Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Introduction
Fabula-LhT n° 29
Manuels et modes d'emploi : comment la littérature dispose à l'action
Adrien Chassain, Éléonore Devevey et Estelle Mouton-Rovira

Introduction : pour une poétique de l’incitation

Introduction: for a poetics of incentive

1« Adolescent, je croyais que La Vie mode d’emploi m’aiderait à vivre, et Suicide mode d’emploi à mourir. » (Levé, 2005, p. 7) Qui n’a pas, comme Édouard Levé, cherché dans la littérature un discours à même d’accompagner la conduite de sa vie, de guider un acte – ou simplement rêvé d’un texte qui lui dise comment faire ? Un tel désir, loin d’être réservé à la lecture adolescente, engage à faire des prolongements de l’œuvre dans la vie une question concrète, où l’aptitude des formes littéraires à induire l’action rencontre les manières dont lecteurs et lectrices font effectivement usage des textes.

2Considérer la littérature comme une forme d’action ramène à des enjeux déjà bien connus, notamment dans la perspective d’une conception engagée du fait littéraire ou d’une approche anthropologique de l’écriture1. De même, la question des effets (cognitifs, affectifs, existentiels voire thérapeutiques) de la littérature a nourri la réflexion théorique sur les usages possibles des textes littéraires2. La manière, en revanche, dont ceux-ci orientent, sinon programment l’action et envisagent leurs propres virtualités pratiques est encore largement à explorer. Si l’on a de bonnes raisons de considérer la littérature comme un faire3, que sait-on au juste de son aptitude à faire faire ?

3Afin d’engager un tel questionnement, ce dossier prête attention à certaines configurations énonciatives qui induisent ou suscitent une action de la part des destinataires. Rassemblés ici sous l’enseigne du manuel et du mode d’emploi, ces discours prescriptifs invitent en effet à interroger la valeur conative (Jakobson, [1960] 1963) de tels énoncés ainsi que leur force illocutoire et leur portée perlocutoire (Austin, [1962] 1991) – que ces dernières soient atténuées ou, au contraire, aiguisées par la saisie littéraire de ces discours de la pratique. En partant d’une famille de formes qui tout à la fois déterminent la poétique des textes et orientent leur dispositif énonciatif, l’enjeu de ce numéro est de réfléchir aux gestes, aux conduites, aux projets que les textes littéraires esquissent et suggèrent, ainsi qu’à la façon dont ils pensent cette ambition d’induire, d’infléchir ou de suspendre les actes de celles et ceux qui les lisent.

Des « discours programmateurs » en régime littéraire : formes prescriptives, esquisses pratiques

4En linguistique, la classe des « discours programmateurs » (Greimas [1979] 1983)4 regroupe une grande gamme de genres discursifs, du vade-mecum au tutoriel. Prototypiques, à cet égard, sont le mode d’emploi, qui guide l’utilisation d’un artefact, et le manuel, qui encadre un apprentissage. Et si ces genres présentent des séquences descriptives qui « disent de faire et comment faire » (Adam, 2001), d’autres, comme le guide de voyage ou l’horoscope, certaines rubriques de magazines ou encore les ouvrages de développement personnel associent consignes et conseils, élargissant le registre formel de la prescription et de la programmation. Considérer ces formes incitatrices dans leur diversité engage à s’arrêter sur les nuances de la prescription, du mot d’ordre à la suggestion oblique, du plus explicitement prescriptif au plus subtilement transformateur. De ces différents discours d’incitation à l’action, Jean-Michel Adam souligne néanmoins l’« homogénéité pragmatico-sémantique ». Il s’agit en effet de formes dont le prédicat est tourné vers l’action, où « le sujet de l’énonciation est souvent effacé » et où « la place du destinataire est posée, mais reste vacante, […] destinée à être occupée par le lecteur lui-même, appelé à devenir sujet agent » (Adam, [1992] 2001, p. 262).

