toute activité d’écriture seconde se déploierait ipso facto « sous l’influence » de l’écrivain argentin ? Peut-être est-ce aller un peu vite en besogne, en même temps qu’un peu loin. D’autant que les diverses « réécritures » genettiennes relèvent tout de même, à l’examen, de gestes similaires, mais non rigoureusement identiques. Par exemple, il est évident que la transmétrisation ludique du Cimetière marin de Valéry en alexandrins classiques, à laquelle s’adonne Genette dans Palimpsestes11, est, dans son principe même, éminemment borgésienne, puisqu’il s’agit là de produire – fût-ce cum grano salis, donc sans réelle prétention artistique – l’un des items de la bibliographie visible de Pierre Ménard, telle qu’exposée dans les premières pages de la nouvelle que l’on sait. Mais lorsque, par ailleurs, Genette commente tel récit de Borges, ou le cite à titre d’exemple afin d’illustrer et/ou de clarifier une notion narratologique qu’il vient de forger et de baptiser d’un néologisme de son cru, la dynamique alors à l’œuvre est (au moins partiellement) différente. Pour le dire autrement, sur le plan théorique, considérer que les commentaires genettiens relèvent d’une « réécriture théorisante »12 peut paraître abusif, en regard des définitions précisément proposées au début de Palimpsestes : si la réécriture stricto sensu relève de l’hypertextualité, la glose poétologique participe quant à elle de la métatextualité. Ces deux activités ne sont bien sûr pas sans points de tangence, puisqu’elles appartiennent, parmi d’autres, à la catégorie générale de la transtextualité ; mais rappeler qu’elles le font chacune à sa façon n’est peut-être pas indifférent.

6Pour autant, mon propos n’est nullement de récuser les conclusions de mon plagiaire par anticipation, dont j’ai déjà signalé que je les partageais – et pour cause… – assez largement, simplement de les nuancer quelque peu. Aussi conviendra-t-il d’examiner plus avant le(s) traitement(s) au(x)quel(s) Genette soumet les textes de Borges qui ont retenu son attention. Il faudra en outre tenter de dégager la spécificité de la relation qui unit les deux auteurs ; dans l’espoir de cerner ce qui, chez l’écrivain argentin, point le poéticien, jusqu’à peut-être infléchir sa vision de la littérature, dont il s’agira en définitive par ce biais de scruter les « dessous ».


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Présence(s) de Borges

7D’emblée, une évidence d’ordre quantitatif s’impose à l’observateur : l’omniprésence des références à Borges dans l’œuvre de Genette, tout au long de sa « carrière » – de Figures13 à Épilogue14 –et quelle que soit la nature des écrits en cause. En outre, un sommet semble atteint avec Palimpsestes, dont l’« Index des noms » ne contient pas moins de… 15 mentions de « Borges ». Bref, même en l’absence des confidences précédemment évoquées, cette saturation des écrits genettiens par les renvois à l’auteur argentin constituerait à elle seule l’indice d’une forme de fascination – unique, je crois, dans les rangs des théoriciens, en raison de la fréquence remarquablement élevée avec laquelle elle s’exprime, comme de son inscription dans la durée. Confidence pour confidence, et toutes choses égales par ailleurs, bien sûr, la multiplicité de ces allusions est d’ailleurs telle que j’avais conservé le « souvenir » d’une entrée « Borges » dans l’un des volumes de la collection « Fiction & Cie »… où je l’ai vainement recherchée ; ce qui n’empêche pas, on l’a vu, une présence plus subtile de l’ombre tutélaire borgésienne en ces pa(ra)ges.

8Cela dit, qui relève d’un banal constat statistique, autant sinon davantage que les données quantitatives importe la dimension qualitative des références à Borges, qui, dans les ouvrages de poétique de Genette, investissent parfois un emplacement particulièrement stratégique : la première page de l’introduction dans Seuils15,où est évoqué (sans référence précise) le « mot de Borges » (p. 7) comparant la préface à un « vestibule » ; la dernière page de la conclusion dans Palimpsestes, qui contient une brève citation16 d’Enquêtes17 (dûment référencée en note18, cette fois), prélude à la célébration de l’accomplissement de « l’utopie borgésienne d’une littérature en transfusion perpétuelle » (p. 453). Si Genette a pu affirmer, à juste titre, à propos de la dédicace, que « « Pour Untel » comporte toujours une part de « Par Untel » » (Seuils, p. 127), peut-être n’est-il pas excessif de considérer que les mentions récurrentes de Borges dans les espaces liminaires du volume remplissent somme toute une fonction similaire. Depuis ces hauts-lieux stratégiques, allusion ou citation permettent en effet simultanément d’acquitter une reconnaissance de dette, de rendre hommage, et d’obtenir (fort économiquement) un patronage glorieux appelé à rayonner sur l’ensemble de l’ouvrage.

9Pour autant, cette pratique citationnelle ou allusive, très loin de demeurer étroitement circonscrite aux premières et/ou dernières pages des ouvrages genettiens, y est au contraire omniprésente, et s’y manifeste de façon récurrente dans leur corps même, jusqu’à tourner, parfois, à la saturation. A déjà été mentionné le cas de Palimpsestes, dont on pourrait estimer que la problématique centrale explique la fréquence des références à Borges. Mais l’hypothèse n’est pas entièrement satisfaisante, comme le révèle Seuils, nettement moins borgésien dans son principe, mais dont l’« Index des noms » nous apprend que pas moins de vingt-six (record battu…) de ses pages sont – d’une façon ou d’une autre, et à des degrés divers, bien sûr – porteuses de l’empreinte de l’écrivain argentin. Inutile de s’y attarder davantage : ces quelques exemples, parmi bien d’autres, suffisent à établir l’existence, chez Genette, d’un véritable tropisme borgésien. Pour tout lecteur attentif des écrits du poéticien, sans doute ce constat relève-t-il de l’évidence ; mais il peut être instructif d’examiner d’un peu plus près les manifestations mêmes de cette surenchère allusive, dans l’espoir de cerner au moins partiellement ses tenants et aboutissants.

