Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Présentation
Fabula-LhT n° 15
Matthieu Vernet et Alexandre de Vitry

 “Vertus passives” : une anthropologie à contretemps : introduction

1L’idée d’une convocation de la littérature comme ressource anthropologique court dans les études littéraires des deux dernières décennies, qu’on se concentre, pour ce faire, sur le « style », revenu en force après une période d’éclipse1, sur la « manière2 » ou sur les configurations individuelles et collectives que la littérature donne à sentir ou à penser3. Dans tous les cas, il s’agit, tout en prolongeant le mouvement du linguistic turn, de faire entrer l’étude des textes et des démarches littéraires en résonance avec celle des « formes de vie », débouchant de façon plus ou moins explicite sur un questionnement éthique du fait esthétique. La pratique littéraire, qu’on se concentre sur le sujetqui la mène ou sur l’objetqui la recueille, tend dans toutes ces études à être interrogée comme un effort de configuration ou de reconfiguration du champ de l’expérience et, à ce titre, entre en contiguïté avec toutes les autres formes de l’expérience.

2En 1977, Roland Barthes pressentait déjà un tournant de cet ordre : « L’éthique : mot qui va peut-être devenir à la mode (à surveiller4 !) ». Et en effet, cette inflexion de la recherche contemporaine reste très liée aux derniers travaux de Barthes, et en particulier à ses cours au Collège de France, tenus de 1977 à 1980, mais seulement publiés en 2002 et en 2003 : Comment vivre ensemble, Le Neutre, puis La Préparation du roman. Or la réflexion de Barthes ne vise pas seulement un contenu anthropologique indéterminé, une série de « conduites » inconnues à l’avance, mais avance dans une direction précise, malgré l’apparence éclatée ou digressive du propos : ce n’est pas à n’importe quelle manière d’être qu’il prête son attention. Barthes poursuit un « projetéthique » et n’hésite pas à caractériser son cours comme « guide de vie5 ». De celui-ci, on peut retenir deux formulations emblématiques : le « Neutre » et la « déprise ». Dans les deux cas, la recherche d’exemplarité s’accompagne d’une prudence de principe : Barthes veut trouver le moyen de préconiser tout en échappant à toute configuration autoritaire. « Je définis le Neutre comme ce qui déjoue le paradigme, ou plutôt j’appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme », c’est-à-dire l’« opposition de deux termes virtuels, dont j’actualise l’un, pour parler, pour produire du sens6. » Il faut échapper au « conflit » du sens, autoritaire et « arrogant », pour dégager une sagesse du Neutre. Le contenu positif de son expérimentation éthique part donc d’un principe négatif, d’un « creux », comme déjà, notamment, dans Roland Barthes par Roland Barthes, où pour justifier la « force éthique » de « l’aise », Barthes y loue « la perte volontaire de tout héroïsme, même dans la jouissance7 ». Trente ans plus tard, lorsqu’il se réclame de Barthes, il n’est pas étonnant que Carlo Ossola adopte un principe semblable, puisqu’il pense, à travers de paradoxales « vertus passives », une exemplarité, une éthique qui puissent se former à partir de la « pure perte de soi », de la « déprise » de Barthes ou du « détachement » de Maître Eckhart8.

3Le glissement épistémologique s’accompagne ainsi d’une ouverture pour ainsi dire thématique. La pente anthropologique et éthique des études littéraires, mais aussi, plus largement, des études philosophiques portant sur les ressources morales de l’esthétique9, serait aussi une pente vers la zone du « Neutre » ou du « détachement », vers une forme de « passivité » toute tissée de paradoxes – car son caractère « vertueux », précisément, la retourne sans cesse vers une forme repensée d’activité, que ce soit chez Barthes, chez Ossola ou encore dans les travaux de Giorgio Agamben, où la réflexion sur la « très haute pauvreté » est inséparable d’une pensée active de la « forme de vie10 », ou dans ceux de Jean-Pierre Martin, tirant du vide de l’apostasie la manne d’une « vita nova11 ». C’est ce que l’oxymore « vertus passives » forgé par Ossola permet de faire apparaître le plus explicitement : une anthropologie négative, à contretemps, qui soit en même temps le point de départ d’une éthique active, d’une saisie du réel et de la société.

