Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Théoriser avec (ou contre) Ménard
Fabula-LhT n° 17
Pierre Ménard, notre ami et ses confrères
Christine Noille

Le pion de la Tour. Analyse rhétorique des brouillons perdus du Quichotte

Oublier Pierre Ménard

1Il n’est peut-être pas inutile – pour conjurer les dieux de l’indifférence ? – de placer ce propos sous la protection de quelques formules emblématiques de notre modernité.

2Tynianov, citant les Conversations de Goethe avec Eckermann, écrit :

Lady Macbeth dit une fois : « J’ai allaité des enfants », et plus tard on nous dit qu’elle n’a pas d’enfant ; son personnage est justifié car, pour Shakespeare, « ce qui importe, c’est la force de chacune de ses apostrophes. […] » Donc l’unité statique du personnage (comme toute unité statique dans l’œuvre littéraire) se trouve être extrêmement instable ; elle dépend entièrement du principe de construction1.

3Et on peut lire dans tel article célèbre de Tomachevski :

Le héros n’est guère nécessaire à la fable. La fable comme système de motifs peut entièrement se passer du héros et de ses traits caractéristiques. Le héros résulte de la transformation du matériau en sujet et représente d’une part un moyen d’enchaînement de motifs et d’autre part une motivation personnifiée du lien entre les motifs2.

4Je me proposerai alors d’interroger le Pierre Ménard, auteur du Quichotte en le subordonnant très exactement à cette règle (morale tout autant qu’heuristique) : ne considérer les personnages que comme de purs moyens, plus ou moins captieux, d’enchaîner les motifs et de fasciner mon regard ; et en conséquence me passer de Ménard, ses collègues et ses amis pour en revenir aux motifs de la fable et à sa dynamique de construction du sens ; ou pour le dire autrement, tenter d’oublier Pierre Ménard pour me ressouvenir du Pierre Ménard.

5Car tel est le paradoxe de la théorie littéraire dès lors qu’elle se greffe sur le texte de Borges : à force de parler « le langage de la reprise du sens et de la recréation intérieure3 » (comme le disait à peu près Genette en 1966, il est à vrai à propos de son envers, la critique interprétative : mais justement…), la théorie finit par abdiquer toute prétention à la « reconstruction intelligible4 ». À force de réinterpréter le Ménard « dans l’accord intuitif de deux consciences5 », elle en arrive à se dissoudre dans l’illusion référentielle et le cercle herméneutique. A force de faire du Ménard, la théorie ne fait plus de l’analyse.

6D’où l’importance et l’urgence (si l’on m’a bien suivie) du mot d’ordre que je propose donc à notre sagacité : pour lire le Ménard, évacuons Ménard, et à sa suite Don Quichotte, le narrateur, Carolus Hourcade, la comtesse de Bagnoregio et même, Madame Henri Bachelier. Mais alors, dira le lecteur, que nous restera-t-il ? Presque tout à vrai dire. L’enjeu n’est pas de supprimer toute la fable sous prétexte qu’elle est articulée à partir des points de vue de deux ou trois personnages (le narrateur et Pierre Ménard bien sûr, don Quichotte aussi6 ?) mais d’exclure de la tissure des motifs toutes les séquences qui sous prétexte de couleur locale et de folklore remplissent bravement leur rôle de diversion et d’enrobage. – Où l’on voit en passant que l’analyse formaliste que nous mettons plus ou moins discrètement en place suppose une mise à plat des syntagmes, une réduction du texte à une collection d’énoncés7, et rejette en conséquence dans les marges de l’interprétation le statut pragmatique du discours, en l’occurrence sa fictionalité : nous invitons d’ailleurs le lecteur à en faire autant pour le présent énoncé.

