Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Ménard & Friends
Fabula-LhT n° 17
Pierre Ménard, notre ami et ses confrères
Damien Mollaret

Portraits d’écrivains fictifs borgésiens et nabokoviens

“Todos creyeron que el encuentro de los dos jugadores de ajedrez había sido casual.” Borges

1L’année où Jorge Luis Borges publie « Pierre Ménard, auteur du “Quichotteˮ » dans la revue Sur (1939), Vladimir Nabokov finit de composer La Vraie Vie de Sebastian Knight. Ces deux œuvres, portant sur deux écrivains fictifs, joueurs d’échecs à leurs heures, Ménard et Knight, marquent un tournant dans la carrière de leurs auteurs. En effet, Borges qui se consacrait jusqu’alors à la poésie, la traduction et l’essai, découvre le genre des contes qui le rendra célèbre, tandis que Nabokov, déjà reconnu comme l’un des auteurs les plus importants de l’émigration russe, prouve avec La Vraie Vie de Sebastian Knight qu’il est aussi capable d’écrire en anglais1. Il commence ainsi à Paris, un an avant d’émigrer aux États-Unis, sa brillante métamorphose en écrivain de langue anglaise. Son roman sera publié en 1941, en même temps que Le Jardin aux sentiers qui bifurquent de Borges. Le Français Pierre Ménard, l’Irlandais Herbert Quain, un certain avocat indien, Mir Bahadur Ali, et Sebastian Knight, auteur anglais (et russe par son père) font donc leur apparition à peu près en même temps sur la scène littéraire. Les auteurs imaginaires existent depuis longtemps et sont peut-être même apparus avant les auteurs réels comme le suppose Jean Benoît Puech, l’un des spécialistes de la question. Cependant, ils acquièrent une importance nouvelle dans les œuvres de Borges et de Nabokov, à la fois par leur nombre2 et par le retentissement de certaines de leurs œuvres, dont on ne cesse de proposer de nouvelles analyses.

2Charline Pluvinet a montré que l’auteur dont « la mort » a été annoncée par Roland Barthes se retrouvait de plus en plus souvent « déplacé dans la fiction » à la fin du xxe siècle :

Une nouvelle forme d’existence de l’auteur se négocie en effet dans la fiction qui crée un personnage par un procédé d’autoreprésentation : l’auteur réel s’invente un homologue par lequel sont transposées dans le récit les relations de l’auteur avec le monde littéraire et avec sa création3.

3D’une certaine façon, Borges et Nabokov, auxquels on pourrait ajouter le poète portugais Fernando Pessoa, sont des précurseurs de cette « fictionnalisation de l’auteur ». Chez eux, la création d’écrivains fictifs n’est pas uniquement motivée par un désir facétieux de mystification. L’auteur imaginaire résiste à la levée des masques et gagne en autonomie, tandis que l’auteur réel s’affranchit de ses responsabilités et met ainsi en question la notion d’autorité. On lit ou imagine les œuvres de Pierre Ménard, de John Shade ou encore d’Alvaro de Campos comme si elles avaient été écrites par ces derniers. Les « superstitions littéraires » énoncées par Paul Valéry, comme la croyance en « l’existence et la psychologie des personnages », s’élargissent désormais aux auteurs fictifs, eux aussi « vivants sans entrailles. »

4Borges et Nabokov sont tous les deux nés en 1899, l’un à Buenos Aires, l’autre à Saint-Pétersbourg. Pour ces auteurs polyglottes, professeurs de littérature, traducteurs et essayistes, la création littéraire ne peut plus être pensée dans le cadre réduit du monolinguisme et de la nation. Chez eux, l’invention d’écrivains fictifs est sans doute liée à une certaine habitude/aptitude au décentrement, due au double exil de Nabokov (en Europe puis aux États-Unis) et au cosmopolitisme de Borges. Notre lecture croisée de Nabokov et de Borges ne nous conduira pas à rechercher des influences réciproques – ils se sont lus relativement tard – ni à mettre en lumière des thèmes et des motifs communs, comme la réflexion sur le temps, la mémoire, l’identité personnelle, le jeu d’échecs, le rêve, etc.4 Dans cet article nous nous intéresserons aux confrères et aux successeurs de Pierre Ménard, inventés de façon parallèle par Borges et Nabokov. Comment expliquer cette prolifération d’écrivains fictifs chez ces deux auteurs ? Que nous apprennent-ils sur leurs créateurs ?

5Une étude comparée des œuvres de Herbert Quain et de Sebastian Knight sera notre point de départ. On considérera ensuite, de façon plus générale, le commentaire d’œuvres imaginaires comme genre littéraire à part, développé en même temps par Borges et Nabokov. Puis on s’intéressera au statut particulier des écrivains fictifs, avant de voir en quoi ils permettent une expression détournée de soi. Pour finir on se penchera sur un certain Osberg, auteur de Lolita.

Examen des œuvres de Quain et de Knight

6Commençons in medias res par examiner les œuvres de deux auteurs fictifs des îles britanniques : Herbert Quain et Sebastian Knight. Dans son prologue du Jardin aux sentiers qui bifurquent, Borges expose une idée fondatrice du commentaire d’œuvre imaginaire :

Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l’on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire5.