4En prenant acte d’une telle sensibilité à l’œuvre depuis les années 1980 jusque dans les études actuelles, on ne peut se contenter d’un catalogue de « vertus », d’un simple florilège thématique, quoique la tentation en soit grande – ainsi des « traits » ou des entrées fragmentaires de Barthes dans ses cours (dans celui sur le Neutre : « Bienveillance », « Fatigue », « Silence », « Délicatesse », « Retraite », etc.) ou du petit essai d’Ossola, qui mêle sans qu’on les distingue toujours toutes sortes de « vertus » ou de « caractères » : patience, renoncement, silence, bonhomie, inutilité, innocence, folie, pauvreté… Cette tendance dit tout autant la difficulté à poser comme morale ou règle de vie ces dites vertus mais aussi leur fuite permanente et le sentiment que se dérobe sans cesse un état inatteignable. L’exercice de ces vertus se caractérise ainsi par cette dimension asymptotique, créant l’illusion d’une inaccessibilité ou d’un absolu qui enjoint à penser le phénomène, la plupart du temps, sous la forme d’une énumération égrenant des conduites de vie comme autant d’horizons. Notre propre sommaire n’échappe pas à cet effet de liste, juxtaposant la figure de l’amateur, la discrétion, la monotonie, l’indifférence, le silence encore, le repos, mais ne s’y réduit pas… Partant, il est nécessaire de penser le plus fermement possible l’unité du phénomène, par delà la pluralité de ses manifestations, et de définir l’historicité qui lui est propre, car les « vertus passives » s’exercent toujours en un cadre historique déterminé et engagent inévitablement un certain rapport à l’histoire. On pourra alors remarquer que cette convergence thématique est plus précise qu’elle n’en a l’air, et se double d’une convergence historique : chez Barthes, chez Ossola ainsi que chez Agamben, nous retrouvons un même intérêt pour une certaine tradition chrétienne, plus périphérique et personnelle qu’institutionnelle, aux contours assez clairement dessinés : la « théologie négative » médiévale et la « mystique » renaissante. Ainsi Barthes, après avoir exploré les modalités du cénobitisme et de l’érémitisme dans Comment vivre ensemble convoque-t-il, dans Le Neutre, la théologie négative de Denys l’Aréopagite, de Grégoire de Nysse et de Maître Eckhart et pense-t-il, comme bientôt Michel de Certeau, et comme avant lui l’abbé Bremond, la mystique contre l’institution ecclésiale12 – c’est la question du pouvoir et de ce qui lui échappe que le ressouvenir de la mystique permet de poser de manière privilégiée, et il n’est pas anodin que le livre de Michel de Certeau sur La Fable mystique soit à peine postérieur aux derniers cours de Barthes et pose, comme Barthes alors, mais aussi comme Foucault, la question du pouvoir et de l’institution13. Ainsi Carlo Ossola à son tour s’attache-t-il à observer, chez Charles de Foucauld, mais aussi, de manière plus surprenante, chez le diplomate et politicien norvégien Dag Hammarskjöld, la façon dont « d’anciens termes de la mystique, de la “perte de soi”, réaffleurent entre vie et chant, au cœur du xxe siècle14 ».

5Chacun de ces auteurs n’entretient pas le même type de rapport au christianisme (seul Carlo Ossola affiche une démarche « spirituelle »), mais il semblerait que, pour faire un pas de côté dans le contemporain, pour rouvrir un espace éthique échappant aux préceptes actifs de l’économie ou de la politique du jour, la mystique (et particulièrement la mystique négative) offre une ressource toute privilégiée. Si l’on tâche de poser la question en termes d’historicité, et non simplement d’histoire, il faut tâcher de se demander : qu’est-ce qui, dans notre époque, dans notre rapport aux formes contemporaines, nous incite à convoquer ce moment de l’histoire – de l’histoire de l’Église et de la pensée chrétienne en particulier – et à en faire un sujet pertinent de réflexion pour le xxie siècle ? De quoi tâchons-nous, depuis notre présent, de réveiller la mémoire ?

