Atelier


Les aventures de la mise en recueil

Par Michel Lafon (1990)


Article publié sous le même titre dans la revue Tigre, n°5, «La nouvelle (II)», Grenoble, 1990, p.169-175. Les citations en espagnol d'œuvres de Borges inédites en français ont été traduites par Ana Lafon pour l'Atelier de Fabula.



J'écrivais dans l'«Introduction» de Tigre 4 que j'étais assez tenté de voir la différence entre une «longue nouvelle» et un «roman bref» dans le fait que la nouvelle se trouve tôt ou tard mise en recueil, c'est-à-dire associée à d'autres nouvelles, tandis que le roman constitue à lui seul le livre. Soit un paradoxe : la nouvelle, comme toute forme brève, a une vocation particulière à l'autonomie; mais sa brièveté la prédispose, non moins, à la coexistence. Soit un second paradoxe : si la mise en recueil est – au moins pour partie – ce qui fonde la spécificité de la nouvelle, elle est aussi ce qui brise son unicité.

Qu'on me permette, pour développer un peu mon propos, de recourir à un corpus précis: disons, par exemple, celui que constitue l'œuvre de Jorge Luis Borges. Il implique aussitôt que l'on pose le problème de la mise en revue. Le cas d'une nouvelle parfaitement autonome est, de fait, assez rare: publication sur un support non littéraire, édition séparée de luxe… même dans ces cas atypiques, on peut considérer que l'isolement originel de la nouvelle est déjà rompu: le plus mince des paratextes y suffit. La mise en revue apparaît comme l'tape intermédiaire. Publiant ensemble des textes d'origines diverses, la revue constitue un premier intertexte, auquel on s'arrête rarement. Pourtant, il ne saurait y avoir d'intertexte innocent et toute revue tient, à l'évidence, une infinité de discours explicites ou implicites sur les textes qu'elle publie et que, ce faisant, elle relie.


On se rappelle que «Pierre Menard, autor del Quijote», publié dans Sur sans éclaircissement périgraphique, fut pris au sérieux par certains de ses premiers lecteurs, qui crurent ainsi à l'existence de l'érudit nîmois – jusqu'à confier à Borges quelques détails biographiques qu'il ignorait… Inclure «Pierre Menard» dans un recueil de nouvelles fantastiques paru en 1941-1942 et intitulé El jardin de senderos que se bifurcan, lui-même inclus en 1944 dans un recueil intitulé Ficciones, c'est à la fois porter cette nouvelle à une espèce de consécration et lui enlever un peu de son mystère, de son ambiguïté (encore qu'il y ait plusieurs façons, plus ou moins sérieuses, de ne pas prendre «Pierre Menard» au sérieux). C'est dire que le passage de la revue au recueil n'est pas toujours un enrichissement. J'en donnerai un autre exemple. Lorsque paraît «Tlön, Uqbar, Orbis Tertius», en 1940 dans Sur, cette fiction s'accompagne d'un post-scriptum (qui fait évidemment partie intégrante du texte) :

«Postdata de 1947: Reproduzco el artículo anterior tal como apareció en el N°68 de Sur – tapas verde jade, mayo 1940 – sin otra escisión que algunas metáforas y que una especie de resumen burlón que ahora resulta frívolo. Etc.»


[«Post-scriptum de 1947: je reproduis l'article précédent tel qu'il parut dans le n°68 de Sur –couverture vert jade, mai 1940 – sans autre amputation que quelques métaphores et une sorte de résumé badin qui maintenant est devenu frivole. Etc.»]