5Ces caractéristiques communes aux discours prescripteurs pourraient bien les éloigner du périmètre de la littérature, que la modernité associe à un imaginaire de l’intransitivité et à l’exercice sans cesse relancé de l’herméneutique. Car là où « les récits produisent un sens qui reste toujours à interpréter, les textes d’incitation à l’action doivent seulement être compris. Ils assistent, facilitent et guident la réalisation d’une tâche déproblématisée par la notice et les instructions procédurales, le tout se déroulant dans une temporalité linéaire, simplifiée » (Adam, [1992] 2001, p. 264). Se pencher sur l’emploi de ces discours dans un cadre littéraire amène à fragiliser une telle opposition. Si le texte littéraire peut se faire espace de conseil, voire vecteur d’injonction, aussi bien que désamorcer, ironiser ces discours de la pratique qu’il s’approprie et interroge, il est aussi capable, dans le même mouvement, de les soumettre à une forme d’estrangement (Ginzburg, 2001) propre à dénaturaliser, à transformer nos manières de les apprécier et d’en faire usage.

6Par leurs traits formels (verbes à l’impératif ou à l’infinitif, détail des gestes décrivant l’action à réaliser, forme de la liste, schémas, etc.) et surtout par leur finalité déterminée, le mode d’emploi, ou ses variantes proches comme la recette ou la consigne, peuvent tout particulièrement apparaître comme des repoussoirs du littéraire. Destiné à transmettre un savoir-faire technique et à organiser un processus d’actions5, le mode d’emploi a vocation à énoncer un protocole simple en vue d’un résultat clair. En contexte littéraire, à l’inverse, l’emploi de cette locution – popularisée par La Vie mode d’emploi de Georges Perec – et le détournement de cette forme appliqués à des objets immatériels visent souvent à faire ressortir la complexité ou le caractère insaisissable de ces derniers. La recette peut également se prêter à de semblables effets de littérarisation. En 1976, paraît ainsi dans la revue Sorcières une version déroutante de la recette de la soupe aux poireaux, signée Marguerite Duras. Après avoir détaillé les bonnes manières de la préparer et de la consommer, ce texte fait surgir la question de la condition domestique et de l’aliénation qu’elle représente : à la valeur pratique de la recette s’ajoute, immédiatement, une réflexion morale, mise en perspective par son décentrement littéraire. Souvent teintées d’ironie, ces appropriations littéraires interrogent donc, en même temps que le désir de réduction du complexe au simple, l’opportunité des énoncés prescriptifs : prescrire ne suppose-t-il pas de nier la nuance et l’aléa ?

7Quant au manuel, dont l’étymologie rappelle le petit format et renvoie à un usage courant, presque quotidien, il constitue un horizon possible pour rapporter les textes littéraires à leur potentielle valeur pratique, morale ou existentielle. En parodiant un genre mondain qui associe la conscience du rang social et celle du bon usage, le détournement du manuel de savoir-vivre, qu’il soit humoristique, comme le Manuel de savoir-vivre à l’usage des rustres et des malpolis (1981) de Pierre Desproges, ou théâtral, comme les Règles du savoir-vivre dans la société moderne (1995) de Jean-Luc Lagarce, permet d’accuser à la fois sa normativité et la part d’arbitraire inhérente à la vie sociale. De même, le Manuel du parfait aventurier (1920) de Pierre Mac Orlan brosse le portrait humoristique de « l’aventurier passif » qui n’est autre qu’une figure de lecteur·ice – celle ou celui qui, se tenant précisément à distance de l’action et de ses dangers, vit l’expérience romanesque par procuration. Inversement, en réunissant quatre brèves pièces de théâtre sous le titre Petit manuel de guérilla urbaine (1969), Armand Gatti signifie que ses pièces, jouées par des acteurs militants, ne sont pas vouées à rester lettre morte, mais à communiquer à ses spectateur·ices et lecteur·ices un élan séditieux, sinon un programme d’action. Autant dire qu’emprunter au manuel peut être, pour le texte littéraire ou dramatique, l’occasion de s’assumer comme un discours voué à l’usage, désireux de produire des effets tangibles : un discours en quête de transitivité – autant que de refuser cet horizon.