7C’est ainsi que – la marotte en tête, je r’enfourche, comme l’on dit8, mon cheval – les deux premiers paragraphes du Ménard, saturés qu’ils sont d’élément narratifs, peuvent aisément être séparés du reste, à l’exception des deux assertions discursives qui introduisent le propos, à savoir la phrase initiale « L’œuvre visible qu’a laissée ce romancier peut être facilement et brièvement passée en revue […] » et sa modulation intermédiaire (« Décidément, une brève rectification s’impose9 […] »). La lecture raccrochera sans difficulté au troisième paragraphe avec la reprise : « J’ai dit que l’œuvre visible de Ménard peut être facilement dénombrée10 […] ».

8Également dévolues au matériau narratif, également instrumentalisées, également évitables, les deux notes mettant en scène les intentions et souvenirs du narrateur (« J’ai eu aussi l’intention secondaire d’esquisser11, etc. » / « Je me rappelle ses cahiers quadrillés12, etc. »). Il en va de même enfin pour un petit nombre de variations thématiques sur les figures féminines – la fin de l’item indexé à la lettre q à propos de la comtesse de Bagnoregio, trois micro-séquences autour de Mme Henri Bachelier13.

9Et c’est à peu près tout. L’outillage narratif, aussi marquant et indiscret soit-il, n’en est pas moins canalisé dans les marges (incipit, notes, digressions). Tant et si bien que se passer du decorum des personnages est assurément douloureux ; mais ce n’est somme toute pas insurmontable. Restent à partir de là les « motifs » du Ménard, en l’occurrence une succession de séquences sur l’œuvre d’un écrivain fictif. En étudiant la forme de leur alternance et de leur retour, on devrait alors pouvoir établir à peu de frais le montage du texte ou encore son « principe de construction », comme aurait dit Tynianov. Disons que l’établissement de cette architecture aurait pu être le dénominateur commun et minimal à toute entreprise de théorisation : quoi qu’il en soit, ce sera du moins l’élément qui servira de fondement à notre propre analyse.

De quoi le Ménard est-il fait ?

10Si l’on prend comme critère de repérage un principe de différenciation sémantique tel que la thématisation du but discursif, on peut dénombrer trois types de séquences :

111) Les séquences bibliographiques. C’est là la liste des références initiales, dix-neuf items (auxquels s’ajoutent deux items marginalisés, les sonnets pour l’album de Mme Henri Bachelier et l’Introduction à la vie dévote). L’ensemble est délimité en ouverture et en clôture par des formules d’annonces et de récapitulation14 et relève d’une rhétorique essentiellement didactique (rectification du catalogage).

122) Les séquences justificatives. Majoritaires en nombre, elles discourent sur le seul projet du Quichotte et ont la particularité de se dédoubler systématiquement en deux voix alternées selon les pôles de l’affirmation et de la confirmation, la voix du narrateur et la voix de Pierre Ménard (extraits de sa correspondance, propos rapportés). L’ensemble est explicitement intégré dans une rhétorique de l’apologie : « Justifier cette ‘absurdité’ est le but principal de cette note15. » À ce dessein argumentatif ostentatoire répond un développement long, tout aussi lourdement articulé :

  • Les raisons d’écrire (« Deux textes de valeur inégale m’ont inspiré cette entreprise16, etc. »)

  • L’intentio auctoris (« Il ne voulait pas composer un autre Quichotte17, etc. »)

  • Les méthodes (« La méthode initiale qu’il imagina était relativement simple18, etc. »)

  • Les raisons du choix (« Pourquoi précisément le Quichotte ? dira notre lecteur19, etc. » jusqu’à « Parmi lesquels, pour n’en citer qu’un : le Quichotte lui-même20. »)

  • Deux pages plus loin, le point d’aboutissement du projet (« Il n’y a pas d’exercice intellectuel qui ne soit finalement inutile21, etc. »)

  • La postérité du projet (« Penser, analyser, inventer (m’écrivit-il aussi) ne sont pas des actes anormaux, ils constituent la respiration  normale de l’intelligence22, etc. »)

13Le discours de justification est ainsi composé de six séquences topiques, chacune formée de deux séries de propositions en réplique (la voix du narrateur, la contre-voix de Ménard).