Ce post-scriptum entraîne le lecteur dans un complexe vertige. Daté de 1947, alors que le lecteur de Sur le découvre en 1940, il organise d'abord un bref voyage dans le futur. Décrivant une couverture qui est précisément celle que le lecteur de la revue a entre les mains, il tire ensuite lecteur et revue vers le passé. En l'espace de quelques mots, le lecteur n'est donc plus sommé de se projeter dans le futur, mais d'admettre qu'il se situe dans le passé. Enfin, l'évocation d'une reproduction sur le mode de l'excision (je lis «excisión» dans «escisión», qui me semble douteux) révèle au lecteur que le texte qu'il vient de lire dans Sur n'est pas exactement celui qui est paru dans Sur, mais une version légèrement modifiée en 1947! La machinerie mise en œuvre par «Tlön» est donc, pour le lecteur du n°68 de Sur, d'un notable raffinement: la mise en abyme de la revue au début du post-scriptum n'a pas pour fonction de mimer la scène de lecture à un second degré (mise en abyme révélatrice), mais au contraire de déclarer que cette scène est impossible (mise en abyme antithétique)[1]. La même année 1940, «Tlön» est publié dans Antología de la literatura fantástica, le post-scriptum étant ainsi corrigé :

«Postdata de 1947: Reproduzco el artículo anterior tal como apareció en la Antología de la literatura fantástica, 1940, sin otra escisión etc.»


[«Post-scriptum de 1947: je reproduis l'article précédent tel qu'il parut dans l'Anthologie de la littérature fantastique, 1940, sans autre amputation, etc.»]

En 1941-1942, lorsque «Tlön» devient le premier texte de El jardin de senderos que se bifurcan, puis en 1944 lorsque paraît Ficciones, c'est cette leçon qui est – définitivement – retenue. Les années passant, le scandale chronologique disparaît; dès que le texte n'est plus dans le N°68 de Sur ou dans l'édition de 1940 de l'anthologie, la mise en abyme disparaît également. Apparaît en revanche, pour le lecteur qui découvre ce texte à partir de 1947 (et qui sait, depuis déjà quelques années, que l'envahissement progressif de notre monde par celui de Tlön, tel que le «rappelle» le post-scriptum, n'a pas eu lieu), la possibilité de croire en le passage d'un état textuel de 1940 ) à un état textuel de 1947. C'est ainsi au moment où l'auteur renonce – définitivement – à réécrire son texte (en retouchant une fois encore les premières lignes du post-scriptum, voire en modifiant les dates) que la fiction de réécriture mise en place par le post-scriptum devient crédible. C'est surtout, d'une manière exemplaire, au moment où il entre en recueil que le texte impossible devient un texte possible, c'est-à-dire perd l'extrême instabilité statutaire qui fondait une bonne part de ses potentialités fantastiques.


On pourrait encore évoquer le cas de certains textes (en prose ou en vers) publiés une première fois, de 1946 à 1948, dans la rubrique «Museo» de Los Anales de Buenos Aires, une deuxième fois dans la section homonyme de El hacedor et une troisième fois dans Antología personal, passant ainsi peu à peu du statut de «textes apocryphes» à celui de «textes borgésiens». On pourrait enfin revenir au deuxième recueil de textes en prose de Borges (El tamaño de mi esperanza, 1926), où celui-ci, emblématiquement, avoue en post-scriptum que son livre a déjà existé une première fois dans les revues qui ont accueilli les textes qui le composent et qu'il se contente, maintenant, de rassembler :

«Confieso que este sedicente libro es una de citas: haraganerías del pensamiento; de metáforas: mentideros de la emoción; de incredulidades: haraganerías de la esperanza. Para dejar de leerlo, no es obligación agenciárselo: basta haberlo ido salteando en las hojas de La Prensa, Nosotros, Valoraciones, Inicial, Proa


[«J'avoue que ce soi-disant livre est un tissu de citations : des paresses de la pensée, des métaphores : égarements de l'émotion ; des incrédulités : paresses de l'espérance. Pour interrompre la lecture, nul n'est besoin de se l'approprier : il suffit de le lire par intermittence en feuilletant "La Prensa", "Nosotros", "Valoraciones", "Proa".»]).

On conçoit que si la mise en recueil ne devait avoir pour fonction que de mettre bout à bout des textes épars (textes épars qui, d'après l'ironique post-scriptum, constitueraient déjà un livre et rendraient donc la mise en recueil superfétatoire!) et de lever l'ambiguïté pesant à l'origine sur leur statut (allographe/autographe; véridique/fictionnel), sur leur genre, elle serait bien décevante. Et on devine que Borges, idéalement placé au carrefour de tous les intertextes éditoriaux (directeur de revues, anthologiste de lui-même et d'autres écrivains, préfacier foisonnant et auteur de recueils de tous genres), s'est employé à faire en sorte que la mise en recueil de ses textes ne soit pas à toute force un appauvrissement.