7Son conte « Examen de l’œuvre de Herbert Quain » en est l’illustration puisqu’il se présente comme une note résumant et commentant les quatre ouvrages de cet auteur fictif, à savoir, The God of the Labyrinth, April March, The Secret Mirror et Statements. Nabokov, pourtant plus enclin que Borges à la composition de « vastes livres », utilise régulièrement le même procédé. Dans La Vraie Vie de Sebastian Knight, le narrateur tente d’écrire la biographie de son demi-frère, l’écrivain Sebastian Knight, récemment décédé. Il cherche à reconstituer les différentes périodes de sa vie en interrogeant les personnes qui l’ont côtoyé. Mais c’est aussi pour lui l’occasion de parcourir son œuvre, composée de quatre romans (The Prismatic Bezel, The Success, Lost Property, The Doubtful Asfodel) et de trois nouvelles (Albinos in Black, The Funny Mountain, The Back of the Moon). De façon tout à fait borgésienne, Nabokov feint que ces livres existent déjà et en propose un résumé, un commentaire. Cependant il s’ingénie aussi à produire (nous donner à lire) de larges extraits des œuvres de Sebastian Knight, y compris l’un de ses brouillons. En cela, il s’écarte de Borges, comme le remarque Michel Lafon : « Ces livres impossibles que Borges cite, résume, commente comme s’ils existaient, il ne s’essaie jamais à les écrire, à la différence d’un Raymond Roussel ou d’un Nabokov6. » En effet, à l’exception d’une phrase sibylline – « Tout le monde crut que la rencontre des deux joueurs d’échecs avait été fortuite7. » – Borges ne produit pas l’œuvre de Quain. Nous avons donc une idée beaucoup plus précise du style de l’auteur anglais que de celui de son confrère irlandais.

8Herbert Quain et Sebastian Knight considèrent tous les deux la création littéraire comme une activité ludique. Les œuvres du premier sont des jeux expérimentaux : « Je revendique pour cette œuvre [April March], lui ai-je entendu dire, les traits essentiels de tout jeu : la symétrie, les lois arbitraires, l’ennui8. » ; quant au second, il est décrit comme snob et facétieux par l’un de ses lecteurs :

(...) l’auteur lui faisait l’effet d’être un effroyable snob, intellectuellement tout au moins. Prié de s’expliquer il ajouta que Knight lui paraissait être continuellement en train de jouer à un jeu de son invention, sans en indiquer les règles à son partenaire9. »

9Les œuvres de jeunesse de ces deux auteurs présentent des points communs. Leurs premiers romans, The Prismatic Bezel (Knight) et The God of the Labyrinth (Quain), sont deux romans policiers. Knight parodie le procédé consistant à réunir un groupe apparemment hétéroclite de personnes dans un espace clos. On pense par exemple aux Dix petits nègres (1939) ou à la pièce de théâtre plus tardive, La Souricière (1952), d’Agatha Christie. Le roman de Quain développe une intrigue originale dans laquelle le lecteur serait plus perspicace que le détective. Un critique, lui-même apparemment peu perspicace, le compare à un livre d’Agatha Christie dans un numéro du Spectator. Leurs romans suivants, April March (Quain) et The Success (Knight) sont deux tentatives d’expliquer comment un événement a pu être possible. Voici la trame du roman de Quain, oulipien avant l’heure :

L’ouvrage comprend treize chapitres. Le premier rapporte le dialogue ambigu de quelques inconnus sur un quai. Le second rapporte les événements de la veille du premier. Le troisième, également rétrograde, rapporte les événements d’une autre veille possible du premier ; le quatrième, ceux d’une autre. Chacune de ces trois veilles (qui s’excluent rigoureusement) se ramifie en trois autres veilles, de caractère très différent10.

10Dans le roman de Knight, un certain voyageur de commerce, Percival Q... rencontre la femme de sa vie dans la voiture d’un aimable inconnu un jour de grève des autobus. L’auteur consacre les trois cents pages de The Success à une investigation sur les causes de cette rencontre apparemment fortuite :

L’auteur se donne pour tâche de découvrir comment on est arrivé à cette formule. Et il fait appel à toute la magie et à la puissance de son art pour dévoiler de quelle manière au juste deux lignes de vie en sont venues à se croiser – le livre tout entier est en fait un splendide pari sur les rapports de cause à effet ou, si vous préférez, un coup de sonde dans le mystère étiologique des conjonctures aléatoires11. »

11Ces thèmes communs ne nous conduiront pas à faire de Quain un alter ego de Knight, d’autant moins que leurs œuvres postérieures divergent...  Cependant elles ont toutes deux tendance à devenir « miroirs secrets », déformants ou parodiques de celles de leur (vrai) créateur.

12Soulignons d’abord le caractère très borgésien des titres The God of the Labyrinth ou The Secret Mirror puisque les poèmes et les contes de Borges ne cessent de convoquer ces éléments : Dieu, le labyrinthe, le miroir, le secret. De même, The Success ou Albinos in Black font écho à des titres de Nabokov, respectivement L’Exploit et Laughter in the Dark12. Par ailleurs, la trame de The Success de Knight (déjà évoquée) rappelle celle du dernier roman envisagé par Fiodor dans Le Don de Nabokov, sorte de mise en abyme du Don lui-même. Le jeune écrivain explique ainsi son projet à Zina, sa petite-amie : « Voici ce que j’aimerais faire, dit-il. Quelque chose de semblable au travail de la destinée à notre égard. Pense à la façon dont le destin a tout commencé il y a environ trois ans et demi...13 ˮ » Il énumère ensuite toutes les tentatives échouées du destin pour rapprocher leurs deux lignes de vie. Par exemple, Fiodor aurait pu rencontrer Zina lors de soirées chez des amis communs, ou encore accepter un travail consistant à aider cette jeune Russe à traduire des documents. Mais à chaque fois, exactement comme dans The Success de Knight, la rencontre est repoussée et le destin est obligé d’inventer des stratagèmes de plus en plus subtils.