8Cette réversibilité engage des phénomènes de transmission et de réception : à quelles conditions les textes ainsi investis peuvent-ils se lire en manuels ou comme des modes d’emploi ? Quelle que soit leur interprétation littéraire (au-delà de leur compréhension, pour reprendre les termes d’Adam), les formes prescriptives réactivent le souvenir ancien de la rhétorique et d’une « littérature-discours » (Vaillant, 2005) que la modernité avait tenue à distance. Propre au genre délibératif, politique par excellence, la prescription, mais aussi le conseil ou la suggestion invitent à penser le rapport de l’énonciateur à ses destinataires en termes d’efficacité. Pour autant, le texte n’agit jamais seul et ses modes d’action se pensent aussi au prisme des interactions sociales, économiques, politiques, institutionnelles qui le déterminent et délimitent son public comme sa diffusion : l’applicabilité des formes prescriptives, la puissance d’agir de la littérature, sont alors indexées aux médiations sociales et aux opérations éditoriales qu’impliquent les gestes de la publication (Bomsel, 2013).

Usages pratiques des textes et (trans-)historicité du littéraire

9Soumettre à un regard poéticien les enjeux prescriptifs du texte littéraire permet alors de rejoindre, depuis un angle spécifique, la question plus large des textes didactiques et, par suite, celle de la valeur éthique ou morale des textes littéraires, de leur effort pour orienter ou guider la conduite de la vie. Il ne s’agit pas, pour autant, de retracer une tradition eudémoniste portée par la littérature, mais plutôt de remettre en perspective les dimensions normatives ou émancipatrices de ces conduites et d’interroger les conceptions du fait littéraire qui y sont associées. Tel est donc le fil rouge de ce dossier : interroger, d’une part, la manière dont le texte accueille des formes incitatrices hétérogènes ; examiner, d’autre part, la propension des textes littéraires à programmer ou infléchir l’action de leurs destinataires.

10Ce dossier, il faut le dire, a été conçu en réponse à des formes contemporaines de discours prescripteurs, à l’heure où l’omniprésence de la notion de bien-être, touchant à tous les domaines de l’existence, a suscité l’essor d’un genre spécifique de textes pratiques, celui du manuel de développement personnel6, et où les modalités du partage collectif des expériences singulières excèdent de beaucoup la seule sphère littéraire. En témoignent, par exemple, les pratiques d’exposition de soi caractéristiques des réseaux sociaux, qui invitent à repenser à ce prisme les questions de l’exemplarité et du conseil, ou encore les tutoriels, qui font des plateformes de vidéos un espace de transmission de savoir-faire. De la tradition de la sagesse antique et du conseil qu’elle prodigue, dont les Lettres de Sénèque et autres protreptiques donnent exemple, au manuel de développement personnel centré sur le sujet et son individualité, en passant par le miroir du prince médiéval et renaissant, puis par le traité de civilité d’Ancien Régime tourné vers les formes collectives de la vie en société, une histoire longue se dessine, à l’égard de laquelle situer toute une gamme d’interventions et d’usages de la littérature. Le séminaire de Barthes intitulé Comment vivre ensemble (1976-1977) constitue à cet égard un cas révélateur, Barthes s’y attachant à la pensée littéraire de la sociabilité, mais en interrogeant surtout les façons dont l’individu peut se préserver des contraintes du collectif. Pour ce qui est du versant technique des discours programmateurs, la spécialisation disciplinaire et la vulgarisation conjointes dont ils font plus particulièrement l’objet depuis le xviiie siècle ont bientôt trouvé leur pendant dans la figure de l’amateur, dont la littérature moderne raille ou célèbre les ambitions : de la satire des Manuels Roret (1822-1939) et des échecs successifs de leurs applications dans Bouvard et Pécuchet de Flaubert aux tutoriels numériques contemporains, dont s’empare par exemple François Bon à l’heure du « sacre de l’amateur » (Flichy, 2010).