Rééditer ses livres, et notamment ses «œuvres complètes», c'est d'abord l'occasion de redessiner sans cesse sa trajectoire d'écriture, en supprimant de son corpus, comme on le sait, des textes et des livres entiers, mais aussi en faisant circuler des textes d'un livre à un autre, ou même en «ressuscitant» tel livre négligé. C'est ainsi qu'un texte comme «Sentir en muerte» apparaît en deux lieux de l'édition de Prosa completa (in Historia de la eternidad et in Otras inquisiciones), ou encore qu'un livre comme Evaristo Carriego, qui ne figurait pas dans l'édition Bruguera de Prosa completa (deux volumes, 1980), ouvre la réédition en quatre volumes de 1985: il n'est certes pas sans conséquences que Borges ait choisi dans un premier temps de faire commencer son «œuvre complète en prose» à Discusión (1932), et dans un deuxième temps à cette énigmatique biographie de 1930[2]. Cette instabilité qui se prolonge (par exemple, dans la circulation, au fil d'éditions ou de rééditions de recueils; de «La perpetua carrera de Aquiles y la tortuga» et de «Avatares de la tortuga» de Discusión à Otras inquisiciones, de «El acercamiento a Almotásim» de Historia de la eternidad à ficciones, de «La intrusa» de El Aleph à El informe de Brodie – tous textes auxquels leurs titres, on peut le remarquer, semblent assigner quelque secrète vocation au déplacement) est une première façon de ne pas conférer à la mise en recueil l'allure d'une condamnation à la platitude. Il en est d'autres, que la pratique borgésienne paraît s'être également appliquée à exacerber.


L'ordonnancement des nouvelles au sein du recueil, sa nomination et l'adjonction d'un prologue ou d'un épilogue sont à l'évidence les trois opérations auctoriales les plus remarquables. Jean Ricardou tire de vertigineux enseignements du rapprochement analytique du recueil de nouvelles intitulé El jardin de senderos que se bifurcan, de son prologue, de la nouvelle ainsi intitulée et des jardins labyrinthiques qu'on y rencontre[3]. Non moins vertigineuses, sans doute, sont les perspectives ouvertes par la pratique qui consiste à intituler du nom de sa dernière nouvelle, «El informe de Brodie», le «rapport» que publie Borges, en 1970, sur l'état du paysage latino-américain tout au long des dix autres nouvelles du recueil[4]; ou par celle qui consiste à intituler, toujours du nom de son ultime pièce, «El libro de arena», un livre qui contient une nouvelle qui évoque un livre dont le nombre de pages est infini et que son propriétaire, effrayé, finit par perdre au hasard d'une bibliothèque…


Ces trois cas sont emblématiques de la faculté qu'a un titre thématique de nouvelle de s'ériger, lorsqu'il devient titre de recueil, en titre rhématique[5]. Au moment où de tels titres de nouvelles deviennent titres de recueils, on s'aperçoit en effet qu'il ne s'agit pas seulement pour Borges d'imprégner l'intertexte constitué, le livre advenu, des connotations du texte dont le titre est redoublé, selon l'usage courant, mais également de désigner le livre advenu en tant qu'œuvre et en tant qu'objet. Et cette désignation pointe ici la mise en recueil, sous les trois espèces d'un jardin labyrinthique, d'un rapport ethnologique et d'un livre infini. J'ai analysé ailleurs la façon dont, de fait, tout titre de recueil borgésien est rhématique (ou objectal), que ce soit par la désignation d'un support (textuel, du type de Cuaderno San Martin, ou non textuel, du type de La moneda de hierro), d'un genre (littéraire, du type de nuevos cuentos de Bustos Domecq, ou extra-littéraire, du type de Manual de Zoología fantástica), ou par la convocation d'un «type de définition plus libre, exhibant une sorte d'innovation générique, et que l'on pourrait, pour cette raison, qualifier de paragénérique[6]»: Artificios, Inquisiciones, Discusión… – le titre paragénérique (ou néogénérique) le plus exemplaire étant bien sûr Ficciones, qui fonde un genre en même temps qu'il le nomme.