143) Les séquences commentatrices. Interpolé dans la succession des séquences justificatives (entre les raisons du choix et ce à quoi aboutit le projet), un développement métatextuel d’une certaine longueur prend place, qui a pour spécificité d’analyser directement du texte (et non pas simplement de spéculer à propos d’un projet) et en conséquence d’apporter un savoir d’ordre critique. Il est constitué de trois séquences (sur le refus de la « couleur locale » dans le Quichotte de Ménard, sur le chapitre XXXVIII et sur une citation du chapitre IX). Il se démarque des séquences justificatives encadrantes en ce qu’il ignore le régime de dédoublement des voix. Il entre accessoirement en contradiction avec le contexte aval puisqu’il pose l’existence d’énoncés du Quichotte ménardien là où la suite annonce un auto da fé systématique.

15Le montage du Pierre Ménard, auteur du Quichotte repose ainsi sur un principe d’alternance (alternance des séquences bibliographiques, justificatives et commentatrices mais également alternance des voix au sein des séquences justificatives) et sur un principe de répétition (vingt-et-une séquences bibliographiques, trois séquences commentatrices, six séquences justificatives).

16Ajoutons qu’il existe une certaine porosité des régimes séquentiels entre eux. C’est ainsi qu’un commentaire est intégré à titre digressif à la fin de l’item bibliographique indexé à la lettre p  – « Cette invective, soit dit entre parenthèses, est l’exact opposé de sa véritable opinion23 […] ». Un autre commentaire est inséré sur le mode de l’ajout psychologique à la fin de la séquence justificative concernant les méthodes (« Avouerais-je que je m’imagine souvent qu’il a réussi et que je lis le Quichotte24, etc. »). Enfin, une séquence de parole rapportée à fonction de justification (d’une autre œuvre que le Quichotte, en l’occurrence l’article sur les « coutumes syntaxiques » de Toulet) est également insérée à la fin d’un item bibliographique (à la lettre : « Ménard, je me rappelle, déclarait que blâmer et faire l’éloge sont des opérations sentimentales25, etc. »).

17Surtout, il n’est pas impossible d’imaginer un petit module intégrateur qui rende compte de l’organisation interne de toutes les séquences selon un principe hiérarchique et téléologique. Il suffit de faire des séquences de justification du Quichotte (de l’écriture du Quichotte par Pierre Ménard) un ensemble cohésif et à valeur focale, permettant de considérer les autres régimes séquentiels dans un rapport de subordination et d’instrumentation au service de l’apologie. Que le discours à visée de justification soit de part en part motivé et ordonné, le plan en six parties en témoigne : mais il prend également en charge la section bibliographique en la thématisant comme un préambule accessoire ; et il transforme chaque cellule de commentaire en un plaidoyer pour le texte (reversant au passage l’analyse comparative sur cette opération sentimentale dont Ménard pensait pourtant qu’elle n’avait rien à voir avec la critique, à savoir l’éloge). Si l’on ajoute que le sémantisme des séquences justificatives (faire l’apologie du projet invisible) est précisément la focale du titre (Pierre Ménard, auteur du Quichotte), il ressort que l’hétérogénéité repérée peut donc être entièrement réduite et intégrée dans le plaidoyer Pro P. Menardo.

18Il est donc possible de rendre compte de l’agencement fonctionnel des motifs dans un schéma d’ensemble à la fois téléologique et cohésif : mais ce n’est peut-être pas le plus efficace – du moins pour en analyser les enjeux. Une telle perspective conduit en effet à restreindre fortement le champ des questions puisqu’elle naturalise une seule fin, en l’occurrence la leçon de lecture paradoxale que le texte n’en finit pas de mettre en scène et que résume telle formule du Tlön (« Tous les hommes qui répètent une ligne de Shakespeare, sont William Shakespeare26 »). Il pourrait être alors moins réducteur pour le théoricien d’en rester à une description non globalisante, qui ne prenne pas en charge le texte comme tout mais s’attache d’abord à la dynamique de succession et d’alternance du montage, à « l’articulation du texte en un processus rythmé de différences et de ressemblances, d’attentes et de réponses27 ». Ou pour le dire autrement, à coté du plan d’ensemble, il pourrait être plus intéressant d’opter pour une pensée alternative de la mise en forme, pour une description dynamique de la composition séquentielle qui soit détachée des principes de focalisation et d’intégration systématique.