Anatomie d’une borgésophilie galopante

10Tout d’abord, compte tenu du nombre considérable de ces mentions de Borges chez/par Genette, il paraît d’emblée évident que toutes ne possèdent pas, pour son propos, le même caractère de nécessité. De fait, une bonne part de ces références apparaissent en notes de bas de page(s), et présentent par là même une dimension, sinon à proprement parler ornementale, du moins annexe – qui viennent, en plus d’un sens, marginalement prolonger les considérations en cours dans le corps du texte, le plus souvent à titre d’exemple illustratif, ou complémentaire. Peut-être une telle hiérarchie est-elle sujette à caution, tant les méandres de l’intertextualité – sans parler de ceux de l’inconscient, que je ne me hasarderai pas à explorer… – sont tortueux, mais dans ce cas du moins, la référence borgésienne ne semble pas constituer l’origine du développement poétologique, plutôt en découler, c’est-à-dire être appelée par lui19. Tout se passe donc ici comme si, dans le cours même de son activité d’écriture, Genette prenait conscience de la proximité de l’idée qu’il énonce avec tel passage des œuvres de Borges, dont le souvenir serait ainsi convoqué. Toutefois, aussi contingente puisse-t-elle paraître, puisque la démonstration du poéticien aurait pu se déployer sans grand dommage en l’absence de cette référence, le choix même qu’il effectue de la mentionner vaut indice. Aussi ne paraît-il pas exagéré d’affirmer que lorsque Genette écrit, fût-ce dans le cadre de son sacerdoce poéticien, Borges n’est jamais bien loin – au point qu’il est tentant de le prendre au mot, et d’estimer que c’est non pas seulement Palimpsestes, mais l’ensemble de sa production qui se trouve peu ou prou écrite « à la lumière de quelques pages suspectes de Borges » (Palimpsestes, p. 446). La métaphore se révèle d’ailleurs particulièrement précieuse pour mon propos, qui dit bien le caractère diffus de cette aura borgésienne, nimbant nombre des pages genettiennes.

11Pour autant, il serait extrêmement réducteur de ne voir dans les multiples références du poéticien à l’écrivain que les manifestations somme toute banales du tribut récurrent à un auteur admiré. En effet, si, ponctuellement, les allusions à Borges (parfois, d’ailleurs, dénuées de références précises) paraissent bel et bien participer d’une telle logique de l’hommage, différemment, il advient qu’elles jouent un rôle beaucoup plus décisif dans l’invention poétologique. Puisque la borgésophilie de Genette n’est (plus) guère douteuse, il est donc temps d’examiner ce que les écrits de l’auteur argentin font à la poétique genettienne ; et inversement.

Borges, l’autre de Genette

12Voyons donc à présent comment l’œuvre composite (et, à ce titre, « suspecte » ?) de Borges informe l’invention poétologique genettienne. Les exemples sont, en la matière, si nombreux, qu’il est nécessaire d’opérer une sélection par essence réductrice, et sans doute pour partie arbitraire. Toutefois, il n’en apparaît pas moins clairement que ce qui, chez Borges, requiert Genette, réside dans la dimension fréquemment anomique, voire tératologique, de ses productions. N’oublions pas, en effet, que, comme l’a bien montré Christine Montalbetti20, la poétique genettienne est résolument ouverte, de sorte que, en bonne logique, son auteur manifeste un attrait tout particulier pour les textes qui permettent de faire bouger les cadres taxinomiques. Or, dans ce dessein, sous-tendu par la valorisation au moins ponctuelle d’une certaine conception (bien tempérée) de la modernité, l’œuvre de Borges constitue à l’évidence un point d’appui providentiel – ce dont quelques exemples précis permettront de juger.

13Soit, tout d’abord, « La forme de l’épée »21, bref récit de facture en apparence des plus classiques. Pour mémoire, un narrateur homodiégétique y narre son entrevue avec un personnage désigné comme « l’Anglais », qui, à la faveur d’une narration seconde, lui confie une histoire de trahison dont il a été partie prenante. Le tour de force narratif y réside dans le fait que « l’Anglais » commence à raconter comme s’il était la victime – le lâche dénonciateur étant pour sa part désigné de façon récurrente par le pronom de la troisième personne –, avant la chute finale, qui le voit soudainement révéler sa véritable identité, et revendiquer l’opprobre qu’il mérite : « J’ai dénoncé l’homme qui m’avait protégé : je suis Vincent Moon. Maintenant, méprisez-moi. » (p. 142). On comprend aisément qu’une telle nouvelle est pain béni pour le narratologue, dans la mesure où l’effet de surprise des dernières lignes y est entièrement conditionné par le subterfuge qui consiste à modifier la personne grammaticale pour désigner le même personnage. C’est donc fort logiquement que, dans Figures III22, Genette glose la stratégie manipulatrice à l’œuvre dans « La forme de l’épée », pour démontrer à quel point l’orthodoxie de la « relation de personne » peut faire l’objet de spectaculaires transgressions – Borges apparaissant à ses yeux « emblématique en cela de toute une littérature moderne » (p. 254). Sans doute considérer ce récit comme « prégenettien » reviendrait-il à succomber naïvement aux mirages de l’illusion rétrospective, mais force n’en est pas moins de constater la convergence des préoccupations artistiques de l’un, théoriques de l’autre (pour peu que ce partage puisse être maintenu). Si l’on me passe un rapprochement peut-être funambulesque, on pourrait estimer, mutatis mutandis, donc, qu’en l’occurrence, Genette occupe à l’égard de Borges une position similaire à celle de Lacan face à Duras, qui, dans un texte intitulé « Hommage fait à Marguerite Duras, du Ravissement de Lol V. Stein »23, affirmait que l’écrivain « s’avér[ait] savoir sans [lui] ce qu’[il] enseign[ait] ». Certes, alors que la tenue du Séminaire et l’écriture du roman en cause étaient grosso modo contemporaines, Genette publie Figures III trente ans après la parution de « La forme de l’épée » ; mais, plus que d’une banale influence unilatérale, dans ce cas aussi, on peut, me semble-t-il, identifier plutôt une rencontre, la production artistique de l’un confirmant et enrichissant l’entreprise de formalisation narratologique de l’autre, sans que son antécédence permette d’affirmer avec assurance qu’elle en constituerait l’origine.