13De même, le dernier livre de Herbert Quain, Statements, peut être considéré comme une mise en abyme du propre recueil de Borges, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent. Comme ce dernier, Statements comprend huit récits, présentant chacun un bon argument pouvant être développé à loisir par le lecteur.

Il affirmait aussi que des divers bonheurs que peut procurer la littérature, le plus élevé était l’invention. Puisque tout le monde n’est pas capable de ce bonheur, beaucoup de gens devront se contenter de simulacres. C’est pour ces « écrivains imparfaits », qui sont légion, que Quain rédigea les huit récits du livre Statements. Chacun d’eux préfigure ou promet un bon argument volontairement gâché par l’auteur14.

14La remarque finale de Borges, tout à fait vertigineuse, confirme l’idée de miroir entre les récits de Quain et ses propres contes : « Du troisième, The Rose of Yesterday, je commis l’ingénuité d’extraire Les Ruines circulaires, un des récits du livre Le Jardin aux sentiers qui bifurquent15. » Un prêté pour un rendu. En effet, l’idée de The God of the Labyrinth était une suggestion de Borges, exposée dans la note de lecture « Excellent intentions » de Richard Hull (parue dans El Hogar, le 15 avril 1938). Quain n’a fait que développer le bon argument préfiguré dans cette note, en modifiant légèrement la phrase ambiguë : « Et tous crurent que la rencontre de cet homme et de cette femme avait été fortuite16. »

15Si ces auteurs fictifs peuvent influencer leurs créateurs, ils anticipent parfois aussi les œuvres d’autres auteurs. Par exemple, le procédé de Quain consistant à écrire huit bons arguments volontairement gâchés par l’auteur fait penser au roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, construit autour de la frustration du lecteur (personnage principal) condamné à ne lire que les incipit de dix romans différents. La note de Borges au sujet d’April March de Quain : « Il est plus intéressant d’imaginer une inversion du temps : un état dans lequel nous nous rappellerions l’avenir et nous ignorerions, ou pressentirions à peine le passé17. » constitue l’idée centrale de la nouvelle de Silvina Ocampo, Autobiographie d’Irene (1948). Enfin, l’argument de The God of the Labyrinth, annonce d’une certaine façon la contre-enquête de Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, dans laquelle on apprend à partir d’indices textuels, qu’Hercule Poirot s’est trompé dans le roman d’Agatha Christie, et que le vrai coupable n’est pas celui qu’il a désigné. Ici le critique est plus perspicace que le détective18.

Le commentaire d’œuvres imaginaires

16Comme l’a montré Gérard Genette, le commentaire d’œuvres imaginaires, ou « pseudo-résumé19 », est l’étape intermédiaire qui a permis à Borges, critique et essayiste, de devenir un auteur de fiction. Dans Histoire universelle de l’infamie (1935) il se contentait de réécrire des œuvres déjà existantes, comme il s’en explique dans le Prologue de l’édition de 1954 : « Elles sont le jeu irresponsable d’un timide qui n’a pas eu le courage d’écrire des contes et qui s’est diverti à falsifier ou à altérer (parfois sans excuse esthétique) les histoires des autres20. » Son ouvrage suivant, Histoire de l’éternité (1936), est un recueil d’essais dans lesquels il commente des œuvres bien réelles. Cependant il ajoute une note mystificatrice portant sur The Approach of Almotasim, roman d’un auteur indien imaginaire. C’est ainsi que naît le genre nouveau, « à mi-chemin entre l’essai et le vrai conte21 », dont relève « Pierre Ménard, auteur du “Quichotteˮ ».

17La note critique du roman The Approach of Almotasim procède de façon très classique. Borges commence par évoquer les conclusions de deux critiques, il s’intéresse ensuite aux différentes éditions du roman, avant d’en décrire l’intrigue générale, en s’attardant sur les deux premiers chapitres et en évoquant rapidement les dix-neuf suivants. Il finit par nous livrer son commentaire personnel en soulignant certaines faiblesses du livre. Plusieurs « effets de réel » rendent cette note tout à fait plausible. La seconde édition du roman indien est attribuée à un vrai éditeur, Victor Gollancz, et sa préface à une romancière bien réelle, Dorothy L. Sayers. Certains passages nous sont donnés dans la version originale anglaise : « Une meute de chiens couleur de lune (a lean and evil mob of moon-coloured hounds) jaillit des rosiers noirs22. » Les deux versions supposées du roman sont minutieusement comparées. Borges examine aussi les différentes influences de Mir Bahadur Ali et n’hésite pas à minorer celle du Colloque des oiseaux du mystique persan Farid al-Din Attar, qui fait pourtant, nous dit-il, l’unanimité des critiques à Londres, Allahabad et Calcutta. Dans son Essai d’autobiographie, il se félicite de la réussite de son canular : « Les gens qui lurent L’Approche d’Almotasimprirent ce conte au sérieux et un de mes amis commanda même un exemplaire de l’ouvrage à Londres23. »

