Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 15
Marie Gueden

Un ciné-mollusque régressif ?

Écoutez ! Vous voulez savoir qui je suis… Le rêveur, s’il faut le définir en détail, n’est pas un homme, mais une espèce de créature du genre neutre. Il est collé à son coin comme un escargot… Il craint les hommes et ne sait comment se comporter avec eux1.

1Les études cinématographiques se sont notamment régulièrement intéressées à des modalités que l’on pourrait qualifier de « négatives » : le « vide » (José Moure, Vers une esthétique du vide au cinéma, 1997), la « soustraction » (Anthony Fiant, Pour un cinéma contemporain soustractif, 2014), la « stase » (Philippe Ragel, Le Film en suspens : la cinéstase, un essai de définition, 2015) constituent le revers de modalités « positives » que sont le « plein », l’« addition », l’« extase ». En témoignent les définitions mêmes de ces termes qui ont recourt à des formes de négation : ce qui ne contient rien de concret ou ce qui n’est pas plein, l’action de retrancher par l’opération inverse de l’addition, la cessation d’activité ou état de choses marqué par l’immobilité.

2Cependant, si la « passivité » caractérise la machine cinématographique dans les termes de Jacques Rancière2, et la double « passivité » le cinéma selon Serge Daney3 en ce que la pellicule reçoit l’impression des choses, et que le spectateur s’en imprègne à son tour, il n’en reste pas moins qu’il est plus juste, comme l’exprime Rancière, d’en parler comme d’une puissance additive-soustractive, active-passive, puisque l’artiste commande aussi souverainement à la machine, à la manière des couples neutres appréhendés par Roland Barthes tels que dedans/dehors, animé/inanimé. Le « spectateur pensif » (Bellour) peut en outre être appréhendé sur un mode passif/actif4. Aussi, conviendrait-il sans doute mieux de parler d’essence neutre du cinéma5.

3Si la neutralité constituerait la caractéristique essentielle d’un médium (le terme est neutre en latin), lequel joue ensuite d’écarts selon la terminologie ranciérienne, Eisenstein a pu évoquer la neutralité constitutive du plan cinématographique :

Tous ceux qui ont eu en main un bout de film à monter savent par expérience combien il demeure neutre – même s’il doit faire partie d’une séquence planifiée –, jusqu’au moment où on le colle avec un autre fragment et que soudain il acquiert et il exprime une signification toute différente et souvent tout à fait à l’opposé de celle qui avait été prévue au moment du tournage6

4Cela est d’autant plus intéressant pour un réalisateur qui ne la préconisait pas : « l’œuvre cinématographique se fonde non pas sur un handicap mutuel de certains domaines de l’expression, sur la “neutralisation” des uns au profit des autres, mais sur l’apparition raisonnée au premier plan, le moment venu, des moyens d’expression grâce auxquels, à un instant donné, s’exprime le plus pleinement l’élément qui […] conduit le plus directement au rendu de la matière traitée, de la pensée, du thème, de l’idée de l’œuvre…7 ».

5Si dans ces termes cependant, le plan perdrait sa neutralité avec le montage, il faut encore considérer une perte propre à la logique du défilement cinématographique puisque le temps de la projection fait état d’une perte constitutive des plans : « au cinéma tout plan disparaît après avoir apparu ; l’écriture cinématographique est entre apparition et disparition8 », comme l’exprime Jean-Louis Leutrat. Ce dernier rappelle ce principe en commentant Dieu Sait Quoi (1994) de Jean-Daniel Pollet qui présente, dans ce qui constitue un autoportrait explicite du réalisateur, une séquence à l’escargot couplée à la citation en voix off d’un extrait du poème les « Escargots » (1936) de Francis Ponge. Il convoque la notion d’encre incolore, invisible, au cinéma, qui est à rapprocher implicitement de la bave de l’escargot, à la différence de l’encre noire de la littérature chez Ponge. On pourrait encore convoquer l’analogie de la voix, de la dimension auditive du cinéma, avec la bave : « ce qui sort du corps » est comme l’exprime Herman Parret, « ce morceau de corps qui s’écoule »9, que le lettriste Isidore Isou a qualifié de « bave10 » dans son film Traité de bave et d’éternité (1951).

6Il n’en reste pas moins que l’image formulée par Leutrat à partir de l’escargot a le mérite d’être opératoire : l’encre incolore, bave filmique, peut être associée à la colle de montage servant à associer les bouts de pellicule et encore à son substitut, la salive, utilisée par exemple par Eisenstein lors du montage des plans du Cuirassé Potemkine (1925), lesquels n’avaient pas été repassés à la colleuse (acétone)11. Cette bave peut constituer l’image même de la suture filmique (la perte de la neutralité) et de la perte constitutive liée au défilement, en sus de la dimension auditive du cinéma. Eisenstein a ponctuellement eu recours à l’image du mollusque ou de l’escargot, et a notamment créé le terme « ciné-mollusques12» pour lequel il prend l’exemple d’un film contemporain, Palais et Forteresse (1924) d’Aleksandr Ivanovskij, au métrage interminable (3 000 m). S’agissant ici d’un terme railleur et ridicule, le cinéma, comme neutre et comme perte tels que nous les avons définis, peut êtreinterrogé à l’aune de cette figure : la métaphore d’un être à la fois animé/inanimé (le corps du mollusque et sa coquille), visqueux et fossilisé, hydride, hermaphrodite, sécrétant, serait à même de rendre compte du corps du cinéma, lequel a pu être comparé à une méduse13.

7Eisenstein dans ce texte de 1925 dit faire la « tentative d’utiliser dans le domaine de l’analyse de la forme menée d’un point de vue de classe », et en montre une dérive fétichiste, qu’il caractérise comme étant « porteur de l’idéologie de la passivité »14 (notons que le fétichisme prend part au sein du neutre barthésien). Plus tardivement, dans l’ébauche de la préface à Méthode (1939-1947),il essaiera précisément de trouver à travers une métaphore animale les exemples de structure sociale décrite par Karl Marx15, lesquels ont à voir avec les formes du cinéma. Il descend ainsi jusqu’aux formes les plus basses de la vie des animaux, à savoir les vers (notamment le vers Syllis Prolifera), pour lesquels il appréhende tout le paradoxe d’une chaîne d’organismes indépendants liés, s’entretissant et s’unissant encore au moyen d’une substance collante sécrétée. Il évoque par ailleurs les fourmis, les amibes16 et les araignées pour expliquer certains moyens de perception, de motricité et les formes d’organisation sociale, en les confrontant à des procédés formels17.