11Une telle approche des formes de la prescription comme des usages des textes invite à prendre en compte les inflexions du prestige social et de l’autorité de la littérature dans le temps, donnant à voir autant de reconfigurations du partage des discours que de redéfinitions du littéraire. Sous des modalités diverses, la circulation des genres prescripteurs donne l’occasion de réfléchir aux effets de distance ou, au contraire, aux points de contact entre discours littéraires et les différentes formes d’incitation à l’action. De tous ces genres, il s’agit alors moins de refaire l’histoire ou d’affiner la typologie, que de saisir la façon dont les formes prescriptives se mêlent aux discours lettrés et d’observer comment certaines caractéristiques de leurs canevas et de leur puissance illocutoire y travaillent. Ce faisant, c’est la capacité de la littérature à intervenir dans l’espace social qui se trouve considérée, et ce malgré le constat moderne de son autonomisation, lui-même remis en cause à l’époque contemporaine (Gefen, 2017 et 2021).

12Par l’arc temporel large qu’il dessine, de l’Antiquité à nos jours, ce dossier se veut donc une invitation à réévaluer le récit conduisant de l’inscription évidente et heureuse des discours incitateurs dans l’activité lettrée des siècles anciens (réputée associée à une transitivité morale, édifiante ou didactique) à leur éviction ou mise en soupçon par une littérature moderne autonomisée, jusqu’à leur retour en grâce contemporain, sous le signe d’un « tournant pragmatique » qui marquerait le regain d’intérêt des écrivain·es pour les affaires mondaines. De telles dynamiques historiques sont éprouvées et souvent révisées par les contributions de ce dossier, qui réfléchissent aux usages pratiques que les textes suscitent au moment de leur première publication aussi bien que pour un lectorat ultérieur. Il en va là de logiques d’« actualisation » (Citton, [2007] 2017) et d’anachronisme (voir par exemple Guidée, 2011) qui rendent sensible le caractère transhistorique du fait (et du faire) littéraire7 et qui incitent à écrire une autre histoire de la littérature, déjouant notamment les alternatives entre transitivité et intransitivité, autonomie et hétéronomie.

Écrire, faire écrire

13À ces alternatives qu’il s’agit de mettre à distance, on peut ajouter celle de l’inspiration et de la technique, qui conditionne la possibilité et la légitimité de soumettre l’écriture elle-même à des formes prescriptives ou incitatrices. Que l’écriture puisse faire l’objet de conseils et de consignes, voire de règles, voilà qui ramène à une culture rhétorique et poéticienne dont les traités d’Aristote et la tradition des arts poétiques donnent l’exemple. De cette culture, le dossier montre parmi d’autres travaux récents8 qu’un certain renouveau s’observe aujourd’hui dans la multiplication des manuels d’écriture, des ateliers et des masters de création littéraire, lesquels ont effectivement en commun de concevoir la littérature comme une activité susceptible d’être enseignée. Naguère réduites à des pratiques hors champ ou à des genres réputés mineurs, ces discours (et institutions) de la formation et du conseil ont, au cours de la décennie 2010, gagné en prestige dans le champ contemporain, où ils agissent comme des antichambres de la publication et des facteurs de professionnalisation et de légitimation. Pour autant, le genre moderne du manifeste – déjà bien documenté9 et dont il est très peu question ici – montre qu’il n’est point besoin d’une culture rhétorique pour soumettre la littérature à des mots d’ordre, tandis que, réciproquement, les manuels et enseignements évoqués à l’instant sont bien loin de réduire l’écriture à des techniques qu’il suffirait d’acquérir et de reconduire. À preuve la réédition du manuel de François Bon, Tous les mots sont adultes ([2005] 2020), la récente publication chez P.O.L des Ateliers d’écriture de Martin Winckler (2020) ou celle des Exercices de poésie pratique de François Matton (2017), ces formes prescriptives sont elles-mêmes engagées dans des dynamiques de littérarisation. Elles voisinent, ce faisant, une variété réflexive ou auto-prescriptive de ces formes, reconnaissable dans les journaux d’écrivain·es aussi bien que dans les œuvres qui, provisoirement ou non, se réduisent à leur énoncé générateur, comme Œuvres (2002) de l’artiste conceptuel et écrivain Édouard Levé, ou dans celles qui exhibent leurs propres consignes et revendiquent le statut de didascalies ou de « partition » programmant une performance10.