18On découvre pourtant avec les contes suivants de Borges et les exemples nabokoviens que la critique d’œuvres imaginaires garde sa pertinence, même en l’absence de visée mystificatrice. Elle devient un genre fictionnel à part entière. Nabokov excelle dans la parodie des mauvaises critiques. Dans Le Don, le narrateur Fiodor écrit une étonnante biographie, La Vie de Tchernychevski (qui constitue le quatrième chapitre du roman). Au début du cinquième chapitre, six comptes rendus critiques de ce livre nous sont donnés. Tous, journalistes, écrivains, professeurs d’université, éreintent l’ouvrage de Fiodor, à l’exception de l’écrivain Kontchéïev, qui en fait un vibrant éloge, regrettant la quasi-absence de lecteurs capables d’apprécier « le feu et le charme de cette composition prodigieusement spirituelle24. » Les autres manquent systématiquement les allusions et les références littéraires (comme Liniov) ou reprochent à l’auteur de ne pas afficher clairement ses convictions idéologiques (comme le professeur Anoutchine). Dans La Vraie Vie de Sebastian Knight, Mr. Goodman, auteur de La Tragédie de Sebastian Knight, est lui aussi une parodie de la mauvaise critique, idéologique, myope, manquant de sensibilité artistique et de connaissances littéraires. Le narrateur le cite abondamment afin, comme il le dit, « d’anéantir » son propos. Voici à titre d’exemple la « thèse » de Mr Goodman :

La façon de procéder de Mr. Goodman est aussi simple que sa philosophie. Son unique objet est de montrer le « pauvre Knight » comme un produit et une victime de ce qu’il appelle « notre temps » – le fait que certains individus sont à tel point désireux d’imposer aux autres leurs concepts du temps a toujours été pour moi un mystère25.

19Avec Feu pâle (1962), dont la forme est « spécifiquement, sinon génériquement nouvelle26 », Nabokov franchit une nouvelle étape dans le commentaire d’œuvres imaginaires. Rappelons brièvement la structure du roman. Charles Kinbote publie un poème (999 vers) de John Shade, son collègue et voisin, récemment assassiné, auquel il ajoute un commentaire personnel d’environ trois cents pages. Kinbote est persuadé que Shade a inclus dans son poème des allusions à la Zemble, pays imaginaire situé au nord de la Russie, et à son roi en exil. Il s’ingénie donc à expliquer toutes ces allusions dans un commentaire linéaire, ce qui nous conduit à une tout autre histoire. La critique de Kinbote n’est pas mauvaise, comme celle précédemment évoquée de Goodman, elle est tout simplement délirante.

20Du côté argentin, ce sont les Chroniques de Bustos Domecq, de Borges et de Bioy Casares, qui atteignent le summum du genre. Il s’agit d’une parodie des discours critiques (de littérature et d’art contemporain) appliquée à des œuvres elles-mêmes délirantes. Après une dédicace facétieuse : « À ces trois grands oubliés : Picasso, Joyce, Le Corbusier », Bustos Domecq nous présente vingt-et-une chroniques sur des écrivains et des artistes argentins (pour la plupart) contemporains, aux œuvres avant-gardistes, extrêmes, absurdes. Parmi les écrivains hauts en couleur, on trouve Loomis, dont l’œuvre complète est constituée de six ouvrages : Oso (1911), Catre (1914), Boina (1916), Nata (1922), Luna (1924), Tal vez ? (1931)27. Après avoir insisté sur les titanesques études préliminaires nécessaires à la rédaction de chacune des œuvres, la recherche de documentation, les expériences de terrain, certaines études spécifiques (comme l’indispensable apprentissage du basque pour écrire Boina), Bustos Domecq nous explique que les six œuvres de Loomis se réduisent à leur titre.

Chez Loomis, par contre, le titre c’est l’œuvre. Le lecteur constate émerveillé la coïncidence rigoureuse de ces deux éléments. Le texte de Paillasse, par exemple, consiste uniquement en ces mots : Paillasse. La fable, l’épithète, la métaphore, les personnages, le suspense, la chute, l’allitération, les plaidoiries socialisantes, la tour d’ivoire, la littérature engagée, le réalisme, l’originalité, l’imitation servile des classiques, la syntaxe elle-même, ont été entièrement dépassés28.

21Les œuvres de César Paladión et d’Hilario Lambkin présentent une certaine parenté (au moins extérieurement) avec l’œuvre invisible de Pierre Ménard. En effet, chacun de ces trois auteurs réécrit à l’identique des œuvres déjà existantes29. Cependant, la ressemblance s’arrête là, car les processus de création sont complètement différents. Pierre Ménard ne recopie pas, il retrouve en lui-même quelques passages de Cervantès (lus jadis et oubliés). César Paladión recopie mot pour mot certaines œuvres, minutieusement choisies, qu’il présente comme siennes. Bustos Domecq souligne l’originalité de sa démarche : « Nous nous trouvons ainsi devant l’événement littéraire le plus important de notre siècle : Les Parcs abandonnés de Paladion. Rien n’est plus éloigné, à coup sûr, du livre homonyme de Herrera qui ne reproduisait aucune œuvre antérieure30. » Quant à Hilario Lambkin, s’il finit par reproduire mot pour mot La Divine Comédie de Dante, c’est pour donner la description la plus fidèle possible de cette œuvre (de même que la fameuse carte recouvre entièrement l’Empire)31.

22Or cette critique délirante, qui s’applique généralement chez Nabokov et Borges à des œuvres imaginaires, peut aussi produire de nouvelles explications d’œuvres canoniques. Par exemple, dans le chapitre sept de Brisure à senestre, Nabokov nous présente « la véritable intrigue d’Hamlet » par feu le professeur Hamm. Dans cette étude on apprend notamment que le véritable héros de la pièce n’est pas Hamlet mais le beau et jeune nordique Fortinbras. Sur les murailles d’Elseneur, le spectre n’est pas celui du père d’Hamlet mais bien celui de sa victime, le père de Fortinbras. Ce merveilleux imposteur raconte au prince du Danemark la mort du roi, empoisonné par l’oreille – récit probablement faux – afin d’ébranler le moral des Danois et de produire le climat de désordre intérieur qui conduira au carnage final et à l’avènement de son propre fils. Quant à Borges, Bioy Casares raconte qu’il avait eu l’idée d’une Histoire de la littérature écrite par un esprit faux. Par exemple, après avoir cité ces vers de Verlaine :

Je me souviens
des jours anciens
et je pleure.