14En outre, ce premier exemple permet de mettre au jour une autre raison de la prédilection de Genette pour la glose de l’œuvre borgésienne : sa facture apparemment traditionnelle, qui n’en manifeste qu’avec plus de clarté les entorses à la doxa narrative. Les écarts ne sont en effet jamais plus sensibles que lorsqu’ils surgissent sur fond de repères familiers, dont la remise en cause est par là même mise en lumière de façon particulièrement spectaculaire. En vertu de leur classicisme de façade, amplifiant l’impact des transgressions dont les canons narratifs y font l’objet, les récits de Borges, bien davantage que certaines expérimentations avant-gardistes et/ou jusqu’au-boutistes, où les normes finissent par se dissoudre, rendant par là même imperceptibles les effets de contraste, recèlent un considérable potentiel didactique. Par-delà les prédilections intimes du théoricien, c’est aussi, je crois, cette dimension des productions borgésiennes qui explique, du moins pour partie, la fréquence des allusions qui y sont faites dans les ouvrages de poétique de Genette. Dans leur concision, leur limpidité, et leur simplicité illusoire, ces récits constituent en effet un matériau de choix pour qui désire cadastrer avec rigueur le champ des pratiques narratives, possibilités anomiques comprises. Ces deux-là étaient décidément bien faits pour se rencontrer…

15S’il ne manque certes pas d’auteurs plus tapageusement iconoclastes que Borges, il ne faudrait pas pour autant céder à la tentation de minorer la dimension transgressive de son œuvre, à laquelle Genette se montre des plus sensibles, qui juge l’écrivain argentin « toujours secourable dans les hypothèses tératologiques »24, et par là même infiniment précieux pour l’élaboration d’une poétique ouverte. En effet, si l’auteur de Figures III se défie des outrances de ce qu’il perçoit comme une pause moderniste par trop dans la ligne, il n’en souscrit apparemment pas moins à l’idée que « les exceptions et autres cas subversifs nous en apprennent [parfois] davantage sur la norme que la norme elle-même »25. Du moins peut-on l’inférer de son recours récurrent à Borges au fil de ses successives investigations narratologiques et/ou poétologiques.

16« À Borges », c’est-à-dire, comme on l’a vu, indifféremment à l’écrivain et au critique. Peut-être se souvient-on, en effet, qu’au moment de se pencher sur les implications du procédé transgressif du seuil d’enchâssement narratif qu’il nomme « métalepse », c’est cette fois vers l’auteur d’Enquêtes que Genette se tourne, citant un extrait de « Magies partielles du Quichotte » – d’ailleurs devenu célèbre, pour cette raison même, dans les rangs des poéticiens :

D’où l’inquiétude si justement désignée par Borges : « De telles inventions suggèrent que si les personnages d’une fiction peuvent être lecteurs ou spectateurs, nous, leurs lecteurs ou spectateurs, pouvons être des personnages fictifs. » [Note de bas de page : Enquêtes, p. 85.] Le plus troublant de la métalepse est bien dans cette hypothèse inacceptable et insistante, que l’extradiégétique est peut-être toujours déjà diégétique, et que le narrateur et ses narrataires, c’est-à-dire vous et moi, appartenons peut-être encore à quelque récit. (Figures III, p. 245).

17Certes, cette fois, la glose genettienne porte non pas sur un texte littéraire, mais sur un essai borgésien, de sorte que l’activité glossatrice est élevée au carré ; mais les différences avec le commentaire précédemment évoqué de « La forme de l’épée », si elles existent indéniablement pour cette raison même, ne me paraissent pas décisives. En effet, on assiste de nouveau, en l’occurrence, à une réappropriation d’un écrit de Borges par Genette, qui le « traduit » dans sa « langue » narratologique, et l’exploite à ses propres fins. Rien ne permet donc d’affirmer que, sans le secours de ce passage d’Enquêtes, la fonction potentiellement dissolutive de la métalepse aurait échappé au poéticien ; simplement, l’extrait cité vient heureusement étayer la démonstration de Genette.