8Le modèle de l’animal permet en effet d’appréhender le cinéma.La formule de Raymond Bellour « HomoAnimalis Kino18 » rend compte de cette analogie entre l’homme et l’animal du/au cinéma, à la suite notamment d’Akira Mizuta Lippit : « Le cinéma est comme un animal […]. De l’animal à l’animation, de la figure à la force, d’une ontologie pauvre à une pure énergie, le cinéma serait la métaphore technologique qui configure mimétiquement, magnétiquement, l’autre monde de l’animal19 ».

9Raymond Bellour a montré dans Le Corps du cinéma (2009) l’analogie entre la pensée du cinéma et celle de l’animal, et plus généralement les rapports entre hypnose, animalité et émotion. L’escargot, animal associé au rêve par excellence, à un cerveau poétique propice à la rêverie, alors qu’il n’est guère « poétique20 » en tant que tel, pourrait être à même de représenter le corps du cinéma. Le théoricien et réalisateur d’avant-garde Jean Epstein cite un calligramme d’Apollinaire dans son état de La Poésie d’aujourd’hui (1921) où cerveau de poète et escargot sont associés21 (« Les Collines », 1918). Il convoque encore à plusieurs reprises le motif du mollusque ou de l’escargot dans ses écrits sur le cinéma entre 1920 et 1950. Relevons enfin que le motif de l’escargot revient à plusieurs reprises à une époque contemporaine chez André S. Labarthe associé à l’univers mental, nocturne, au rêve comme « antichambre du sommeil », et à la lenteur, sans que ne soit néanmoins explicitement formulée l’analogie avec le cinéma22.

10Si Bellour fait des animaux des « agents d’abstraction d’effets propres au cinéma23 », l’escargot peut sembler, par sa lenteur, aux antipodes de « la règle simple de ce que produit l’animal » dans le film : « un excès de mouvement qui révèle à son niveau élémentaire l’excellence du cinéma24 ». Cependant l’hélice spiralée de sa coquille, schème immobile en lequel Paul Valéry voit un tourbillon figé25, représente en elle-même une « motivation cinétique » et une « motivation morphologique »26 à même de rendre compte de la mise en mouvement d’immobilités que constitue le cinéma.

11La figure de l’escargot semble particulièrement encore à même de caractériser le cinéma certes comme neutralité et comme perte, mais encore comme anthropologie à contretemps, si l’on pense à la spirale involutive de sa coquille corroborant un « mythe de la recherche cinématographique du temps perdu27 ». Cette figure invite donc à une double appréhension de la perte entre perte constitutive et conjuration d’une perte le temps de la projection. La notion d’anthropologie s’appuyant sur le modèle de l’escargot est icicomprise dans un sens élargi, relativement au modèle animal28.

12Nous convoquons le terme de « neutre » selon son acception chez Roland Barthes, qui le définit comme animé/inanimé et comme dedans/dehors – termes à même de caractériser l’escargot. Il envisage encore de le définir dans son cours sur Le Neutre (1977-1978) du côté de la courbe et de l’oscillation29. Il énonce par ailleurs dans L’Obvie et l’Obtus (« Erté ou À la lettre ») que « le terme neutre, la ligne qui refuse à la fois l’horizontale et la verticale […] c’est la sinueuse […] elle est […] l’emblème de la vie30 », faisant de la ligne serpentine ou ondoyante, sinueuse, la ligne neutre par excellence (alors qu’Eisenstein la considère comme dialectique, nous y reviendrons). Nous pourrions ici nommer une telle ligne « ligne en escargot31 » selon la formule de Dürer, lequel confond dans son traité de Géométrie (1525) toutes spirales et lignes tortueuses. Il semble qu’on puisse également appréhender, selon la définition de Kandinsky, la « ligne courbe – ondulée-géométrique » comme une neutralisation de polarités, étant produite par l’effet de deux forces qui agissent simultanément32, caractérisée par l’alternance de « poussées positives et négatives ».

13La figure de l’escargot constituerait bien, par son hermaphrodisme, l’essence du neutre – défini grammaticalement comme un « genre, ni masculin ni féminin33 » par Roland Barthes, et que celui-ci rapproche effectivement de l’androgyne et de sa version-farce, l’hermaphrodite34, mais encore de la « mollesse » et du « flasque »35.

14Eisenstein développe aussi de son côté, à partir de l’ouvrage de Joséphin Péladan De l’androgyne (1891), des réflexions portant sur le genre grammatical relativement au champ de l’esthétique, montrant le continuum entre les phénomènes naturels, les lois de la forme et les lois de la pensée36. Il prend ainsi l’exemple du Yin (féminin, passif) et du Yang (masculin, actif) comme paradigme, « dépeints comme un cercle, et, soudés entre eux à l’intérieur de ce cercle : yang la lumière et yin l’obscurité – chacun ayant en lui-même l’essence de l’autre, chacun modelé sur l’autre –, yang et yin opposés à jamais, à jamais unis. Un principe exceptionnellement pertinent, à être médité par tout cinéaste37 ». Significativement, Eisenstein a appréhendé un continuum entre ligne serpentine, spirale logarithmique, Nautilus, phyllotaxie, Yin et Yang dans « Organicità e “immaginità” » (1934)38. Il s’agira cependant ici de montrer les deux polarités de ces formes, leur avers et leur revers : d’une part, une dialectique passive, neutre qui est en somme « indialectique » selon le néologisme barthésien, figurée par l’escargot ; d’autre part, une dialectique active, extatique figurée notamment par le serpent ou le vers Syllis prolifera – ou mieux encore, le vol de l’oiseau –, soit dans les termes eisensteiniens la polarité « regress-progress ».