23Il expliquerait : « Aquí, indirectamente, el poeta declara su fe en el progreso. De sólo pensar en las privaciones del pasado, llora32. » (Ici, indirectement, le poète déclare sa foi dans le progrès. La seule pensée des privations du passé le fait pleurer.)

24Comme on l’a vu, les œuvres imaginaires sont un support idéal pour produire des discours critiques (parodiques pour la plupart) affranchis de l’impératif de véracité. Il s’agit désormais moins de convaincre que d’amuser ou d’étonner. La critique fictionnelle permet de transformer la critique (discours sur la littérature) en genre littéraire à part entière. Intéressons-nous maintenant plus précisément aux auteurs fictifs, hommes de paille ou de papier.

Ces auteurs sans entrailles

25La figure de l’écrivain fictif ne cesse d’être modulée sous la plume de Borges et de Nabokov. Face à l’une de ces étranges créatures, on peut se poser plusieurs questions. L’auteur est-il d’emblée présenté comme fictif ou cherche-t-on à le faire passer pour réel ? (César Paladion versus Mir Bahadur Ali). Son œuvre est-elle produite ou seulement décrite ? (John Shade versus Herbert Quain). Connaît-on sa vie ? (Sebastian Knight versus Pierre Delalande). Apparaît-il dans la fiction, comme un personnage, ou reste-t-il au seuil de celle-ci, comme un hétéronyme, un traducteur, l’auteur de la préface ou des notes critiques ? (Carlos Argentino Danieri versus Vivian Darkbloom).

26Commençons par le cas particulier des pseudonymes. Nabokov signe quasiment toute son œuvre russe du nom de plume Sirine, avant de retrouver son vrai nom pour son œuvre anglaise. Il invente cependant un second pseudonyme, Vassili Chichkov, lors d’un canular à Paris, en 1939, pour signer trois poèmes33. Borges utilise de façon ponctuelle certains pseudonymes, comme Francisco Bustos ou Manuel Pinedo, noms de deux de ses ancêtres, avec lesquels il signe respectivement son conte « Hombres de las orillas » et un poème « El compadre ». Plus tard, en collaboration avec Bioy Casares, il forge deux nouveaux pseudonymes : Honorio Bustos Domecq (Seis problemas para don Isidro Parodi, 1942 ; Dos fantasías memorables, 1946)34 et Benito Suárez Lynch (Un modelo para la muerte, 1946).

27Étymologiquement le pseudonyme est le « faux nom » d’un auteur réel. Cependant, comme le montre David Martens au sujet de Blaise Cendrars, on peut aussi le considérer comme « vrai nom d’un auteur fictif35. » Bien souvent, il tend à devenir hétéronyme, c’est-à-dire auteur imaginaire, distinct de l’auteur réel (par son style, sa biographie, ses influences). On pourrait considérer Sirine et Chichkov comme deux masques, transparent dans le premier cas et opaque dans le second, qui cachent Nabokov. Mais on peut aussi voir en Chichkov une créature de Sirine, lui-même créature de Nabokov. Cette mise en abyme de l’écrivain fictif n’est pas sans rappeler certains textes de Borges (Las ruinas circulares, Everything and Nothing, Ajedrez, El Golem). Dans l’interview imaginaire « Vassili Chichkov », Sirine dresse le portrait du jeune poète Chichkov, qu’il aurait prétendument rencontré plusieurs fois. Très sûr de lui, ce dernier n’hésite pas à critiquer l’œuvre de son interlocuteur, romancier reconnu dont il espère pourtant le soutien : « À propos, pour éviter tout malentendu, je tiens à vous avertir que vos romans ne m’intéressent pas ; ils m’agacent comme le ferait une lumière trop vive, ou une conversation bruyante entre des étrangers quand vous voudriez réfléchir en paix36. » Le troisième roman d’Émile Ajar (pseudonyme de Romain Gary), Pseudo (1976), produit un vertige similaire lorsque le narrateur, Ajar (pseudonyme prétendu de Paul Pavlowitch), nous parle de son « Tonton Macoute », à savoir Gary.

28La création de pseudonyme ou d’hétéronyme, naît le plus souvent d’un désir jubilatoire de mystifier les lecteurs, comme c’est le cas pour Bustos Domecq ou Vassili Chichkov. On pense aussi aux masques de Mérimée (Théâtre de Clara Gazul, La Guzla), aux premières publications des hétéronymes de Pessoa, comme Alvaro de Campos ou Ricardo Reis, ou encore à l’œuvre d’Émile Ajar. Cependant, l’hétéronyme garde sa pertinence, même une fois découverte l’identité réelle de l’auteur37. Comme l’explique Borges dans son Essai d’autobiographie, Bustos Domecq est bien « un troisième homme », qui ne réfère ni à lui-même ni à Bioy Casares :

(...) Bioy me dit que nous devrions tenter cette collaboration. J’acceptai sans enthousiasme et, un peu plus tard dans la matinée, la chose arriva. Un troisième homme, Honorio Bustos Domecq, apparut et prit l’affaire en main. Il ne tarda pas à nous gouverner d’une poigne de fer et, pour notre plus grande joie d’abord puis, à notre consternation, il devint complètement différent de nous, ayant ses propres fantaisies, ses propres sous-entendus, son propre style apprêté38.