18Quant à la potentielle réversibilité de l’influence de l’un sur l’autre, j’en trouve une fois encore confirmation dans mon expérience personnelle, dont on voudra bien me pardonner de faire impudiquement état pour la seule (bonne) cause de la démonstration en cours. Au moment d’écrire ces lignes, je viens en effet de rechercher vainement (décidément26…), tant dans Figures III que dans Nouveau Discours du récit27, les analyses consacrées par l’auteur de ces deux ouvrages à la nouvelle de Borges intitulée « Les ruines circulaires »… et pour cause, puisque, sauf erreur de ma part, elles n’y figurent pas. Or, si cette absence est, à mes yeux, si surprenante, c’est en raison même de l’argument et du développement de ce récit, que voici résumés à grands traits : un narrateur hétérodiégétique y relate l’entreprise d’un magicien qui, isolé dans les ruines circulaires évoquées dans le titre, entreprend de créer, en le rêvant, un homme en apparence semblable à tous les autres, mais, en raison de son origine particulière, insensible et invulnérable au feu. À l’issue de ce processus démiurgique, un incendie se déclare dans les ruines du sanctuaire, de sorte qu’incapable d’y échapper, le magicien se résigne à la mort. Et la nouvelle de s’achever sur ces mots :

Il marcha sur les lambeaux de feu. Ceux-ci ne mordirent pas sa chair, ils le caressèrent et l’inondèrent sans chaleur et sans combustion. Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit que lui aussi était une apparence, qu’un autre était en train de le rêver. (p. 59-60).

19Sans doute un esprit positif ne verrait-il là que confirmation de l’absence de frontière clairement marquée entre les différentes productions de Borges, dans la mesure où « Les ruines circulaires » et « Magies partielles du Quichotte » à l’évidence se répondent, et s’éclairent mutuellement. Mais je dois avouer qu’il m’est impossible de lire cette nouvelle sans y déceler, au prix d’un évident anachronisme, doublé d’un paradoxal phénomène d’interférence culturelle, pour le moins quelque empreinte de la conceptualisation genettienne de la métalepse narrative. L’argument du rêveur rêvé, soudainement instruit de sa condition, constitue en effet une fort séduisante variation littéraire sur la fonction dissolutive, et par là même ontologiquement inquiétante, de la métalepse, telle que le poéticien l’a par ailleurs théorisée. Cette expérience, que d’autres ont peut-être, qui sait, partagée, me paraît confirmer la validité de ce que j’ai déjà à plusieurs reprises décrit comme une rencontre entre les deux auteurs, dont les préoccupations indéniablement se rejoignent, de même que les prédilections : en l’occasion, un goût commun pour la transgression du/des seuil/s d’enchâssement narratif/s, comme pour le vertige qui s’ensuit – procédé attentatoire aux certitudes de la vraisemblance mimétique-réaliste s’il en est. Bref, si l’on me passe un rapide exercice de « poétique-fiction », imaginons que Genette n’ait pas eu accès à « Magies partielles du Quichotte » au moment de l’écriture de Figures III, pour cause, par exemple, d’enneigement excessif du chemin conduisant à la bibliothèque du campus universitaire où il résidait alors28… Pour l’essentiel, la section consacrée à la métalepse n’aurait guère été différente, puisque une brève glose des « ruines circulaires » eût suffi à pallier l’absence de l’extrait d’Enquêtes cité, là où l’on sait, dans cette version du monde où nous vivons et lisons. Mais paix à Lewis et à ses cendres…

20Quant à « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », dont il est grand temps de dire deux mots, il s’agit sans doute de la référence borgésienne que Genette « mobilise le plus dans ses textes théoriques, en particulier dans Palimpsestes »29 ; ce qui n’est somme toute guère surprenant, compte tenu de la problématique centrale de ce dernier ouvrage. Ce que l’on peut en tout cas remarquer à propos de la réappropriation genettienne de cette nouvelle est la diversité des aspects du récit qu’il exploite à ses propres fins poétologiques, là où d’autres théoriciens n’en retiennent qu’un seul trait saillant – par exemple Pierre Bayard, fondant l’intégralité de Et si les œuvres changeaient d’auteur ?30 sur une application de « la technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées » (Fictions, p. 51-52). De fait, en dépit de sa brièveté, la nouvelle en cause témoigne d’une telle densité d’interrogations théoriques que nombre des problématiques qui l’informent pourraient, chacune considérée isolément, fournir la matière d’autant d’ouvrages de théorie littéraire. Bien entendu, le projet de Genette ne saurait être d’épuiser « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », notamment parce qu’il fait sienne l’affirmation déjà rencontrée de Borges selon qui « la littérature est inépuisable pour la raison suffisante qu’un seul livre l’est » (cité dans Palimpsestes, p. 453); mais il ne s’en montre pas moins attentif à plusieurs questions posées par ce récit.

21Ainsi, au sein même de sa définition liminaire de la parodie, il dégage de façon précoce ce que l’on peut considérer comme l’une des implications théoriques majeures de la « réécriture » du Quichotte à laquelle se livre le Ménard fictif inventé par l’auteur de Fictions : « […] si Borges a pu montrer sur l’exemple imaginaire de Pierre Ménard que la plus littérale des récritures est déjà une création par déplacement du contexte […] » (p. 24-25 ; voir aussi la note 3). L’un des « enseignements » de la nouvelle, parmi bien d’autres, concerne en effet les phénomènes de dépragmatisation / repragmatisation auxquels le passage du temps voue les textes littéraires, comme l’atteste l’idée, énoncée par Borges (Fictions, p. 50), que la même phrase revêt au cours des siècles de nouvelles significations, participant dès lors à l’enrichissement du texte qui la recèle. Toutefois, on observera que la glose possède ici une dimension incidente, qui ne se déploie que sur un mode hypothétique à valeur (modérément) concessive (« si Borges a pu montrer… ») et ne forme, somme toute, en tant que contre-exemple, qu’une étape d’un raisonnement concluant au caractère indispensable du détournement pour qu’on soit fondé à parler de parodie. Aussi pertinente la glose de « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » puisse-t-elle paraître, elle n’apparaît donc qu’à l’état de concession partielle et provisoire, comme si Genette, au cours de sa réflexion, prenait le temps de répondre à « l’objection » qu’exemplifie le récit de Borges – ce qui témoigne certes, par un autre biais, de l’importance que revêt pour lui cette œuvre. L’auteur de Palimpsestes semble dès lors écrire non pas sous la dictée, mais sous le regard de celui de Fictions, dont l’acuité le contraint à une vigilance accrue, donc à l’introduction de nuances fécondes. Pour autant, il serait inexact de minimiser l’importance, aux yeux de Genette, de cette « monstrueuse extension du principe de la parodie minimale » (Palimpsestes, p. 366) qu’est entre autres choses le récit borgésien ; car, en bonne logique, le poéticien doit y revenir au chapitre LXIV de son ouvrage, au moment de répondre à la question suivante : « Peut-on concevoir une transformation purement sémantique, qui ne s’accompagne d’aucune intervention pragmatique, diégétique, ni même formelle ? » (p. 365). Fût-ce pour en souligner régulièrement le caractère tératologique – car les « infractions à la norme » sont à double tranchant –, c’est donc en plus d’un sens que Genette compose avec la nouvelle de Borges.