15Cependant, ces deux types de dialectique sont anthropologiques et ne sont séparées que selon une pure convention comme l’exprime Eisenstein : d’un côté, le quiétisme panthéiste propre à la contemplation extatique de l’Orient, visant à la dissolution et l’harmonie, « un unique courant harmonieux » ; de l’autre, l’état explosif typique de l’extase « active »39.

16La première constituerait l’essence du cinéma, son cœur : l’examen de la métaphore de l’escargot permettra d’interroger le corps du cinéma associé au neutre et à la perte, du côté d’une anthropologie à contretemps, selon une conception essentielle mais régressive du médium.

Le médium cinématographique : de l’« escargot mental » à la « ligne en escargot »

17Si la figure de l’escargot fait l’objet d’un gros plan dans les monographies qui lui sont consacrées dans les films animaliers, que ce soit par Jean Comandon (L’Escargot, 1911), chez Pathé (L’Hélice chagrinée et escargot commun, 1920, série « enseignement documentaire »), jusqu’à Jean Painlevé (Acéra ou le bal des sorcières, 1972) notamment, sa convocation par Jean Epstein à plusieurs reprises dans ses écrits entre 1920 et 1950 doit être appréhendée dans un contexte surréaliste où le motif de l’escargot est saillant (voir Germaine Dulac, La Coquille et le Clergyman, 1928 ; Arabesques, 1929 ; la couverture de l’ouvrage édité par Herbert Read, Surrealism, Londer: Faber and Faber, 1936 – auteur cité par Eisenstein pour l’une de ses couvertures), comme dans celui plus général des arts décoratifs au tournant des années 1930 et des lettres (les textes consacrés à l’escargot ou à la coquille sont contemporains chez Ponge, Claudel, Valéry autour de 1930-1935 notamment – voir note 20).

18Dans ses écrits de jeunesse, Epstein fait mention à deux reprises du caractère « hermaphrodite » du cinéma : d’une part dans Cinéma (1921) faisant du cinéma à l’origine un hermaphrodite de science et d’art40; d’autre part, dans La Lyrosophie (1922), faisant de l’intelligence du cinématographe une intelligence « bi-logique, bicéphale, hermaphrodite », « sentimentale et raisonnable presque à la fois »41. Epstein a donc recours ponctuellement à un être hermaphrodite qui peut être figuré par l’escargot pour rendre compte de la nature mixte du médium cinématographique comme de son intelligence appareillée. Si Eisenstein a pu énoncer cet isomorphisme entre l’appareil de cinéma et la conscience humaine42, la formule usitée par Valéry d’« escargot mental43 » pour désigner son cerveau permet d’appréhender un continuum entre cerveau, escargot, appareil. Valéry a par ailleurs parlé de « l’animal-machine44 » où la machine tend à devenir animal, et a évoqué en termes d’appareil la coquille de l’escargot : « le revêtement externe de la coquille, qui recouvre une couche de prismes calcaires très curieusement et savamment appareillés45». Ce continuum entre escargot, pensée et dispositif peut également être appréhendé dans le court développement fait par Georges Didi-Huberman à propos de la « ligne-escargot » chez Dürer46. Ainsi, avec la métaphore organique de l’escargot appliquée au dispositif cinématographique, s’exprime bien une conception, formulée par Jakob Johann von Uexküll47, où la technique, qui déshumanise le rapport au monde, animalise l’expérience.

19Le dispositif cinématographique entretient encore un rapport avec l’escargot comme en rend compte la métaphore usitée à deux reprises par Jean Epstein au cours des années 1950 dans ses écrits théoriques comparant la caméra à « un œil mobile d’escargot48 », « monté sur une tige extensible et rétractile » (« Le monde fluide de l’écran », 1950 ; « Logique du fluide », 1948-1951). En sus de l’œil du cinématographe, on pourrait également convoquer cette image pour figurer son oreille49.

20Ce qui peut sembler une simple comparaison empruntée au monde animal rendant compte de la perception appareillée du monde sur un mode élargi, rétractible, apparaît idoine si l’on convoque l’œil vésiculaire du Nautilus, fossile vivant, mollusque céphalopode doté d’une coquille spiralée et aux caractéristiques particulières. En effet, son œil fonctionne aussi simplement qu’un sténopé, petit trou percé dans une mince plaque métallique faisant office d’objectif photographique : ne possédant pas de cornée, ni de cristallin, mais uniquement un trou qui est à ouverture réglable, la rétine du Nautilus est en contact direct avec l’eau ; la lumière qui vient de chaque point n’atteint qu’une très petite zone de la rétine pour former une image inversée. Ainsi, le Nautilus peut uniquement régler le diamètre de son « trou » appelé « trou d’épingle »50 (fig1). L’image de l’escargot en outre permet de rendre compte de l’œil pédonculé de la caméra, comme d’une prise en gros plan. L’escargot est doté d’une vue de très près, à hauteur de 1 cm, à la manière de la caméra qui donne accès à une vue possiblement extrêmement rapprochée des choses, faisant énoncer à Epstein que l’œil humain capté en gros plan par le cinématographe est, en miroir, comme un « œuf reptile », un « mollusque intelligent qui agite sa coquille de paupières »51, au point d’obtenir ici une vision floue.

21En sus de la métaphore animale pour caractériser la caméra et de la réalité de l’œil du Nautilus qui l’apparente à la caméra, l’escargot a par ailleurs été ponctuellement appréhendé comme appareil dans la première moitié du xixe siècle dans la tradition du magnétisme animal avec l’invention de « l’escargot télégraphiste » ou télégraphe escargotique de Jules Allix autour de 1850, boussole pasilalinique sympathique : cet « appareil compliqué52 » est un mode de correspondance de substitution au télégraphe ordinaire consistant à choisir des escargots en mettant l’un d’eux sur la lettre d’un alphabet, puis le second se plaçait sur la même lettre de l’alphabet « par sympathie ». Cette sorte d’appareil portatif où à chaque lettre de l’alphabet semblait correspondre un escargot, comme le montre la caricature de Daumier Les Escargots non-sympathiques (1869) (fig. 2), raillant le progrès, semble en réalité avoir été inventée par Jacques Toussaint Benoit dans l’Hérault relativement à une méthode de télégraphie basée sur la capacité des escargots à maintenir un contact sympathique avec leur partenaire après l’acte sexuel. Selon lui, un escargot est capable de transmettre à toutes distances, par le biais d’un fluide identifié à une forme de magnétisme animal propagé par le sol, son état d’excitation au congénère avec qui il a « sympathisé », c’est la « commotion escargotique ». C’est donc au moyen du fluide des escargots que la boussole sert à une communication universelle et instantanée de la pensée.