29Force est de constater que le style de Bustos Domecq est particulier, clairement distinct de ceux de ses créateurs. Et lorsqu’on découvre, ici ou là, certains traits borgésiens parodiés, on ne peut déterminer s’il s’agit d’un hommage de Bioy Casares à son ami ou d’un cas d’auto-parodie. L’œuvre de cet écrivain de Santa-Fe peut donc être commentée à loisir :

En ce qui concerne les Chroniques de Bustos Domecq, je crois qu’elles sont meilleures que tout ce que j’ai publié sous mon propre nom et presque aussi bonnes que quoi que ce soit que Bioy ait pu écrire de son côté39.

30De son côté, Nabokov nous présente Sirine dans son autobiographie Autres rivages, comme s’il s’agissait d’un écrivain russe qu’il aurait côtoyé en exil, au même titre que Bounine ou Khodassévitch. Dans la première version anglaise, Conclusive Evidence, il se livre même à une évaluation de ses œuvres, qualifiant les deux premières de « médiocres » et accordant sa préférence à La Défense Loujine et L’Invitation au supplice : « His best works are those in which he condemns his people to the solitary confinement of their soul40. » (Ses meilleures œuvres sont celles dans lesquelles il condamne ses héros à l’enfermement dans la solitude de leur âme). En changeant de langue, Nabokov change de peau, retrouve son vrai nom et se réserve le droit de parler de l’œuvre de Sirine comme si c’était celle d’un autre.

31Si Nabokov et Borges ne vont pas aussi loin que Pessoa et Gary dans la création (et la multiplication) de pseudonymes, ils se rattrapent sur les personnages d’écrivains et les suppositions d’auteurs : leurs œuvres regorgent de ces « auteurs sans entrailles ».

32La liste des écrivains fictifs borgésiens commence avec Mir Bahadur Ali, suivi de Pierre Ménard, Herbert Quain, Ts’ui Pên (Le Jardin aux sentiers qui bifurquent), Jaromik Hladík (Le Miracle secret), Carlos Argentino Daneri (L’Aleph), etc. Ce jeu de création d’auteurs inventés s’intensifie encore dans ses œuvres en collaboration avec Bioy Casares. Les Six problèmes pour don Isidro Parodi, signés par Bustos Domecq, sont préfacés par un auteur non moins imaginaire, Gervasio Montenegro, de l’Académie argentine des lettres, et mettent en scène d’autres auteurs encore, comme le poète lyrique Carlos Anglada. Mais le jeu des préfaces ne s’arrête pas là. C’est Honorio Bustos Domecq lui-même (!) qui signe celle de la nouvelle Un modelo para la muerte de son jeune confrère Suarez Lynch, tandis qu’on fait de nouveau appel à Gervasio Montenegro pour rédiger celle des Chroniques de Bustos Domecq.

33Nabokov invente lui aussi une galerie d’écrivains fictifs aux statuts divers. Certains sont auteurs-narrateurs, comme Fiodor Godounov-Tcherdyntsev (Le Don), Humbert Humbert (Lolita), Van Veen (Ada ou l’ardeur) ou Vadim Vadimovitch (Regarde, regarde les arlequins !) et écrivent les récits autobiographiques dont ils sont les héros. D’autres sont des personnages de premier plan, comme Sebastian Knight ou John Shade (Feu pâle), ou des personnages secondaires comme Loujine père dans La Défense Loujine ou Kontchéïev dans Le Don, ou encore de simples figurants. Enfin certains sont seulement mentionnés ou cités, comme Pierre Delalande (L’Invitation au supplice ; Le Don).

34Borges et Nabokov sont, rappelons-le, deux auteurs plurilingues, maîtrisant parfaitement l’anglais et le français en plus de leur langue maternelle. D’une certaine manière, la création d’auteurs fictifs étrangers, prolonge leur expérience de l’altérité linguistique. À l’instar de Fernando Pessoa – écrivain bilingue portugais/anglais – qui s’était inventé des hétéronymes anglais, comme Alexander Search, chacun d’eux a créé des auteurs fictifs de langue anglaise (Herbert Quain, Mir Bahadur Ali, Sebastian Knight, John Shade). Ils se sont aussi inventé un double français : Pierre Ménard et Pierre Delalande41. On pourrait ajouter que Bustos Domecq est le double typiquement argentin de Borges (lui-même auteur universel), tandis que Sirine ou Chichkov sont des doubles russes de Nabokov.

35L’invention des œuvres d’auteurs fictifs est parfois un exercice de style acrobatique. Nabokov, qui a presque abandonné la poésie en abandonnant la langue russe, produit42 néanmoins le poème de John Shade, Pale Fire, dans son roman du même nom. Cette imitation d’un poète imaginaire relève de la gageure : « Le poème américain analysé dans le livre par sa Majesté Charles de Zembla a été la chose la plus difficile que j’eusse jamais composée43. » Dans Ada ou l’ardeur, la polyglotte Ada s’amuse à traduire « Griboïedov en français et en anglais, Baudelaire en anglais et en russe, et John Shade en russe et en français44. » Le poète américain, considéré par Nabokov comme « de loin le plus grand des poètes inventés45 », se trouve ainsi canonisé aux côtés de deux classiques des littératures russe et française.