6Les différents articles réunis dans ce numéro double de Fabula-LhT et d’Acta fabula dessinent plusieurs pistes pour répondre à cette question. Qu’ils partent du contemporain pour faire ressurgir le continent mystique, ou qu’ils se saisissent des questionnements mystiques de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance pour nourrir une réflexion sur le contemporain, la plupart de ces études font saillir une telle convergence. L’étude d’André Bayrou15 sur le rapport de Montaigne à la mystique réveille la figure du Bartleby de Melville ; celle de Paula Klein16, sous le signe de Barthes et d’Ossola, nous donne à lire Perec convoquant, contre l’obsession utilitariste de son temps, les pratiques mystiques ou les exercices spirituels ; l’évocation par Étienne Beaulieu de la figure en retrait de Joseph Joubert17 ranime elle aussi, sur un mode mineur, les thèmes mystiques du « secret » ou de la « mort au monde »… Dans La Pensée sans abri, dont rend ici compte Clément Girardi18, nous voyons se rencontrer Valère Novarina et la mystique Mme Guyon, Georges Bataille et le jésuite Jean-Joseph Surin, les figures modernes du « non-savoir » et les obsessions lexicales de la mystique de l’âge classique, sous la plume de Jacques Le Brun. Dans Le Deuil du pouvoir, dont Marie Lezowski signe la recension19, nous retrouvons Jacques Le Brun et, cette fois, c’est le vocabulaire de l’abdication politique dont on observe qu’il s’approprie celui, tout en négativité et en oxymores, de la mystique – même si ici, la rhétorique de la passivité ou de la déprise est souvent mobilisée pour cacher ou justifier une démarche politique active et calculée.

7Comme on le voit, la littérature accueille volontiers ce ressourcement mystique (généralement hors du cadre chrétien ou même religieux, il convient d’y insister), mais elle n’en est nullement le réceptacle exclusif. Certes, des projets littéraires, en tant que tels, s’avèrent inséparables d’une expérience éthique relevant d’un certain « désir de Neutre » – ainsi de la monotonie de Michaux ou de la discrétion de Joubert – mais nullement ne se dégage de ces différentes études quelque essence fixe et globale du « littéraire », représentation mythique qu’il convient, ici comme ailleurs, de battre en brèche. En revanche, puisque se dessine, dans ces « vertus passives », une forme d’anthropologie, celle-ci tend à s’ouvrir à toute sorte de pratique esthétique, à toute recherche de forme – dans la mesure où l’on ne sépare pas la recherche formelle et la préoccupation éthique. Ainsi avons-nous souhaité déborder les limites du seul domaine littéraire, en donnant la parole à des artistes venus d’horizons différents, dont la pratique et le discours pouvaient entrer en résonance avec la « déprise » de Barthes ou la « passivité » de Carlo Ossola : Christian de Portzamparc20 tâche de penser la part de « contemplation » inhérente au travail de l’architecte et le rôle de l’aléatoire dans la ville moderne ; Gilles Clément21 défend un « tiers paysage » que l’homme puisse délaisser et qui, à ce titre même, lui devienne une ressource ; Raymond Depardon22 filme et photographie les faibles et les puissants, en oscillant toujours entre « participation » et pure « observation » ; la compositrice Kaija Saariaho23 cherche à « ralentir » le temps pour le « transformer en espace musical » ; le cinéaste Pierre Carniaux24 recherche une rencontre entre la caméra et le réel qui laisse une place à l’abandon, au silence, au vide même.

8Par ailleurs, dans ces études et dans ces entretiens, on verra la référence mystique occidentale se mêler, parfois se confronter à une référence orientale elle aussi récurrente – au Tao, à l’art martial japonais, à la monotonie indienne selon Michaux25… Ce qui les réunit l’une et l’autre, ce n’est pas tant ce qu’elles auraient de commun, mais plutôt ce à quoi elles permettent d’échapper, ce qu’elles permettent, ensemble, de déjouer. Sapant la dialectique occidentale, le recours à la mystique ou à l’Orient permet d’engager un autre rapport à la contradiction. Le « Wou-Wei » du Tao, ce « non-agir » cher à Barthes, art paradoxal de la « tranquillité dans le désordre26 », rend caduc, annule une forme d’activité « arrogante » et polarisante, ainsi que le font les oxymores silencieux, le « cruel repos27 » de la « quadrature de la mystique28 ». Comme l’écrit Barthes encore, « le “sans-Dieu” du Tao et le “Dieu” de la mystique (surtout négative) se confondent dans la voie de l’apophase, du rejet de la prédication29 ». Des deux côtés, nous retrouvons le même creux, la même déprise – un art du contretemps – et la même pluralité positive – ces « vertus » sont irrémédiablement diverses, inséparables des singularités qui les incarnent.