22Flaubert a relayé l’histoire fantaisiste des « escargots sympathiques » en 185053, classée parmi les « excentricités magnétiques54 », tournées en ridicule par les adeptes de Mesmer. Il n’en reste pas moins que ces « escargots sympathiques », pourvus d’antennes qui sont comme des paratonnerres, rendent compte, selon Pierssens, d’un montage de plusieurs éléments présents dans le répertoire des connaissances et des représentations, à savoir le fluide magnétique, l’électricité, le codage alphabétique, les appareils de transmission55. Ils renvoient en outre à un continuum entre escargot, fluide escargotique et médium (selon le sens de « médiumnique »), comme cela a pu être synthétisé dans le « tableau synoptique des différentes théories professées par les auteurs qui ont écrit sur le magnétisme animal » réalisé en 1858 par Mabru dans Les Magnétiseurs jugés par eux-mêmes. Nouvelle enquête sur le magnétisme animal (fig. 3)56. En dépit d’une quelconque excentricité historique ici, Akira Mizuta Lippit a bien pu exprimer que « le magnétisme animal a migré de l’œil de l’hypnotiseur à l’œil de la caméra57 » : on peut donc considérer un continuum entre le magnétisme de l’escargot appréhendé à travers l’escargot télégraphiste de Jules Allix et son fluide escargotique dans le prolongement du médium, et la caméra « œil mobile d’escargot » de Jean Epstein, quand l’œil en forme de trou d’épingle du Nautilus fonctionnant comme un sténopé permettait déjà un tel rapprochement.

23Eisenstein s’est intéressé au Nautilus Pompilius, relativement à ses développements portant sur la spirale logarithmique qui fait l’objet de sa théorie « L’organique et le pathétique » (1936). C’est le modèle de la spirale qui doit être à l’œuvre dans le film pour produire un effet sur le spectateur. Ce principe de composition filmique repose sur la loi de structure dans les phénomènes organiques naturels58, pour lequel il prend l’exemple de la « volute du coquillage59 », terme qu’il utilise pour caractériser la spirale logarithmique du Nautilus Pompilius60 (fig. 4). Il existe ainsi une corrélation entre le film et la coquille, laquelle figure, met en abyme le mouvement, car pour Eisenstein, le mouvement doit être mis en abyme à tous les niveaux du film61.

24En outre, il invite à considérer particulièrement le milieu du film : « Réellement, quelque part près du milieu, le film en entier est coupé par la pause morte d’une césure62 ». Il parle encore de « rôle d’arrêt » avant le « transfert », « point zéro » ou « point nul ». Il s’agit de la section d’or de la spirale qui se situe à 62% du film, mais le milieu du film constitue l’amorce vers ce « point zéro ». Ce point constitue l’expérience d’une perte au sein de la spirale dialectique. Ce qui est particulièrement significatif, c’est que le terme russe pour désigner le milieu, l’intermédiaire, est le même terme que le médium, « sreda63». C’est aussi le même terme pour désigner précisément le genre neutre (« srednji rod »). Si une parenté sémantique entre les termes neutre, médium, milieu peut être appréhendée, le milieu du médium le met particulièrement en abyme.

25Andreï Tarkovski a recours à ce terme ainsi que Vadim Ioussov, directeur de la photographie, pour exprimer la façon dont la texture de l’atmosphère est captée et produite par l’appareil cinématographique64. Si le motif de l’escargot et du coquillage est tout particulièrement important pour Tarkovski, comme le montrent notamment deux de ses dessins personnels entre 1970 et 1974 (fig. 5 et 6)65, on pourra par ailleurs convoquer une séquence importante dans Stalker (1979) où précisément au milieu du film, alors que, faisant une pause, les trois personnages s’assoupissent, s’ouvre la séquence du rêve du Stalker qui peut être renommée le rêve de l’escargot : celui-ci est initié par un gros plan d’escargot sur un îlot de terre (fig. 7), ainsi que l’a relevé Jacques Aumont, car l’on peut aisément passer à côté66. Ce détail n’en est en effet pas un comme l’exprime encore Aumont67, et nous irions même jusqu’à énoncer qu’il constitue le principe de la séquence, de la neutralisation à l’œuvre. Il peut corroborer le ciné-mollusque tarkovskien, le réalisateur ayant énoncé : « I like making long films, films which utterly “destroy” the spectator in a physical manner68». L’escargot est ici associé au rêve et à une expérience médiumnique, à une vision, comme au lent écoulement du film.

26Dans le cadre d’une théorie élargie du médium, compris à la fois comme dispositif, mais aussi littéralement comme milieu ou lieu intermédiaire, et encore comme milieu de perception, environnement, tel que le propose de le réinvestir Antonio Somaini à partir de Walter Benjamin69, la séquence tarkovskienne au milieu du film donne à appréhender à la fois des éléments archéologiques du dispositif cinématographique (aquarium, gravure, tableau,…) dans le cadre d’une expérience médiumnique, et un milieu de la perception notamment par le motif du carrelage70, fond que nous voyons lors du travelling des objets. Mais nous pouvons aussi convoquer le sens que donne Tarkovski au terme « sreda » qui rejoindrait les propos de Somaini, à savoir que les éléments captés sont configurés, sculptés – ou scellés pourrions-nous dire selon le lexique tarkovskien – par l’appareil technique en constante évolution, à la manière de l’œil pédonculé et mouvant de l’escargot. La figure de l’escargot, enfin, a pu être appréhendée comme un paradigme de transparence du médium compris comme médium de la perception71, et par extension du médium comme dispositif comme nous l’avons proposé. En somme, il est à même de représenter toutes les caractéristiques du médium.