36On a vu que le recours aux écrivains fictifs pouvait être l’occasion de parodier des discours critiques ou d’essayer des voix étrangères. Il peut aussi être une façon détournée de parler de soi, de développer ses propres théories esthétiques.

Le détour par l’écrivain fictif

37Pierre Ménard a souvent été considéré comme un alter ego de Borges, illustrant par son œuvre visible et invisible des pratiques et théories de son créateur. Selon Michel Lafon, l’auteur fictif nîmois symbolise la réécriture, pratique borgésienne par excellence :

Le premier acteur borgésien, bien loin d’une ébauche, est donc une véritable somme de ce que dorénavant sera toute créature de Borges : essentiellement une réécriture de l’auteur (de certains de ses biographèmes, de certaines de ses sympathies) et des auteurs dont il se reconnaît le fils – la réécriture46.

38L’invention spectaculaire (et incroyablement drôle) de Pierre Ménard permet à Borges de placer ses propres théories sur la réécriture ou la lecture créative sous l’égide d’une autorité extérieure, quand bien même elle serait illusoire. Ce détour par l’autre, qu’il soit réel ou fictif, pour exprimer ses propres idées, donner forme à ses propres rêves, fait partie intégrante de la poétique borgésienne, sans que l’on puisse déterminer avec certitude s’il s’agit de timidité ou d’un goût prononcé pour la facétie. Voici par exemple l’artifice par lequel l’auteur argentin rendait crédibles ses propres métaphores :

Il m’est arrivé parfois de risquer une métaphore audacieuse, mais pressentant que personne ne l’accepterait si elle venait de moi (je ne suis qu’un auteur contemporain), je l’attribuais à un poète persan ou norse inconnu. Mes amis ont alors déclaré que cette métaphore était très belle et, bien sûr, je ne leur ai jamais avoué que je l’avais inventée parce qu’elle me plaisait. Après tout il se peut que les Persans ou les Norses aient inventé cette métaphore ou d’autres plus belles encore47.

39De son côté, Nabokov s’invente un prédécesseur, Pierre Delalande, à qui il emprunte l’épigraphe de l’Invitation au supplice, « Comme un fou se croit Dieu, nous nous croyons mortels48. » Dans l’Avant-propos à l’édition américaine de ce roman en 1959, il rejette toutes les influences que les critiques lui attribuent, avant de reconnaître ses dettes envers ce seul auteur :

Un auteur, toutefois, n’a jamais été mentionné – le seul, dois-je bien admettre, en toute reconnaissance, qui eut une influence sur moi au moment où j’écrivais ce livre, à savoir, le mélancolique, extravagant, sage, plein d’esprit, magique et tout à fait charmant Pierre Delalande que j’ai inventé49.

40Le Discours sur les ombres de Pierre Delalande, cité à deux reprises dans Le Don (avec les numéros de pages !) est vraisemblablement le livre que Fiodor envisage de traduire à la fin du roman. S’entraîner à écrire en traduisant un auteur fictif n’est pas sans rappeler certaines expériences borgésiennes.

41À travers Sebastian Knight, Nabokov nous montre sa difficulté à passer du russe à l’anglais. En effet, il partage les angoisses linguistiques particulières de Knight, dont l’anglais, quoique courant, « était manifestement celui d’un étranger50 ». Edmund Wilson, impressionné par le premier roman anglais de Nabokov, lui suggérait toutefois de corriger un certain nombre d’expressions maladroites. Celui-ci lui répond : “My suggestion (which I know is not quite fair) is that the assumed author of the Life writes English with difficulty51.” (« Ma suggestion (qui, je le sais, frise la malhonnêteté) est que l’auteur présumé de la Vie a des difficultés à écrire en anglais. ») En effet, sa ruse consistait à faire de l’auteur de La Vraie Vie de Sebastian Knight un russe émigré maîtrisant l’anglais moins bien encore que son demi-frère Knight. Une trentaine d’années plus tard, sous le masque de Vadim Vadimovitch (auteur-narrateur de Regarde, regarde les Arlequins !), il célèbre, cette fois-ci, son propre exploit d’écrivain bilingue, devenu un classique dans deux langues :

Je ne crois pas qu’il y ait eu, dans l’univers des jeux athlétiques, un champion du monde de tennis et de ski ; pourtant, j’ai été le premier à accomplir cet exploit avec deux littératures aussi différentes l’une de l’autre que l’herbe et la neige52.

42À travers certains écrivains fictifs il expose son propre art poétique :

Sebastian Knight s’était toujours plu à jongler avec les thèmes, les faisant s’entrechoquer ou les mêlant adroitement, pour leur faire exprimer tel sens caché qu’il n’était possible de rendre manifeste que par une série de vagues, tout comme la musique d’une bouée sonore chinoise ne peut être mise en branle que par la houle53.

43Ou encore, ses conceptions sur l’enseignement de la littérature :

Pour commencer, laissez de côté les idées et le milieu social et apprenez aux étudiants de première année à frissonner, à s’enivrer de la poésie de Hamlet ou de Lear, à lire avec leur épine dorsale et non pas avec leur cerveau54.

44Ses doubles fictifs lui permettent aussi de se livrer à des autoportraits caricaturaux. Le commentaire de Charles Kinbote dans Feu Pâle parodie le commentaire de mille pages qui accompagne sa propre traduction d’Eugène Onéguine. Et l’on trouve une auto-parodie de cette auto-parodie dans See Under Real de Vadim Vadimovitch. En effet, dans cette biographie qui fait l’amalgame entre Feu pâle et La Vraie Vie de Sebastian Knight les notes de bas de page, de plus en plus importantes, finissent par remplacer le texte lui-même.