9Que Carlo Ossola ait choisi de parler de « vertus » multiples n’est pas gratuit. Plutôt qu’à la socratique question qu’est-ce que la vertu, au singulier, il s’approprie le pluriel des vertus « théologales » et « cardinales » de Thomas d’Aquin, pour leur opposer des voisines plus mineures, discrètes, à la limite de l’imperceptible, mais présentes elles aussi dans l’histoire du christianisme et hors de lui ; malgré le paradoxe, elles sont bien des vertus, et en tant que telles, elles doivent bien désigner des conduites exemplaires et reproductibles. C’est d’ailleurs l’enjeu final de l’essai En pure perte : la mystique telle qu’il la défend, qui semble induire la retraite, l’effacement, la recherche du néant, ne doit pas conduire à renoncer à toute politique, à anéantir la réalité sociale. Il doit s’agir d’une « mystique qui se fait politique du bien commun, de la communauté », puisqu’en son principe, « cette mystique est une adhésion si complète à l’autre qu’elle en devient la forme première de la politique30 ». C’est ici que doit s’opérer le basculement du passif à l’actif, de la pure sagesse à la vertu admirable et exemplaire, ou de l’individuel au collectif, selon une préoccupation qu’on rencontrait déjà chez Barthes, cherchant à penser le Neutre comme un « négatif-actif » – et non un « affirmatif-réactif » – et à en dessiner les « traits actifs, productifs », afin d’entretenir un « rapport juste au présent, attentif et non arrogant31 ». Barthes veut « non pas réviser, mais affiner la doctrine sartrienne de l’engagement32 ». Chez Carlo Ossola, l’accent sera mis sur la transcendance, chez Barthes, sur l’immanence ; mais dans les deux cas, la volonté d’échapper aux polarités habituelles, de fuir les préceptes brutaux du contemporain, s’accompagne bel et bien d’un projet éthique ferme et, par là, d’une reconquête du monde social.

10Dans ce double numéro de Fabula-LhT et d’Acta fabula, nous retrouverons à de nombreuses reprises ce mouvement de retournement du négatif en positif, du passif en actif, de la sédition en fondation. L’article d’Adrien Chassain sur Roland Barthes33 explore en détail les vertus « actives » du Neutre, ou plus précisément la manière dont, chez Barthes, le cliché de l’amateur passif se renverse en une telle figure active, porteuse de toute une « utopie de civilisation ». Jacques Dubois, évoquant la figure à la fois passive et hyperactive de Robinson, rappelle le souvenir du rat de La Fontaine, faisant de sa patience une force seule apte à libérer le lion emprisonné34. Le compte rendu de Marie Lezowski sur Le Deuil du pouvoir nous donne à voir les renversements répétés de l’abdication apparemment passive en stratégie active, de la « mystique » du pur abandon à l’entrée « politique » dans la durée. Alexandre Romain-Desfossés met en perspective Silence de Giovanni Pozzi et L’Espace intérieur de Jean-Louis Chrétien, au cœur d’une préoccupation toute contemporaine pour la « leçon » de la mystique, avec une préférence patente pour le second des deux auteurs, précisément parce qu’il parvient à articuler l’activité et la passivité, la solitude et la vie en communauté35. C’est encore un dialogue continu entre l’action et la contemplation, à travers l’idée de « vie mixte », qui occupe Annick Macaskill, dans son compte rendu du livre d’Aldo Gennaï sur L’Idéal du repos au xvie siècle36, inséparable de la question du bien commun. Ainsi encore de l’article de Marie Gueden37 sur le « ciné-mollusque » rappelant la proposition de Jacques Rancière de penser le cinéma comme puissance additive-soustractive, ou active-passive, pour montrer que la métaphore de l’escargot permet d’appréhender le cinéma, mais  de manière régressive.