27C’est ainsi qu’il faut comprendre, par exemple, le commentaire de Daniel Arasse « Le regard de l’escargot », à propos de L’Annonciation de Cossa (c. 1470), fameuse pour son escargot, où l’historien de l’art évoque la « figure d’un regard aveugle72 » et où il propose l’analogie avec le motif du vase dans les Annonciations à partir de Louis Marin, lequel joue un rôle équivalent dans la représentation, placé « entre la limite extrême de l’espace représenté dans le panneau et le bord ultime de l’espace de présentation d’où il est regardé73 », à la frontière entre l’espace fictif du tableau et l’espace réel où se trouvent les spectateurs. En d’autres termes, l’escargot constitue ici l’essence même du médium comme intermédiaire, point d’entrée du regard dans la représentation, d’un regard qui se convertit d’un regard aveugle à un regard voyant. L’escargot constituerait une sorte de « vase communicant », un médium, entre le sujet et l’objet, sorte de « chiasme » dans les termes de Merleau-Ponty dans Le Visible et L’invisible, « coquille d’espace » qu’il faut briser comme il l’énonce dans L’Œil et l’Esprit.

28Cette coquille d’espace comprise comme médium, comme simple intermédiaire entre un sujet et un objet, William Hogarth l’a appréhendée dans son Analysis of Beauty (1753) qu’a lu Eisenstein à travers le modèle d’une forme constituée d’une coquille de lignes (chap. VII, « Of Lines » : « shell of lines » ; « shell-like form »), contenant notamment la ligne ondoyante ou serpentine. Celui-ci décrit la coque, formée par une « pellicule » ou « enveloppe » qui est un « tissu » :

il faut qu’on imagine que chaque corps est si parfaitement évasé, qu’il ne reste qu’une mince pellicule qui représente exactement les surfaces extérieure et intérieure de ce solide. Il faut supposer de même que cette pellicule est composée de fils très liés, d’un tissu fort serré et tous également visibles, soit qu’on regarde le dehors ou le dedans de l’objet ; on trouvera alors que les idées des deux surfaces de la pellicule coïncident naturellement ensemble74.

29Or cette pellicule est décrite comme une « peau douce, élastique, et, pour ainsi dire diaphane75 » (le terme est « transparent » en langue originale) permettant une vision translucide des figures. La pellicule ou l’enveloppe de la forme-coquille comme peau diaphane chez Hogarth pourrait en effet être rapprochée des « media diaphana » (« transparent media »). Dans cette perspective, les lignes constituant cette coque transparente, ce tissu, peuvent être appréhendées comme intermédiaire, médium. Hogarth recourt d’ailleurs à la formule « below the medium of grace » à propos de la ligne serpentine exprimée quand elle ne représente pas un mouvement au repos, comble du mouvement gracieux (chap. XVI « Of Attitude », traduit par « au-dessous du terme moyen de la grâce », p. 228), mais l’expression « medium of grace » peut aussi s’appréhender pleinement pour caractériser la ligne serpentine. La ligne, qu’elle soit serpentine, en escargot, ou quelconque, constitue en effet un des paradigmes du médium appréhendé encore par Paul Klee dont Eisenstein cite ses Esquisses pédagogiques (Pädagogisches Skizzenbuch, 1925)76. Chez Klee, c’est la dimension intermédiaire, ligne intermédiaire qui n’est cependant ni une ligne ni une surface mais un certain milieu (medial arca), qui permet le passage dynamique de la ligne active à la ligne passive et réciproquement, système modélisé par un schéma en forme de 77.

30Dans Le Miroir (1974) de Tarkovski, un plan de « nature morte » présente une pellicule enroulée en spirale dans un vase rempli d’eau (fig. 8) : ce plan serait à même de rendre compte de l’analogie entre l’hélice spiralée de l’escargot et la bobine filmique – le film comme spirale ou coquille pour Eisenstein, les « fragments de pellicule roulés en boule tels des serpents78 » –, comme de l’escargot mental au sein d’une boîte crânienne, et, enfin, de la transparence du médium relativement au vase.

Cinétisme protoplasmique de l’escargot : dynamisme, suture, viscosité, ralenti, régression

31Si la métaphore de l’escargot pour appréhender le médium cinématographique, mais aussi le médium au sens générique et élargi, s’est révélée opératoire, au même titre qu’Eisenstein pouvait énoncer qu’« on s’aperçoit que la très innocente, à première vue métaphore verbale de “noeud de l’intrigue” est rigoureusement exacte dans toutes ses acceptions79 », il s’agit désormais de considérer le « cinétisme protoplasmique » de l’escargot, c’est-à-dire la spécificité mouvante et informe du corps de l’escargot, à même de représenter le corps du cinéma : celui-ci est à la fois caractérisé par un état plasmatique indifférencié, et par une image essentiellement dynamique relativement à sa coquille.

32Valéry a consacré un texte à la coquille en 1937, comme il a ponctuellement appréhendé dans son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1894) le motif des coquilles des animaux et des « tourbillons figés des coquilles80 », motif en effet léonardien : l’escargot constitue un objet de fascination pour Léonard de Vinci qui a appréhendé dans son architecture naturelle des charnières, des sutures81, et une « ombilication82 » entre le corps et la coquille. Bachelard voit précisément dans la coquille une « image dynamique83 », une mise en mouvement d’immobilités a-t-on dit, et la double nature du corps de l’escargot animé/inanimé en rend compte. L’escargot serait ainsi à même de représenter une figure en mouvement mais aussi une figure montée, caractérisant les procédés essentiels du cinéma, auquel s’ajoute le procédé du défilement (la perte de la bave qui lui sert à se mouvoir, analogique de la colle de montage comme nous l’avons remarqué).

33Au-delà de ses textes polémiques sur « La conquête de l’ubiquité » (1928) ou sur le « Cinématographe » (1944) comme « rêve artificiel », la pensée de Valéry demanderait à être réévaluée à l’aune de la pensée du cinéma. Eisenstein a lu son texte sur Degas (Degas Danse Dessin, 1938) qu’il cite dans « P-R-K-F-V » (1942), et Tarkovski a aussi lu de son côté cet ouvrage, comme celui consacré à Vinci, entre autres. Chez ce dernier, on peut supposer que cet intérêt est en partie lié à Eisenstein, dont Léonard constitue un modèle, lequel cite à de nombreuses reprises Vinci comme Degas.