45On pourrait appliquer aux œuvres de Vadim Vadimovitch, moitié russes, moitié anglaises, reflétant grossièrement celles de Nabokov, une analyse de Borges, comparant les deux actes de la pièce de Quain, The Secret Mirror : « la trame des actes est parallèle, mais au second tout est légèrement horrible, tout est différé ou échoue55. » Pour ne prendre que quelques exemples, Camera Lucida (Slaughter in the Sun), fait écho au roman russe de Nabokov, Camera obscura dont il avait lui-même réécrit une version anglaise, Laughter in the Dark ; The Dare rappelle à la fois Le Don (dar en russe) et L’Exploit, roman construit autour de défis (dare en anglais) que s’impose à lui-même le jeune Martin Edelweiss56. Dr. Olga Repnin, histoire d’un professeur russe en Amérique, est le double de Pnin, roman anglais de Nabokov, tandis que A Kingdom by the Sea, citation empruntée à Edgar Allan Poe, était le titre de travail du roman Lolita.

46Même si « la lumière de la vérité personnelle est difficile à distinguer dans le miroitement d’une personnalité imaginaire57 », l’invention d’auteurs fictifs permet à Nabokov et à Borges d’exprimer (tout en les voilant) certaines de leurs « vérités personnelles ». À travers de nombreux masques, y compris parfois leurs vrais noms, ces deux auteurs, à la fois omniprésents et insaisissables, se trouvent bien « déplacés » dans leurs fictions.

En guise de conclusion : Osberg, auteur de Lolita

47Dans Ada ou l’ardeur, Nabokov attribue à un certain Osberg un roman ressemblant comme deux gouttes d’eau à Lolita. L’auteur des notes critiques placées à la fin du roman, Vivian Darkbloom, signale ce masque anagrammatique dans l’une des notes : « Osberg : nouvel anagramme dissimulant le nom d’un écrivain à qui l’auteur de Lolita a été comiquement comparé58. » Revêtant le masque de Vivian Darkbloom59, Nabokov laisse ici entendre que Borges se trouve caché sous celui d’Osberg ! Ce romancier – espagnol dans le roman –, assez pointilleux en ce qui concerne le respect de ses droits d’auteur, est mentionné à plusieurs reprises. Lors de la parution de Letters from Terra de Van Veen (auteur-narrateur d’Ada ou l’ardeur), un journaliste reconnaît deux influences à ce livre :

Her Mispel qui aimait afficher ses auteurs, avait discerné dans les Lettres de Terra l’influence d’Osberg (écrivain espagnol, auteur de contes de fées prétentieux et d’anecdotes mystico-allégoriques, hautement prisé des thésialistes travaillant à la hâte) et celle d’un Arabe des temps anciens, obscène interprète de rêves anagrammatiques, Ben Sirine (...)60.

48Les portraits d’Osberg et de Ben Sirine, doubles respectifs de Borges et de Nabokov (rappelons que ce dernier signait ses œuvres russes du nom de Sirine), ne sont guère flatteurs. Respectivement « prétentieux » et « obscène », ces auteurs fictifs sont des images dégradées et parodiques de leur modèle (un peu comme Vadim Vadimovitch à l’égard de Nabokov). Comment expliquer alors la « magnanime attribution » de Lolita à Osberg ? Nabokov admirait Borges, qu’il cite parmi ses auteurs contemporains préférés dans une interview parue dans Play Boy en 1964 :

J’ai quelques favoris – par exemple, Robbe-Grillet et Borges. Avec quelle liberté et avec quel sentiment de reconnaissance on respire dans leurs merveilleux labyrinthes ! J’aime leur lucidité de pensée, leur pureté, leur poésie, le mirage dans le miroir61.

49Inventer Osberg et lui attribuer la paternité de son bestseller est peut-être une façon de lui rendre hommage, d’autant plus qu’il avait pris la défense de Lolita contre la censure en Argentine62. Mais c’est peut-être aussi pour Nabokov une façon humoristique de régler ses comptes avec les critiques qui ne cessaient de rapprocher ses œuvres de celles de Borges, allant parfois jusqu’à évoquer un « contact télépathique63 » entre les deux auteurs.

50Le personnage de fiction le plus marquant de l’œuvre de Borges est sans doute Borges lui-même, évoqué par exemple dans le texte « Borges et moi » : « je vis et je me laisse vivre, pour que Borges puisse ourdir sa littérature et cette littérature me justifie64. » Il réapparaît régulièrement, plus ou moins masqué, dans des œuvres d’auteurs variés. À Osberg déjà mentionné, succèdent Jorge de Burgos, le vieux moine aveugle qui s’occupe de la bibliothèque dans Le Nom de la rose (1980) d’Umberto Eco, le « troubadour aveugle » dans le roman L’Enfant de sable (1985) de Tahar Ben Jelloun, le disciple argentin de Pierre Ménard, Jorge Luis Borges, dans Une vie de Pierre Ménard (2008) de Michel Lafon, ou encore Javier Leonardo Borges (souvent nommé par ses initiales L. J. Borges), professeur d’histoire émérite de l’université de Buenos Aires dans le roman de Mélanie Sadler, Comment les grands de ce monde se promènent en bateau (2015). Celui qui a inventé tant d’auteurs fictifs a-t-il compris, comme le protagoniste des Ruines circulaires, « qu’il était lui aussi une apparence, qu’un autre était en train de le rêver65 » ?