22D’autant plus que, comme je l’ai déjà signalé, plusieurs de ses aspects sollicitent son attention. Par exemple, à l’occasion d’une note infrapaginale relative à la confusion fréquemment opérée entre anachronisme et ce qu’il conviendrait plutôt de nommer « prochronisme » (même s’« [il] n’en demande pas vraiment tant » (p. 359)…), Genette signale que Borges lui-même n’en serait pas totalement exempt, et évoque « la condamnation sévère de la transposition diégétique qu’il a glissée dans son Pierre Ménard » (note 1), sous les aspects d’un mépris hautain pour « le plaisir plébéien de l’anachronisme » (Fictions, p. 45), dispensé par « ces livres parasitaires qui situent le Christ sur un boulevard, Hamlet sur la Canebière ou don Quichotte à Wall Street » (id.)… avant de convenir que « le grief de vulgarité n’est peut-être pas tout à fait injustifié, ni à l’égard de l’anachronisme, ni à l’égard de la transposition. » (Palimpsestes, p. 359, n. 1). On observera que la « dénonciation » d’une erreur théorique, d’ailleurs prudemment modalisée (« Borges n’évite apparemment pas cette confusion […] », id., je souligne), cède in fine le pas à la reconnaissance de la sûreté de goût et/ou de dégoût dont fait preuve l’auteur de Fictions. Serait-ce exagéré que de voir là l’indice de l’indéfectible rapport de phase, non dénué d’affects, qu’entretient le second de ces deux auteurs à l’égard du premier ? Le cœur a ses raisons…

23Mais peut-être est-ce encore le commentaire de la fin de la nouvelle qui témoigne le mieux du rôle de stimulus que l’imaginaire borgésien joue pour la libido théorique de Genette. En effet, au lieu de se contenter, comme d’autres théoriciens, de prendre au pied de la lettre la technique déjà évoquée de « l’anachronisme délibéré et des attributions erronées », le poéticien l’utilise comme simple point de départ d’une réflexion personnelle. Au nom du principe d’économie dont il se réclame par ailleurs si fréquemment, il propose ainsi plutôt « de considérer par exemple, et ne fût-ce qu’un instant, Ulysse ou Mort à crédit comme deux transformations maximales de l’Imitation de Jésus-Christ, ou comme deux pastiches minimaux du style de Thomas a Kempis. » (p. 445). L’hypothèse doit certes être reçue cum grano salis, mais elle montre bien comment, loin d’adopter à l’égard de Borges une posture de soumission déférente et/ou de reconduction à l’identique de ses paradoxes, Genette engage avec lui un authentique dialogue, dans la mesure où il renchérit sur l’inventivité de l’auteur de Fictions, à laquelle répond la sienne propre, sur le terrain de la poétique du récit. À ce titre, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » peut donc être considéré comme un aliment de la réflexion poétologique genettienne, dont il permet d’assurer, à intervalles réguliers, la progression.

24Cela dit, nonobstant la force d’entraînement mimétique qu’exerce sur lui – comme sur bien d’autres – cette nouvelle, en digne poéticien, Genette n’en perd bien sûr pas pour autant de vue le caractère fictif du « second auteur » du Quichotte, ni les propriétés de l’activité artistique qui lui confèrent cette (troublante) présence. Ainsi ne manque-t-il pas, d’une part, de signaler que « la faiblesse de cette performance [celle de Ménard] […], c’est d’être imaginaire et, comme le dit Borges lui-même, impossible » (p. 445) ; d’autre part, d’analyser rigoureusement la technique borgésienne du « pseudo-résumé, ou résumé fictif, c’est-à-dire le résumé simulé d’un texte imaginaire » (p. 294) –  illustrée aussi bien par « L’approche d’Almotasim »31 que par « Examen de l’œuvre d’Herbert Quain »32, et bien sûr par « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », où le procédé concerne aussi bien l’œuvre visible (dont les 19 items sont répertoriés dans les premières pages de la nouvelle) que l’œuvre invisible du personnage éponyme. Autrement dit, Genette se soustrait ainsi aux séductions vertigineuses de l’écrivain et critique imaginaire (Ménard), pour s’intéresser de plus près, comme il se doit dans une perspective poétologique, aux structures formelles des textes produits par l’écrivain et critique réel (Borges) – qu’il présente, dans sa terminologie, comme « fond[ant] ou consolid[ant] un genre, hypertextuel à plusieurs égards : le pseudo-métatexte, ou critique imaginaire […] » (p. 297, n. 3). À ce niveau, l’œuvre de Borges paraît donc considérée comme un exemple « parmi d’autres », notamment La Bibliothèque d’un amateur33 de Jean-Benoît Puech (id.).