Le rhématisme, faut-il le préciser, ne se limite pas aux titres de recueils: il se déploie aussi dans les titres de textes, emblématiquement dans les trois recueils d'essais des années 1920, dont chaque pièce manifeste en titre la double volonté de dire ce qu'elle est, ce qu'elle fait, et de ne pas le dire au moyen de la terminologie traditionnelle: «Definición de Cansinos-Asséns», «Interpretación de Silva Valdés», «Ejecución de tres palabras», «Palabrería para versos», «Indagación de la palabra», «Ubicación de Almafuerte», etc. Dès l'aube, comme un programme que la suite de la carrière borgésienne n'abandonnera plus, la pleine conscience que la désignation d'un livre, d'un texte n'est pas innocente et que d'un recul, d'un déplacement ou d'un néologisme peuvent jaillir – et, de fait, jailliront – toutes les aventures de la modernité.


Mais s'il y a place, au sein de ce rhématisme généralisé, pour un rhématisme de la mise en recueil (outre les trois cas évoqués plus haut, des titres de recueils de «prosas» et de poèmes comme La cifra, Atlas ou Los Conjurados nomment aussi, d'une certaine manière, l'opération mystérieuse, l'ordre secret qui les promeuvent), il y a sans doute place, au sein de cette œuvre, pour un thématisme de la mise en recueil. Des thématiques omniprésentes en corpus borgésien comme celle de l'instauration et de la contestation d'un ordre (certes typiquement fantastique) et celle de la capture et de la captivité (certes typiquement argentine) pourraient ainsi s'interpréter – au moins pour partie – comme des dramatisations intratextuelles des aventures intertextuelles de la mise en recueil, pensée ici comme ordination et comme sélection de textes. J'écrivais encore dans l'«Introduction» de Tigre 4 que si l'on voulait à tout prix décrire une thématique de la nouvelle, il fallait sans doute la chercher dans une «mise en thèmes» de ses spécificités les moins aléatoires. Dans le cadre général de leur exemplaire autoreprésentativité, les nouvelles borgésiennes nous enseignent ainsi que parler de soi, pour un texte, ce peut être notamment parler de son étonnant voyage d'un intertexte originel à un intertexte final, et aussi des subtiles manières de contester ou compliquer l'ordre qu'impose l'ultime recueil, afin de survivre, en quelque sorte, à la mise en cercueil. Autrement dit, le détour par Borges nous enseigne que la nouvelle – genre retors, parce que genre-retard – peut se fonder au moins pour partie d'être la fiction de sa mise en recueil.



Michel Lafon (1990)




[1] Cf. Jean Ricardou, «Le récit abymé» in Le Nouveau roman, «Écrivains de toujours», Paris, Seuil, 1973, pp.47-75.

[2] Je renvoie sur ce point à mon article «Borges, años veinte: desaparición de una producción», Rio de la Plata, N°4-5-6, Paris, 1987, pp. 105-109 et à ma thèse d'État, Recherches sur l'œuvre de Jorge Luis Borges: écriture et réécriture, Université de Paris IV, mars 1989, chapitre «Une vie de réécrivain», pp. 123-168.

[3] Cf. Jean Ricardou, «Bien faire et laisser dire», in Borges l'autre, Gourdon, Dominique Bedou/Antigramme, 1987, pp. 97-111.

[4] Cf. Michel Lafon, «Sémiologie de l'espace dans l'œuvre de Jorge Luis Borges», Imprévue, N°2, Montpellier, 1982, pp.47-85.

[5] Cf. Gérard Genette, «Les titres», in Seuils, Paris, Seuil, 1987, p.54-97.

[6] Ibid., p.82.



Michel Lafon

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Dernière mise à jour de cette page le 5 Juin 2016 à 15h18.