Présentation du sommaire

14Les articles du dossier sont ici réunis en fonction des différents champs d’action visés par l’opération de prescription. Trois massifs se dessinent : l’aptitude des différents genres littéraires à modeler la conduite de la vie ; les conseils d’écriture, appréhendés dans leur diversité formelle ; les manières de lire, enfin, qui actualisent et poursuivent l’invite des textes à l’action.

Comment vivre

15Le premier ensemble d’articles envisage tout particulièrement les liens entre les textes et la conduite, sur le plan pratique de la vie morale. Hélène Merlin-Kajman interroge ainsi la valeur prescriptive de trois manuels de civilités et recueils de maximes du xviie siècle, afin de décliner les points d’articulation possibles entre littérature et action. L’Oráculo manual (1647) de Balthasar Gracián, les Maximes (1665 – 1678) de La Rochefoucauld et le Nouveau traité de la civilité (1671) de Courtin invitent en effet leurs lecteur·ices à ajuster leurs actes aux exigences vertueuses qu’ils dispensent. Pour autant, les trois ouvrages ne sont pas réductibles à ce seul projet : le texte de Gracián, par son style, met en question les structures et les conventions sociales ou politiques au nom desquelles il oriente l’action ; les Maximes semblent précisément désamorcer la portée pragmatique de la prescription, au profit d’interprétations réversibles ; le traité de Courtin, enfin, peut-être le plus explicitement prescripteur, renvoie plus directement aux conduites à infléchir ou à ménager. Ce parcours propose ainsi une pensée de l’action littéraire, telle que les textes la suscitent, et interroge la part formelle, ou stylistique, de ces enjeux pratiques. La façon la plus « littéraire » d’articuler style et action, celle de La Rochefoucauld, qui est aussi la plus déceptive, engage « une vie du style qui médiatiserait le rapport à la vie, à l’action, sans la programmer » (Merlin-Kajman, 2023, § 98).

16Tout l’enjeu est en effet de nouer ensemble une vision pragmatique du texte littéraire et une approche critique qui prenne en compte sa dimension formelle. Les contributions de Lionel Piettre et de Laurence Sieuzac interrogent pour leur part les liens entre roman et sagesse, en examinant tous deux des cas de conjonction entre discours moral et discours médical, qui prend en charge le corps et le soin à lui apporter. Lionel Piettre propose de lire les romans de la geste pantagruéline « comme des romans de conseil, au sens que la Renaissance accordait à ce mot : conseiller, c’est inviter l’autre (ici le lecteur) à délibérer en vue d’agir » (2023, § 2). En proposant une analyse contrastive du personnel des romans, l’article met ainsi au jour une mètis rabelaisienne, l’aptitude à se tirer d’affaire, tout en faisant preuve de prudence. Il s’agit en effet pour Rabelais, attaché aux savoirs pratiques, à commencer par la médecine, mais expert aussi en l’art de la guerre, de « former […] une intelligence pratique et, surtout, de montrer les voies à suivre pour cultiver une telle intelligence » (§ 4). Proposant une lecture d’Abdeker, ou l’art de conserver la beauté (1754), d’Antoine Le Camus, Laurence Sieuzac montre pour sa part comment ce roman, « brouill[ant] les frontières entre la littérature et la science, la fiction et le traité, la médecine et la cosmétologie » (2023, § 3), distille des conseils d’hygiène et de beauté. Sous les dehors du manuel de beauté – dont certaines « recettes » semblent, sinon applicables, du moins réalistes pour l’époque – le récit apparaît « comme un traité moral dont la visée est cathartique aux sens médical et littéraire » (§ 21). Suivant un procédé d’inversion du regard, le manuel se fait anti-manuel et utilise l’univers du roman de sérail pour produire un discours satirique sur le souci de l’apparence. La perspective, à la fois pratique et métaphysique, met en question tout à la fois l’applicabilité des recettes proposées et « le sérieux scientifique des manuels de beauté » (§ 21), afin d’inviter à une réflexion morale ainsi qu’à une méditation sur le passage du temps et sur l’impermanence de la vie matérielle.