19À quoi aboutit en effet un tel principe de structure ? Le Ménard ne vaudrait plus comme dispositif de part en part cohérent et homogène, mais comme distribution dynamique de trois types d’énoncés : les énoncés qui justifient le projet, extensifs et à valeur focale ; les énoncés bibliographiques, regroupés en amont et autonomisables (clos sur eux-mêmes) ; les énoncés commentateurs en position d’interpolation. Ou pour le dire plus fortement, en suivant le rythme du montage, il n’y a plus un mais trois Ménard, le Ménard qui recense les œuvres de l’écrivain, le Ménard qui défend le projet du Quichotte et un Ménard qui bifurque – pour commenter quelques passages.

20Trois formes, donc, que le texte donne au sémantisme, trois façons de configurer le sens. Notre hypothèse sera alors celle-ci : si le texte du Ménard joue sur trois dispositifs, c’est peut-être parce qu’il donne forme et figure à trois propos distincts ; et que, sans doute fascinée par le décorum narratif (cette inflation des marques éthiques et pathétiques que l’on nomme habituellement histoire) et entraînée par la démonstration linéaire, la critique contemporaine est restée captive de ce que le texte dit des textes, indifférente à ce qu’il en fait.

Ce que fait le texte du Ménard aux autres textes

21Nous avons donc déplacé le point de vue, en nous détachant progressivement de ce que le texte dit de Ménard en particulier et des textes en général, et en en revenant à ce que le texte du Ménard fait aux textes – autorisés en cela par la conviction que tout discours critique (et le Ménard est globalement un discours critique, qu’il soit bibliographie, éloge ou commentaire) est d’abord un dispositif métacritique, c’est-à-dire un dispositif d’intervention sur un autre texte28, avant que d’être une thèse développée à propos d’un autre texte. Que fait donc des textes le triple régime de catalogage, de discours choral et de commentaire, que le Ménard n’expliciterait pas ni ne prendrait en charge dans l’exposé littéral ?

22Du côté de ce que le texte dit littéralement des textes, la chose est amplement connue : la thèse focale des séquences apologiques a métamorphosé le nom d’auteur en principe herméneutique, tant et si bien que « Ménard (peut-être sans le vouloir) a enrichi l’art figé et rudimentaire de la lecture par une technique nouvelle : la technique […] des attributions erronées29. » Mais l’on peut constater que dans leur façon de prendre en charge des textes, les séquences bibliographiques et les séquences commentatrices induisent elles aussi – mezza voce – certaines pratiques de lecture qui relèvent tout autant de biais herméneutiques. Car si la mention de l’auteur constitue un système de lecture et comme tel, un prisme strictement conventionnel et de pur artifice, n’en est-il pas de même des mentions du titre et de l’extrait ?... Affirmer que ni le titre d’une œuvre ni l’extrait cité n’ont de rapport naturel avec le texte a certes tout l’air d’une absurdité. Justifier cette absurdité sera le but ultime de ce propos.

23Si l’on considère, tout d’abord, comment opère la liste des références, on conviendra sans peine qu’elle joue sur l’évocation d’une multitude chatoyante de monographies, d’articles, de traductions et de poésies par la seule magie de la titulature ou de brèves notices descriptives. Elle suggère des textes en se contentant d’en imaginer l’étiquetage : ou comme le dit fort bien Borges,

Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l’on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire30 […].