34Concernant la réception cinétique valéryenne par exemple, le texte de Valéry consacré à la coquille en 1937 a pu être appréhendé cinématographiquement : « – pour user d’une approximation qui n’est certainement pas sans raison – comme un ralenti mental […], de même que le ralenti cinématographique donne à voir… le temps, de même, aimerait-on dire, l’allure, le pas même de la réflexion retenu par Valéry donne à voir… le penser84 ».

35Sur les liens entre coquille, ralenti et pensée, Tarkovski prend l’exemple, pour parler de la façon dont l’atmosphère se condense à l’écran dans une texture visuelle particulière (c’est le sens du terme « sreda » précisément), d’un mur constitué de coquillages pour rendre compte de son cinétisme mental et de son caractère essentiellement poétique :

Let’s say a man is walking along a white wall covered in shells; the shape of the stones, the character of the cracks and the rustle of ancient seas that is condensed in their silence creates a chain of ideas, associations, a single part of the characterization. Another part appears when we take the opposite point of view and the hero is shown moving against the background of the dark-blue sea and black, arythmically arranged pyramidal trees. He changes the angle of his head, arguing with the thoughts he has just had. In other words, we are movingnot along a rational and logical path, where words and actions can immediately be judged, but along a poetic path85.

36Si Valéry et Tarkovski peuvent connaître des affinités de pensée – et Tarkovski le cite à plusieurs reprises, même s’il ne s’agit pas du texte de Valéry sur la coquille –, Éric Thouvenel a pu montrer celles entre Bachelard et Epstein86. Nous nous intéressons pour notre part au texte de Bachelard consacré également à « La coquille » vingt ans après Valéry, inséré dans La Poétique de l’espace (1957). Epstein, lecteur de La Dialectique de la durée (1936) et des Intuitions atomistiques (1941), et décédé en 1953, n’a pas pu connaître cet ouvrage de Bachelard où la référence au cinéma est ponctuellement convoquée avec l’exemple de l’escargot et de l’accéléré :

Quand, au cinéma, on accélère la floraison d’une fleur, on a une sublime image de l’offrande. On dirait que la fleur qui s’ouvre alors sans lenteur, sans réticence, a le sens du don, qu’elle est un don du monde. Si le cinéma nous présentait une accélération de l’escargot sortant de sa coquille, d’un escargot poussant très vite ses cornes contre le ciel, quelle agression ! Quelles cornes agressives ! La peur bloquerait toute curiosité. Le complexe peur-curiosité serait écartelé87.

37Significativement cependant, Bachelard intéresse Epstein relativement à la question d’une « intelligence cinématique » développée dans Les Intuitions atomistiques88 qu’Epstein dans ses « Notes sur les Intuitions atomistiques » commente ainsi : « Mais il y a une intelligence cinématique (et une expérience des états visqueux, liquides) à côté de l’intelligence géométrique à laquelle Bergson accorde la suprématie89 ». Cela rejoint la description du monde de l’écran « à volonté agrandi et rapetissé, accéléré et ralenti » par Epstein comme relevant du « domaine par excellence du malléable, du visqueux, du liquide » dans « Le Cinéma du Diable » (1947)90. Cette intelligence cinématique pourrait être rapprochée de l’intelligence hermaphrodite forgée par Epstein, celle d’une intelligence escargotique du cinématographe.

38Pour ce dernier, le ralenti a ici un rôle particulier à jouer, précisément du côté de l’escargot que Bachelard présente au moyen de l’accéléré, soit à contre-emploi relativement à la lenteur de l’animal. Ainsi que l’exprime Thouvenel, « comme Epstein, Bachelard voyait lui aussi dans la lenteur un mouvement positif et croissant, et non une sorte de vitesse contrariée. Le ralentissement se voit affecté chez eux d’une valeur positive – sorte d’actif du neutre dans les termes de Barthes –, et permet de mettre en exergue des phénomènes profondément matérialistes puisque, pour Epstein cette fois, le ralenti cinématographique fait glisser l’image du terrain des formes à celui de la matière pure, du liquide au solide, via ces états éminemment cinématographiques que sont pour lui la fluidité, l’écoulement, la viscosité, voire la congélation91 ». Il faudrait ici parler d’un devenir-escargot du cinéma avec le ralenti, le glissement d’état de l’image, à la manière de Deleuze et Guattari qui, dans Mille plateaux,parlaient à propos du personnage de Travis dans Taxi driver de Scorsese d’un devenir-crabe associé à une question de vitesse : il « marche “comme” un crabe ; mais il ne s’agit pas d’imiter le crabe ; il s’agit de composer avec l’image, avec la vitesse de l’image, quelque chose qui a affaire avec le crabe92 ». Le ralenti, correspondant à une augmentation de la cadence normale à la prise de vues, projeté à un rythme normal, semble par ailleurs s’indexer sur le regard de l’escargot (biologiquement) qui connaît certes un faible nombre d’images par seconde, néanmoins supérieur au regard humain93.