25Pour autant, la capacité de distanciation (métacritique) dont fait preuve le poéticien ne doit pas être perçue comme antithétique d’une forme de fascination, qu’on dira, au risque du paradoxe, « élective ». De cette relation foncièrement ambivalente atteste l’un des passages les plus fondamentaux de Palimpsestes, relatif aux « performances » inversement symétriques de Jorge Luis Borges et Pierre Ménard :

Écrivant de son propre fonds un Quichotte rigoureusement littéral, Ménard allégorise la lecture considérée comme, ou déguisée en écriture. Attribuant à d’autres l’invention de ses contes, Borges présente au contraire son écriture comme une lecture, déguise en lecture son écriture. Ces deux conduites, faut-il le dire, sont complémentaires, elles s’unissent en une métaphore des relations, complexes et ambiguës, de l’écriture et de la lecture : relations qui sont bien évidemment – j’y reviendrai s’il le faut – l’âme même de l’activité hypertextuelle. (p. 296).

26Dans cet extrait, on peut certes observer un exemple archétypal de la démarche poétologique, puisque le raisonnement y progresse graduellement du particulier (les relations plurivoques de l’écriture et de la lecture chez Borges) au général (cette plurivocité comme essence de l’hypertextualité). Mais on doit remarquer que ces observations, en effet décisives sur le plan de la poétique du récit, se déploient une fois de plus à partir de l’exemple borgésien, dont on a déjà signalé la remarquable fréquence à l’échelle de Palimpsestes. Dès lors, si considérer l’ouvrage de Genette dans son ensemble comme une « réécriture » (au sens usuel du terme) de Borges serait largement excessif, donc inexact, en revanche, plus légitime paraît la tentation d’examiner la relation des deux auteurs à la lumière des lignes qui viennent d’être citées. J’ai déjà expliqué les raisons de mes réticences à considérer la poétique selon Genette comme « réécriture théorique » des écrits borgésiens ; mais je suis tout prêt, en revanche, à convenir que les échanges entre écriture et lecture, tels que le poéticien les analyse, peuvent à quelque degré éclairer la nature de la relation qui l’unit à l’auteur de « Pierre Ménard, auteur du Quichotte ». Il n’y a pas là contradiction, car ce que j’ai tenté de démontrer jusqu’ici – « j’y reviendrai s’il le faut »… – est que, lisant telle page de Borges, Genette écrit, c’est-à-dire l’appréhende, et ce dès l’origine, dans sa perspective, qui, pour posséder d’indéniables points de tangence avec celle de Borges, ne se confond pas pour autant rigoureusement avec elle – ce qu’a permis d’établir la lecture de Mort à crédit comme transformation maximale de L’Imitation de Jésus-Christ34. Mais peut-être n’y a-t-il là qu’une différence de terminologie ? Ne parlons plus de réécriture et, autant que je suis concerné, reconnaître le bien-fondé de la relation entre Genette et Borges ne m’embarrassera plus, tant l’existence et l’importance de ces échanges ambivalents sont incontestables.

27Peut-être est-ce là se montrer plus genettien que Genette lui-même, mais je proposerais donc de réserver la dénomination de « réécriture » aux manifestations créatrices du phénomène35, dont on rencontre plusieurs occurrences dans Palimpsestes. Par exemple à la page 133, lorsque, après avoir évoqué la série de quatre pastiches de « La parure » par Reboux et Muller, Genette écrit :

À titre de contre-épreuve et pour rester dans les paris stupides, j’imagine un bel exercice pour quelque Pierre Ménard désoeuvré et docile : (1) oublier le texte de la Parure ; (2) s’imprégner, sur le reste de son œuvre, du style de Maupassant ; (3) ainsi armé, et à partir des quatre transcriptions forgées par Reboux et Muller, reconstituer l’original.

28Dans ce cas, en effet, la nouvelle de Borges n’est plus seulement objet d’un commentaire théorique, mais constitue bel et bien le modèle d’une activité d’écriture hypertextuelle ; certes virtuelle, mais qui, en tant que telle, ne demande qu’à devenir actuelle – avis aux amateurs…

29Or ce pas est précisément franchi à la page 254, où Genette, dans le cadre d’une réflexion sur la « transmétrisation » (comme son nom l’indique…), propose une transposition en alexandrins du Cimetière marin :

Ce vaste toit où marchent des colombes
Entre les sveltes pins palpite, entre les tombes ;
Voyez, Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, la mer, toujours recommencée !
O pleine récompense après une pensée
Qu’un immense regard sur le calme des dieux !36

30Or, on s’en souvient, une version (non citée) « alexandrinisée » du poème de Valéry figurait, sous la plume de Borges, dans la liste des créations constituant l’œuvre visible de Pierre Ménard, qui fournit donc cette fois à Genette un hypotexte37. Il semble inutile de s’y attarder davantage, tant chacun peut aisément mesurer les différences qui existent entre la glose poétologique d’un texte littéraire et sa réécriture stricto sensu : une fois encore, la première activité relève de la métatextualité, la seconde de l’hypertextualité.