24Ou en offrir, ajouterons-nous donc, un descriptif minimal ou un titre. Car le titre (ou tout énoncé faisant office de notice) est une double imposture – et nous ne parlons pas même ici du piège référentiel, qui induit le lecteur à enquêter sur le degré de véracité et de falsification que Borges opère sur les archives du monde actuel : nous dirons juste que toutes les références aux autres écrivains et aux autres œuvres sont (à peu près) exactes31 et que toutes les références attribuées à Ménard sont imaginaires. Non, l’imposture des titulatures n’est pas dans la supposition du lien référentiel. Elle est d’une part dans le pouvoir qu’on donne aux titres de figurer « le diagramme [d’une] histoire mentale32 » (nourrissant en cela un peu plus l’imposture auctoriale ou captation du sens du texte par la figure de l’auteur, dont le Ménard interprète une version maximaliste). Elle est surtout dans l’identification, par le biais du titre, du texte comme un tout cohérent et vectorisé, comme un ensemble globalisable et synthétisable. Comme si le Quichotte n’était que don Quichotte, et le Ménard que Pierre Ménard : et comme s’il n’y avait systématiquement qu’un texte derrière le composé mosaïque des énoncés qui forment habituellement la tissure de nos textes et même de nos articles… Le titre (ou la notice) réalise symboliquement l’unité et la clôture d’un énoncé pluriel et en devenir : prendre les œuvres par leur titre, c’est pratiquer les textes par le petit bout de la lorgnette, c’est attraper les énoncés par le biais du nivellement et de la simplification. Le titre est tout autant un biais herméneutique que l’auteur, puisque, imposant littéralement une interprétation du texte, il surimpose en même temps l’idée de sa stabilité et sa complétude, l’idée du texte comme texte (comme monument33). En tant que dispositif de globalisation, la titulature est un des outils herméneutiques les plus économiques qui soient pour postuler la l’identité du texte : la liste des références nous y prend vingt-une fois.

25Il existe cependant une vingt-deuxième mention, que nous n’avons pas prise jusqu’ici en compte et qui conteste à elle seule – mais  massivement – ce biais interprétatif entre le titre et l’idée de l’œuvre comme tout : à savoir le Quichotte lui-même, ou plutôt, comme la version originale le désigne, sans italiques qui le distinguerait du personnage éponyme, « el Quijote », « el don Quijote », véritable mantra que le texte incante tout en réfutant méthodiquement tout ce qu’il aurait dû impliquer de travail et de réflexion quant à une vision d’ensemble, quant à la restitution d’une cohérence, d’une intrigue, d’une continuité.

26C’est ici que les séquences bibliographiques rejoignent les séquences commentatrices : en ce que les unes et les autres font sur le texte une sélection et amènent ensuite à réfléchir en termes d’imposture et d’illusion herméneutique aux rapports de sens que la lecture ne manque pas d’établir entre le texte sélectionné et le reste de l’œuvre.

Isoler le pion de la Tour

27Comment procède en effet systématiquement le geste de commentaire dans tout le Ménard ? Il commence par citer du texte, c’est-à-dire par opérer un séquençage et une extraction dans le fil d’un autre texte, par désolidariser un énoncé de son contexte pour l’insérer dans un nouveau contexte, celui du discours critique. Rien que de très habituel au demeurant – c’est même là le point commun à tous les discours métatextuels34. Mais les séquences citationnelles du Ménard nous apprennent ce faisant autre chose – si tant est que nous acceptions de dévier notre regard du Ménard vers le Quichotte ou vers les autres textes commentés. Elles témoignent en effet d’un protocole de repérage et de sélection tout à fait curieux et désorientant. Le Ménard ne cite que des passages incitables :

  • « les nymphes des rivières, la douloureuse et humide Écho35 » (chap. XXVI du Quichotte) : il s’agit d’un zeugme inséré dans une énumération elle-même insérée dans une autre énumération36.

  • « Where a malignant and a turbaned Turk… » (Othello, dernière scène) : c’est encore un zeugme, inséré dans une proposition qui est introduite comme un ajout anedoctique en fin de tirade, laquelle tirade commence par développer tout un propos qui porte la tension dramatique, puisqu’il s’agit du discours d’Othello juste après le meurtre de Desdémone37.