39Enfin, les affinités entre escargot mental ou coquille, image dynamique, état visqueux et ralenti, peuvent être rapprochées des développements d’Eisenstein à propos du protoplasme ou retour dans le sein maternel, contemporains de ses réflexions sur la « plasmaticité » du « dessin mobile » de Walt Disney (textes écrits entre 1941 et 1946 principalement appartenant au projet Méthode) où il prend ponctuellement l’exemple d’« un mollusque sphérique qui vogue librement dans le liquide et qui tombe au fond94 » (fig. 9), forme de figure flottante. Le corps à l’état indifférencié de l’escargot, état plasmatique, est en effet bien à même de rendre compte du caractère plasmatique du médium cinématographique, et même de sa protoplasmaticité dans les termes d’Eisenstein qu’il associe à un retour dans le sein (ou plutôt l’utérus) maternel, état de flottement dans l’élément liquide. C’est d’une certaine manière là où achève Raymond Bellour sa traversée de l’animalité au cinéma, en convoquant à partir de Café Lumière (2003) de Hou Hsiao-hsien la notion d’« animal-enfant95 », d’un « corps à la fois lové et développé », énonçant qu’« on a le sentiment de toucher le cœur du cinéma »96. Ainsi, Eisenstein, dans un dessin qu’il réalise appartenant au cycle consacré à « l’extase » en 1932, inscrit un fœtus (relevons que le terme russe générique pour désigner le petit enfant est un terme neutre, « ditia », mais Eisenstein semble plutôt recourir au terme masculin « utrobnogo mladenca » pour désigner le foetus97) au centre d’un cercle, lui-même inscrit dans un carré (fig. 10)98, dont la dynamique est à la fois centripète (le fœtus au sein du cercle) et centrifuge, ex-tatique (la forme du « X »). Cette dynamique « regress-progress » ainsi modélisée semble être à même de représenter le « carré dynamique » selon Eisenstein, l’écran cinématographique. Avec l’escargot plasmatique, on toucherait donc à l’essence du cinéma, protoplasmique, régressive dans les termes d’Eisenstein99, un cinéma à son stade ornemental, son berceau. Le terme d’« ornement » est convoqué en contexte lorsqu’est citée la référence au mollusque sphérique. C’est de même qu’il faut appréhender, par exemple, une planche d’escargots, présentée dans l’édition commentée par Léon Moussinac – ami et commentateur d’Eisenstein – en 1924 sur les papiers peints100. Précisément, Eisenstein considère l’ornement (le papier peint en relève) comme le berceau du cinéma, son stade régressif101.

Réversibilité temporelle, temps scellé

40Enfin, il semble significatif que la pensée du temps au cinéma, chez Epstein notamment mais aussi chez Tarkovski, soit associée à la notion de réversibilité, temps cinématographique qualifié d’« anti-univers à temps contraire102 », soit essentiellement comme une anthropologie à contretemps, un temps saisi et enregistré qu’il nous est donné de pouvoir (re)voir, (re)vivre.

41La séquence du rêve du Stalker relève d’un temps psychique, onirique, éprouvé par le Stalker qui est un « suspens du temps »– dont Barthes fait encore « une définition du Neutre lui-même103 »(relevons que le terme russe désignant génériquement le temps est un terme neutre, « vremia »). L’appréhension au cinéma du temps comme réversible, tel qu’il est notamment donné dans la conscience, est ce que Tarkovski appelle la réversibilité dans son sens éthique associé à un mouvement régressif : « Nous remontons le temps par la conscience. La cause et l’effet sont alors, au niveau moral, inversés. Et l’homme retourne en ce sens dans son passé104 ». C’est la raison pour laquelle il peut énoncer : « Je suis convaincu que le Temps est réversible. En tout cas qu’il ne se déroule pas en ligne droite105 ». Aussi peut-on considérer, chez Tarkovski comme chez Epstein, par le recours ponctuel à la figure de l’escargot ainsi qu’à une pensée de la réversibilité du temps cinématographique chez eux, véritable recherche du temps perdu pour Tarkovski qu’il relie à Proust106, un point de rencontre, pouvant faire de l’escargot le paradigme même de celle-ci. Le cinéma est essentiellement « nostalgique » pour Tarkovski, tourné vers le passé « comme par un cordon ombilical »107, d’où l’importance de l’enfance dans son cinéma notamment.

42On pourra rapprocher cela de Robert Smithson, qui, à propos de Spiral Jetty (1970), œuvre de Land Art dont il a fait un film, à une époque contemporaine de l’océan-cerveau protoplasmique du Solaris (1972) de Tarkovski, associe mouvement spiralaire, référence au protoplasme et régression temporelle, et fait de la spirale la définition même du film108.

43La forme spirale de l’escargot constitue bien l’image d’un « temps scellé », selon la formule traduite en français de l’ouvrage théorique de Tarkovski, par sa coquille. Image d’un temps fixé dans une matière, c’est encore celle d’un « temps remonté et récupéré », si l’on considère sa spirale involutive, comme l’exprimait Jacques Petit, glosant les propos de Claudel sur la conque de l’escargot109.

44La spécificité du cinéma comme temps scellé est cependant de présenter ce temps saisi en mouvement : aussi, la notion de Leitfossil chez Aby Warburg, fossile caractéristiquequi n’est pas un fossile au sens trivial, mais un fossile du mouvement, un fossile en mouvement110, soit un « fossile minéralisé avec l’énergie vitale du mouvement111 », et dont « la trace d’un corps mollusque112 » constitue un exemplum, semble-t-elle à même de caractériser littéralement le cinéma sur le modèle du corps de l’escargot et de sa coquille. Le Nautilus Pompilius est d’ailleurs un « fossile vivant ». Cela peut être rapproché des formules de Bazin (« momie du changement ») ou d’Eisenstein (« momification dynamique ») pour qualifier le cinéma. Relevons à ce titre que Pollet filme, en plus des escargots mentionnés, des corps fossiles à la fin de Dieu sait quoi.

45Cependant, la conception d’un temps réversible et récupéré renvoie à une conception générale du temps qui est celle de Tarkovski (Eisenstein n’apprécie d’ailleurs pas Proust comme il peut l’exprimer dans ses Mémoires) ; la pensée d’Eisenstein relativement au protoplasme est effectivement du côté d’une régression, celle de l’enroulement placentaire, de la nostalgie et d’un retour en arrière vers une nature primitive, mais qui est dialectisée par une pensée du choc et du conflit, soit par un double mouvement, une spirale involutive et évolutive. Ainsi, lorsqu’il prend l’exemple des dessins de Degas – qu’il modélise par des spirales –, lesquels sont à la fois caractérisés par une dynamique régressive (« ramper en soi-même – tourné à l’intérieur »), produisant un effet d’absorbement du spectateur dans l’image par un système de cercles concentriques, et une dynamique progressive (« lasso qui entraîne “le spectateur hors cadre” »)113.