31Pour autant, ces deux opérations ne sont bien sûr pas dénuées de rapports, qui relèvent l’une et l’autre, comme on l’a vu en introduction, de la transtextualité. En outre, n’est-ce pas le poéticien lui-même qui se demanda un jour ce « que vaudrait la théorie, si elle ne servait aussi à inventer la pratique » (Nouveau Discours du récit, p. 109) ? Aussi peut-on en définitive comprendre que d’aucuns se montrent plus sensibles, chez Genette, aux similitudes qu’aux différences entre ces deux activités : gloser et réécrire Borges – d’autant qu’y incitent également, d’une part sa conception de la littérature, d’autre part l’évolution de son œuvre au fil du temps. Quoi qu’il en soit, il devrait être clair à présent que, si Borges, sous des formes diverses, est omniprésent dans les écrits de Genette, la relation entre les deux auteurs ne se réduit pas selon moi à une influence unilatérale du premier sur le second, mais participe plutôt d’une dynamique d’échanges plurivoques, où les questions de la préséance historique et de l’identité auctoriale deviennent somme toute accessoires – en bonne logique borgéso-genettienne, ou genetto-borgésienne, comme l’on préférera. Car tel est précisément l’une des possibles « leçons » de « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », comme de la lecture qu’en fait Genette, laquelle est aussi, toujours déjà, écriture. Dans cette perspective, « tlönienne »38 si l’on veut, au « côté Borges » de Genette répond donc le « côté Genette » de Borges : pardonnez-moi, Désiré Nisard…

Pourquoi Borges ?

32Mais sans doute est-il temps de délaisser le « comment » et ses implications pour s’intéresser brièvement au « pourquoi », c’est-à-dire de tenter, pour finir, d’élucider les raisons de la place de choix qu’occupe Borges chez Genette. Dans cette entreprise périlleuse, car vouée aux supputations, le poéticien se montre (à son tour) secourable, qui nous permet de recueillir, sinon la « vérité », du moins de précieuses informations, « directement de la bouche du cheval »39, comme il aime à le dire. Ne restera donc plus qu’à fort modestement extrapoler.

33Particulièrement utile dans ce dessein se révèle, dans le premier volume de Figures, l’étude consacrée par Genette à « l’œuvre critique de Borges » (p. 123), sous le titre de « L’utopie littéraire » (p. 123-132). À vrai dire, il faudrait presque pouvoir citer l’intégralité de cet article, tant les analyses des essais de Borges y paraissent applicables aux travaux de Genette lui-même ; ce dont permettront de juger quelques « morceaux choisis ». Ainsi, tout d’abord, du rapprochement de Borges et Rabelais, accompli au nom « d’une certaine parenté entre ces deux esprits semblablement portés à entretenir leur vertige ou leur perplexité dans les secrets labyrinthes de l’érudition » (p. 124). Pour qui a lu Palimpsestes, en particulier, forte est la tentation d’appliquer la formule à Genette et Borges, sans crainte de la voir perdre de sa pertinence – tout au contraire.

34Ensuite, et de façon plus décisive, à plusieurs reprises au cours de son étude, Genette insiste à bon droit sur la convergence de vues qui existe entre Borges et Valéry, lequel aspirait, on s’en souvient, en lieu et place de l’histoire littéraire traditionnelle, à une histoire de la littérature conçue « comme une histoire de l’esprit en tant qu’il produit ou consomme de la littérature »40, et où les noms d’écrivains deviendraient dès lors superflus. Or la lettre même du commentaire genettien mérite qu’on s’y attarde, puisque, à rebours de la doxa positiviste, il voit « un mythe au sens fort du terme, un vœu profond de la pensée » (p. 126) dans :

Cette vision de la littérature comme un espace homogène et réversible où les particularités individuelles et les préséances chronologiques n’ont plus cours, ce sentiment œcuménique qui fait de la littérature universelle une vaste création anonyme où chaque auteur n’est que l’incarnation fortuite d’un Esprit intemporel et impersonnel […] (p. 125).

35Avant de préciser sa pensée en ces termes :

C’est que pour Borges, comme pour Valéry, l’auteur d’une œuvre ne détient et n’exerce sur elle aucun privilège, qu’elle appartient dès sa naissance (et peut-être avant) au domaine public, et ne vit que de ses relations innombrables avec les autres œuvres, dans l’espace sans frontières de la lecture (p. 130).

36On voit bien que l’évocation des points communs entre Borges et Valéry permet en fait à Genette d’exposer sa propre conception de la littérature, telle qu’elle n’aura de cesse de s’affirmer et de s’affiner au fil de ses ouvrages ultérieurs. En effet, plusieurs années avant la parution du livre à bien des égards programmatique que constitue Figures III, et en son sein l’« Essai de méthode » intitulé « Discours du récit », Genette fait fond sur l’étude de l’œuvre critique borgésienne, comme sur les similitudes qu’il y perçoit avec celle de Valéry, pour produire un plaidoyer en faveur de la poétique, au sens moderne du terme. En atteste tout particulièrement l’appréhension de la littérature en termes non plus tant temporels que spatiaux, comme la valorisation, au détriment des traditionnelles études monographiques, des relations entre les textes – profession de foi fondée sur l’idée que « La littérature est bien ce champ plastique, cet espace courbe où les rapports les plus inattendus et les rencontres les plus paradoxales sont à chaque instant possibles » (p. 132). Genette paraît ainsi prélever, dans l’œuvre de Borges, les traits qui lui permettent de définir son propre rapport à la littérature41.