  • « Ah, bear mind this garden was enchanted ! », « Ah ! – aie en l’esprit ceci que le jardin était enchanté ! » (Poe, To Helen, traduction de Mallarmé38) : on a là une parenthèse à la fois grammaticale et sémantique, un aparté dialogique à la fin de la troisième strophe d’un poème focalisé sur une figure féminine entrevue puis perdue39.

28De même, le Ménard ne récrit que des fragments littéralement invisibles :

  • Le chapitre IX de la Première Partie ne forme pas un tout ; il est une « suite », comme l’indique son titre (« Où se conclut et termine l’épouvantable bataille que se livrèrent le gaillard Biscayen et le vaillant Manchois40 »). Et la définition retenue pour être commentée (définition par énumération : « …la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir41 ») est elle-même une digression à l’intérieur d’une chaîne de digressions insérées dans une séquence méta-discursive servant de transition entre les deux parties de la bataille42.

  • Le chapitre XXII est quant à lui un chapitre clos sur lui-même (« De la liberté que rendit Don Quichotte à quantité de malheureux que l’on conduisait, contre leur gré, où ils eussent été bien aises de ne pas aller43 ») mais le texte précise que la récriture ne porte que sur « un fragment44 », sans autre détail.

  • Le chapitre XXXVIII est non seulement un morceau, une suite (« Où se continue le curieux discours que fit Don Quichotte sur les armes et les lettres45 »), mais il relève d’un ensemble (le discours de don Quichotte) qui lui-même est une digression (une pause) dans les péripéties de l’hidalgo.

29Ainsi schématisés, les extraits retenus du Quichotte apparaissent visiblement sous trois traits : ils sont autonomisables en tant qu’ils exemplifient une figure (zeugme, définition énumérative…) ; ils sont systématiquement relégués à la périphérie de l’intérêt lectorial (digression) ; ils sont méthodiquement incomplets (suites, fragment, séquence infra-phrastique…). Ces trois critères – autonomisation, digression, incomplétude – non seulement s’appliquent également pour rendre compte de la sélection des extraits des autres auteurs, mais ils nous permettent à peu de frais de repérer un peu systématiquement bien d’autres fragments du Quichotte que Pierre Ménard avait écrits (avant de les sacrifier à sa gaîté incendiaire…).

30Pas de difficultés, tout d’abord, pour identifier le « fragment » travaillé par Ménard dans le chapitre XXII. Ce ne peut être qu’une figure dans une digression. La digression, c’est le discours que tient en passant Don Quichotte sur le métier d’entremetteur. La figure, c’est, à l’incipit du développement, le locus communis de la définition :

C’est un métier qui exige beaucoup d’habileté ; il est des plus utiles dans un État bien ordonné, et ne devrait être exercé que par des gens de bonne naissance46.

31Ajoutons à titre gracieux que Viktor Chklovski, avant Pierre Ménard, avait le premier mis en série le chapitre XXII avec les chapitres XXXVII-XXXVIII au nom de leur commun usage du discours digressif47, en leur associant d’ailleurs un autre discours digressif, le discours sur l’âge d’or que don Quichotte tient devant des chevriers au chapitre XI (chapitre XI dont le chiffre romain pourrait bien être le miroir visuel du chapitre IX…) – tant et si bien que je suggérerai volontiers au narrateur que parmi tous les fragments qu’il n’a pas sur voir et qui auraient dû s’ajouter aux vingt-et-un items du catalogue, il conviendrait d’adjoindre à l’œuvre invisible de Ménard, sinon tout le chapitre IX du moins, dans le discours du Quichotte, cet épithétisme (si borgésien) : « où la soie de mille façons martyrisée48 »….