11On voit bien comment on peut commencer de répondre à la question que nous avions posée plus haut : pourquoi aujourd’hui cet intérêt pour le passif, le détachement, le creux, et plus précisément pour l’origine « mystique » d’un tel discours ? On aurait d’abord été tenté de répondre qu’en notre temps de « présentisme », selon la formule de François Hartog, où notre régime d’historicité ne semble plus trouver le moyen de comprendre l’histoire autrement que comme pur présent38, une telle fascination pour le vide mystique traduirait un désir d’anhistoricité, une tentative d’éviter les préoccupations « actives » de l’histoire en marche, tournée, elle, vers un avenir nécessairement collectif. C’est en ce sens que la dimension normative inhérente à la « vertu » ne doit pas être contournée : s’intéresser aux « vertus passives » nous ramène à l’antique question préalable à toute réflexion sur la communauté : qu’est-ce que le bien et comment le faire ? Non pas pour proposer un élément fixe de réponse mais pour constater que la morale contemporaine pourrait chercher le bien en dehors de l’histoire, s’élaborant en conséquence dans les marges de nos conduites de vie traditionnelles. Le silence comme la naïveté ou l’amateurisme seraient à lire alors comme une fuite, une manière de se soustraire aux règles communautaires. Cette sortie n’a cependant rien d’absolu ou de définitif. Dans un mouvement décisif de retour de balancier, elle inscrit aussi l’individu dans une pensée de l’histoire et du vivre ensemble qui restent comme des données rémanentes. Barthes n’échappe pas à cette contradiction, ou à cette tentation d’unir les contraires, séduit par le rêve d’une vie à la fois solitaire et collective39. Sa recherche d’une utopique « idiorrythmie » fait ainsi entrer en résonance l’organisation monacale du Mont Athos et la figure de Robinson Crusoe dont l’existence romanesque et le mythe de l’île déserte ne tiennent qu’à la présence complice de Vendredi. Le titre du roman de Defoe ne manque pas d’omettre le caractère relatif de l’île inhabitée… par les cannibales :

The Life and Strange Surprizing Adventures of Robinson Crusoe, Of York, Mariner: Who lived Eight and Twenty Years, all alone in an un-inhabited Island on the Coast of America, near the Mouth of the Great River of Oroonoque; Having been cast on Shore by Shipwreck, wherein all the Men perished but himself. With An Account how he was at last as strangely deliver'd by Pyrates40.

12La déprise ne va jamais sans une reprise, comme l’avers s’accompagne toujours d’un revers.Les études ici réunies permettent ainsi d’indiquer ce qui, de ce repli mystique ou mysticoïde, de ce culte de la passivité, du repos, de l’immobilité, émerge non comme une pure sagesse individuelle, hors-histoire, mais comme autant de projets collectifs, autant d’images de société, autant de ressources pour penser et refonder le monde commun quand celui-ci est menacé d’implosion : c’est Montaigne devant les guerres de religion, Joubert face à la Révolution, Barthes contre les jeux de pouvoir des idéologies modernes. La démarche de Carlo Ossola présentait déjà une contradiction qui n’est pas sans rapport avec cette dialectique. Si la « pure perte » telle que le critique la définit s’entend comme « la pureté absolue de l’effacement sans traces41 », elle n’est jamais effective puisqu’elle est toujours décrite à partir d’exemples littéraires ou historiques, qui résistent précisément à l’oubli, à la « pure perte ». Le paradoxe est une partie constitutive des vertus passives. S’opère une manière de résistance à l’oubli, un travail de la mémoire qui réhabilite les sine nominibus et les gestes perdus. La passivité n’est ni un effacement ni un renoncement mais se présente comme une affirmation, à la manière d’un effet bartleby, la fuite, comme l’abdication, se révélant non une désertion mais une stratégie de lutte. La mémoire embarrasse celui qui veut épouser les marges et se faire oublier mais demeure nécessaire pour attester ce geste. Giovanni Pozzi signale la même difficulté et cette inévitable contradiction : « l’homme est un solitaire qui n’est pas seul », jusque dans le confins de la retraite érémitique puisque la dualité de l’âme et du corps suppose encore un dialogue. On retrouve ainsi cette constante du redéploiement par le vide et ce constat répété d’un échec vertueux.

13Notre époque a le goût de l’anhistorique, du contretemps, mais c’est un goût lui-même historique : cultiver la passivité pour reconstruire l’activité, c’est fuir l’histoire, pour retrouver l’histoire.