46Si l’on trouve par exemple la référence à une forme de neutralisation chez Tarkovski114, les références à celle-ci chez Eisenstein rendent compte d’un parti-pris inverse. Il prend d’ailleurs au sein du texte « Organicità e “immaginità” » l’exemple de la neutralisation d’un élément dynamique (« neutralizzare l’elemento dinamico ») au sein d’un extrait exprimant le passage d’une symétrie dynamique à une symétrie statique comme une simplification vulgaire. C’est un exemple négatif chez lui avec le modèle de Janus bifrons comme simplification du modèle de l’unité dans l’opposition. C’est ce modèle qui est un principe dynamique fossilisé (le terme « fossilizzato » est utilisé), et qui renaît, est dynamisé par la conception dialectique de l’unité dans l’opposition, dont l’exemple qu’il prend est la spirale (ou ligne serpentine) chez Léonard de Vinci115.

47C’est la raison pour laquelle le modèle de l’ouroboros n’est pas pertinent pour lui, lorsqu’il convoque une « ligne de développement artistique refermée sur elle-même, tel un serpent qui se mord la queue et enferme en lui les tendances de développement de toutes parts opposées au capitalisme116 », mais davantage le vers Syllis prolifera, constitué d’organismes à la fois indépendants et inséparables117, ou le serpent, qui comme la ligne serpentine, associée à la spirale, constitue pour lui le diagramme des processus essentiels de la formation et du mouvement de l’ordre naturel et social, expression d’un passage dialectique118. C’est encore le vol des oiseaux qui constitue un modèle appréhendé dans sa continuité avec le modèle du serpent et de la spirale (le mouvement hélicoïdal lui permettant de voler), vol qu’il faut en effet relier aux notions de ligne serpentine, de fugue musicale, qu’Eisenstein rattache précisément au terme « flight119 ». Le cinéma serait un « vautour d’acier » qu’il convoque à la fin de « Rêve de vol plané » (1946), « non comme une copie de la nature vivante, mais comme l’accomplissement du principe même du vol réalisé par de nouveaux moyens qui soient ceux d’une qualité nouvelle120 ». En d’autres termes, le neutre n’est qu’un état originel, utopique, pour Eisenstein précédant la différenciation, à la manière du communisme primitif121, et figuré par le protoplasme, le mollusque ou l’amibe. C’est le stade du ciné-mollusque comme nous avons cherché à le montrer, et dont le cinéma de Tarkovski avec l’océan-cerveau protoplasmique de Solaris rend compte par exemple.

48Avec la figure de l’escargot, nous sommes certes bien en présence d’une conception anthropologique essentielle du cinéma, mais aussi d’une conception régressive, négative, passive122. Le cinéma de Tarkovski123 exprime par cette voie les caractéristiques du neutre, d’un temps étendu, suspendu, ralenti et scellé, et de la conjuration de la perte, au risque de la perte même du cinéma : selon la formule d’Edgar Morin, « la perte de mouvement est au sens vital la perte de souffle du cinéma124 ». C’est une dialectique paradoxale qu’on dira indialectique125, à l’inverse d’une dialectique active, extatique. C’est en effet du côté du gratuit, de la « pure perte » dans les termes de Carlo Ossola, que Tarkovski plaçait la création artistique :

L’Orient était plus proche de la vérité que l’Occident. Mais la civilisation occidentale a englouti l’Orient avec ses prétentions matérielles. […] En dernière confidence : l’humanité n’a jamais rien créé de désintéressé, si ce n’est l’image artistique. Et peut-être toute l’activité humaine trouve son sens dans la création d’œuvres d’art, dans l’acte créateur absurde et gratuit 126.  

49Significativement, dans Stalker, en amont de la séquence à l’escargot, le personnage de l’Écrivain énonce un propos similaire : la raison d’existence de l’humanité est la création d’œuvres d’art, d’images véritables (c’est le terme « obraz »qui est utilisé et qui a une antériorité dans la théorie du film d’Eisenstein) à caractère désintéressé127. C’est tout l’enjeu de l’image cinématographique (selon le terme de kinoobraz qu’il utilise) pour Tarkovski relativement à Eisenstein notamment : ce sont deux voies cinématographiques qui s’expriment, deux voies anthropologiques, l’une indialectique, neutre, passive, l’autre dialectique mais figurées par le même schème, la ligne serpentine ou ligne en escargot ou spirale.


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50Si le cinéma bave d’âme, qu’il est visqueux et lacrymal, selon les expressions d’Edgar Morin et que son âme est à la frontière d’une nature fluide, mousseuse, nébuleuse, gazeuse ou aqueuse128, on a souhaité montrer que la métaphore du ciné-mollusque était opérante. Edgar Morin convoque à ce titre la figure de la méduse pour l’âme du cinéma ou celle de l’araignée pour la caméra129 – l’araignée et la coquille sont associées dans la pensée valéryenne notamment130, et Valéry convoque la figure de la méduse qu’il voit à l’écran dans Degas Danse Dessin.

51Morin, qui cite ponctuellement Epstein ou Isou dans Le Cinéma ou l’homme imaginaire (1956), a recours à plusieurs reprises au terme de « sécrétion », exprimant que le cinéma insuffle aux objets des puissances dynamogènes (Bachelard) qui secrètent l’impression de vie, étendant encore la notion à l’imaginaire propre au cinéma, « comme sécrétion placentaire qui nous enveloppe et nous nourrit131 ». Ainsi, le cœur du cinéma peut bien être le corps de l’escargot, « that trembling delicate and snail-horn perception of beauty132 » selon la formule de John Keats, laquelle perception attend d’être actualisée par l’homme, cet animal qui va au cinéma, selon l’expression de Giorgio Agamben133, devant se faire non pas mollusque, comme le raillait le critique Lionel Landry134, mais « escargot sympathique ». Ainsi, Deleuze exprimant avec fantaisie : « l’escargot, c’est un hermaphrodite, oui, mais virtuel. Pourtant, c’est réel, mais c’est pas actuel. C’est réel : il a les deux sexes. Mais ce n’est pas actuel. Ça ne peut s’actualiser que si ça passe par la relation avec un autre escargot135 ». Morin évoquait la « vision psychologique » du spectateur comme étant conduite par « un œil qui se détacherait du corps, pédonculé, baladeur, circulant hors de son point d’attache et toutefois relié à lui136 ».