32Quoi qu’il en soit, il est en tout cas stupéfiant de considérer que Borges isole très systématiquement le pion de la Tour, je veux dire qu’il va choisir dans le Quichotte, dans Poe ou dans Shakespeare le syntagme le plus délié du contexte, le moins nécessaire, le plus subreptice : et qu’il n’y a aucune chance d’aucune sorte d’imaginer qu’on puisse reconstituer selon le principe de l’enchaînement systématique des faits la tissure du Quichotte à partir d’un segment tel que « l’histoire, mère de la vérité ». Car s’il est possible de tisser à partir du commentaire qui lui est adjoint (« la vérité […] pour lui n’est pas ce qui s’est passé49 […] ») un fil qui va de James à Bergson50, de Bergson au Quichotte51 et même de Bergson au problème d’Achille et de la tortue52 – et d’engendrer en quelque sorte tout le texte du Ménard lui-même au gré d’une paraphrase pragmatiste (ce serait en quelque sorte un « Ménard bergsonien »), il ne semble pas raisonnable de parier sur un engendrement comparable du Quichotte, à moins de recourir à un principe qui reste à inventer (comme peuvent l’être ces fameuses « lois métriques essentielles de la prose française » et autres « coutumes syntaxiques » sur lesquelles les notices nous invitent à rêver et qui soumettraient la combinatoire logique à une norme prosodique).

33Mais stricto sensu, ce que fait le Ménard aux textes qu’il cite est d’abord une opération de défocalisation, de désolidarisation et de parcellarisation. Ni Ménard ni le narrateur ne lisent le fil des textes avec charité, ne se laissent prendre « comme à de la glu53 » au piège de leur cohésion et de leur tension, entraînés par leur conduite. Ils désintègrent infailliblement leur contextualité, leur tissure, leur système, leurs hiérarchies, leur cohérence. Ils choisissent des extraits qui soient strictement ineptes à servir de matrice à un engendrement du texte par amplification. Et de même que Borges est allé jusqu’au bout de l’illusion attributive (lire le texte par l’auteur) et de l’illusion totalisante (lire le texte par le titre), il amorce et désamorce tout à la fois l’illusion contextuelle : en mobilisant sans cesse des extraits il joue sur le ressort de la supposition contextuelle ; en sélectionnant des extraits invisibles – digressifs, autonomisables, incomplets –, il en dénonce la possibilité même. Le Ménard nous apprend que le cercle qui va d’un énoncé à son cotexte est un cercle herméneutique comme un autre, un rapport tout aussi peu naturel et tout aussi artificiel que le cercle intentionnel ; et que postuler l’existence et la naturalité d’un réseau textuel linéaire revient à céder à la facilité d’une interprétation nivelante (d’une lecture cursive), à obérer sous le principe de la continuité et de la liaison l’hétérogénéité et la discontinuité radicale de tout dispositif énonciatif dès lors qu’il a une certaine étendue : bref, à croire en lisant un texte qu’il n’y a qu’un seul texte.

34Ménard n’a pas fait qu’enrichir l’art de la lecture par l’attribution erronée ou par la manipulation des paratextes. Il l’a délivrée de l’imposture cohésive et l’a enrichie de la multitude infinie des textes possibles grâce à la technique de la désagrégation figurale. Cette technique, aux applications infinies, peuple d’aventures les extraits les plus paisibles. Elle nous invite à parcourir chaque énoncé comme s’il était au carrefour de n’importe quel autre énoncé, chaque texte comme s’il était la proposition sans cesse réitérée d’un autre texte : et l’ensemble des textes comme s’ils étaient des ressources pour exempliers et autres recueils de morceaux choisis.

35Cette technique au demeurant a eu son école. Dans certain couloir de la Bibliothèque, il arrive qu’on appelle encore de son nom : la rhétorique.

36(J’ai eu aussi l’intention secondaire d’esquisser le portrait de Pierre Ménard en summus rhetor, comme l’appelle Melanchthon ou Junius au tome IX du Corpus reformatorum. Mais, comment avoir l’audace de rivaliser avec la plume incisive et érudite de Francis Goyet ou avec les pages d’or, que, me dit-on, prépare Michel Charles ?)