37S’étonner qu’un critique, commentant l’œuvre d’autrui, parle aussi de lui-même, témoignerait d’une bien grande naïveté, tant le phénomène relève du truisme : dis-moi qui (ce que ; et comment) tu commentes ; et je te dirai qui tu es… Mais les particularités de la relation entre Borges et Genette, ainsi que l’extrême lucidité dont fait preuve le second quant à la « dette » qu’il aurait contractée à l’égard du premier, permettent, je crois, de dépasser la plate évidence du cliché. Tout d’abord parce que, même si, dans « L’utopie littéraire », l’objet d’étude déclaré de Genette est l’œuvre critique de Borges, il ne s’y limite en fait pas à l’analyse d’Enquêtes, mais fait tout autant référence à Fictions – et pour cause, puisque, considérée sous l’aspect du statut pragmatique, l’œuvre borgésienne se révèle foncièrement hybride. Or c’est bien, on l’a vu au début de ce parcours, ce sur quoi insistera Genette dans « Du texte à l’œuvre », lors de l’évocation de sa lecture croisée de Fictions et d’Enquêtes :

Et ces deux-là, il convenait vraiment de les lire ensemble, un œil sur chaque, car l’enquête et la fiction s’y échangent et s’y transfusent d’une manière encore jamais imaginée, dans l’idée que tous les livres ne sont qu’un livre, et que ce livre infini est le monde. Ce qu’il s’agissait donc de lire, ou du moins de penser ensemble, c’étaient […] tous les livres qui ont été écrits depuis le commencement du monde (p. 10).

38L’observation fait chorus sur la sensibilité de Genette à ce qu’il perçoit, à juste titre, chez Borges – tous textes confondus : essais et fictions –, comme « une vision panoptique de la Bibliothèque universelle, vision à quoi je [Genette scripsit] dois peut-être encore l’essentiel de ma [idem] conception de la littérature, et un peu au-delà. » (Idem).

39Borges ne saurait sans abus être considéré comme un « poéticien », mais certains aspects de son œuvre composite, à commencer par le « mythe » de la Bibliothèque de Babel, entrent à l’évidence en phase avec les préoccupations de qui désire élaborer une théorie générale de la littérature, attentive de surcroît à « cette incessante circulation des textes sans quoi la littérature ne vaudrait pas une heure de peine » (Palimpsestes, p. 453). Soit ; mais comment comprendre l’ouverture de perspective opérée dans le dernier extrait cité de « Du texte à l’œuvre » ? En d’autres termes, que peut vouloir dire ici « un peu au-delà » ? Sans grand risque d’erreur, on peut tout d’abord estimer que la formule permet d’étendre l’ombre tutélaire de Borges à la vision de l’art de Genette, telle qu’il l’a exposée dans les deux volumes de L’Œuvre de l’art42. En effet, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » constitue aussi un exemple privilégié pour la définition de « l’objet d’immanence » et des modalités de sa « transcendance » – ce qui excède largement les frontières de la littérature. En tant qu’esthéticien également, Genette poursuit donc son fructueux dialogue avec Borges.

40Ensuite, et à titre de simple hypothèse cette fois, peut-être l’« au-delà » en question ne désigne-t-il plus « seulement » la vision de la littérature et/ou de l’art, mais la conception même de l’écriture qui informe les différentes productions genettiennes. Dans ce qui précède, on a ainsi vu que, lorsqu’il évoque Borges, Genette puise à parts égales et indifféremment dans les écrits « littéraires » et « critiques » de ce dernier, entre lesquels la ligne de démarcation est de toute façon des plus ténues – puisque nombre des nouvelles se présentent comme des notes critiques sur des œuvres imaginaires, quand plusieurs des essais ne sont pas exempts d’une certaine tendance à la fictionalisation. Si Borges fascine Genette, ce peut donc être aussi en vertu de la façon dont son œuvre fragilise en acte la distinction qu’établira Barthes43 entre « écrivain » et « écrivant » ; distinguo qui, au fil du temps, des premiers volumes de Figures à Bardadrac et aux textes suivants, sera également malmené par celui qu’il serait réducteur de ne considérer que comme un théoricien lambda44. Autrement dit, considérée sous cet angle, l’œuvre protéiforme de Borges constituerait un stimulus de la libido non seulement théorique, mais plus généralement scripturale de Genette. De fait, comme l’a bien montré Julien Roger (art. cit., p. 113-114), de Bardadrac (« Discrétion ») à Codicille (« Postérité »), la pratique genettienne de l’« autoréécriture » se déploie parfois sous le patronage de l’auteur de « Pierre Ménard, auteur du Quichotte ». Bref, si, compte tenu de la diversité de leurs présupposés respectifs, le Borges de Genette n’est évidemment ni celui de Caillois, ni celui de Blanchot, ni celui de Deleuze, ni celui de de Man (liste non limitative…), il est à la fois autre chose et davantage : un principe actif de sa pensée et de son écriture – pour peu que l’on puisse dissocier ces deux domaines. Mais que l’on se garde bien, pour autant, de réduire les rapports de ces deux auteurs à une banale influence de Borges sur Genette, tant, dans « l’espace courbe » dessiné par les relations de l’écriture et de la lecture, la réciproque est, au même degré, vraie. Comment, en effet, ne pas percevoir aujourd’hui l’ombre portée de Figures III sur « La forme de l’épée », de Métalepse45 sur « Les ruines circulaires », ou encore de Palimpsestes sur « La bibliothèque de Babel » comme sur Enquêtes ?


***

41Dans les pages qui précèdent, à distance respectueuse de la critique de sources et des anecdotes de l’histoire littéraire, on a donc voulu pour l’essentiel raconter l’histoire d’une rencontre : celle de deux esprits, unis par un goût partagé pour l’érudition, l’ironie et les vertiges de la spéculation ; et par là même engagés dans le plus stimulant des dialogues. En semblable compagnie, recourir au lexique mercantile serait somme toute malséant : point de « dette », par conséquent, mais un stimulant compagnonnage en utopie littéraire, sur fond de « transfusion perpétuelle – perfusion transtextuelle » (Palimpsestes, p. 453). Car, ne l’oublions pas, « chaque écrivain crée son précurseur » ; de sorte que l’identité de l’auteur de cette citation importe peu : Jorge Luis Borges ? Gérard Genette ? Jorge Luis Genette ? Gérard Borges ? Le Père des Récits46 reconnaîtra les siens…