17De tels rapprochement entre univers romanesque et valeur pratique s’inscrivent dans une histoire longue de la littérature, où le comique est le masque du « sérieux » et où la facétie recèle, en réalité, un discours de sagesse dont les lecteur·ices peuvent s’emparer, selon la logique exposée dans le « Prologue » de Gargantua (1534). La critique moderne, commentant ces pages romanesques, a pu valoriser des interprétations parodiques ou ironiques et s’attacher aux rouages du texte lui-même plutôt qu’à ses objets – au détriment, parfois, des discours sérieux qui s’y logent. Or, c’est aussi la possibilité d’une lecture littérale qu’il importe de considérer, pour restituer aux discours qui jouent avec les genres prescripteurs leur teneur pragmatique ou, tout au moins, ne pas oblitérer leur force de proposition à cet égard.

18Prendre au sérieux la portée morale et pragmatique du texte littéraire, tel est le pari que relève Raoul Delemazure en allant outre la valeur parodique habituellement attribuée au titre du roman de Georges Perec, La Vie mode d’emploi (1978). Si de nombreux textes perecquiens s’approprient, par leur titre, la phraséologie des discours pratiques de manière surtout ludique (L’Art et la manière de demander une augmentation, Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres, 81 fiches de cuisine à l’usage des débutants, Petit traité incitant à l’art subtil du go…), La Vie mode d’emploi peut pour sa part se lire comme un recueil d’expériences et comme une méditation sur les trajectoires de vie modernes, dans l’espace commun de l’immeuble de la rue Crubellier. Déplaçant l’attention du dispositif formel vers le détail des vies racontées, Raoul Delemazure met en évidence l’hybris des personnages, aux conséquences funestes, et l’exigence morale « d’une déprise de soi et d’une ouverture aux autres » (Delemazure, 2023, § 45). Si Perec n’est pas tout à fait un « conteur » au sens de Walter Benjamin (Benjamin, [1936] 2000), il ménage néanmoins, dans La Vie mode d’emploi, un espace critique où interroger, en romancier, différentes manières de conduire sa vie.

Comment écrire

19L’incitation littéraire à l’action s’exerce également en matière d’écriture, comme nous le soulignions plus haut. Le travail intellectuel et la création littéraire, leurs dimensions techniques comme leurs modalités d’inscription dans l’ordinaire des jours, sont autant d’objets possibles pour les discours d’incitation ou d’auto-prescription. Examinant les « fragments d’un discours (auto-)incitateur » disséminés dans le journal d’André Gide ([1939] 1996, 1997), Jacob Lachat étudie ainsi les règles de conduite que l’écrivain se fixe pour optimiser son activité productive, en mettant au point une discipline de travail, mais aussi les conseils qu’il destine à autrui en la matière, dans un moment historique de développement des manuels de l’« art d’écrire » et en un geste qui lui permet aussi de construire sa propre posture d’écrivain. De sorte que « ses carnets sont bien davantage que des instruments d’incitation à l’écriture : ils constituent une écriture en acte, qui permet de penser les modalités du travail littéraire en même temps qu’elle en est le produit » (Lachat, 2023, § 32). L’article s’affronte aussi au paradoxe gidien de la conciliation entre ascétisme et hédonisme et montre qu’il n’y a pas d’incompatibilité, pour Gide, entre sa conception du plaisir et son exigence de rigueur : le bonheur procède d’abord et avant tout d’un bon emploi de son temps.

20L’incitation à écrire s’observe aussi, de façon plus massive et plus explicitement tournée vers autrui, dans le cadre du manuel d’écriture, dont les études littéraires ont fait jusqu’alors relativement peu de cas. L’article de Vivien Bessières esquisse une histoire des manuels consacrés à l’écriture du roman policier, en soulignant leur dimension genrée. Il met en lumière les tentatives d’autrices, Celia Fremlin et Patricia Highsmith, pour infléchir la composante patriarcale de ce genre littéraire et, simultanément, pour inventer d’autres façons d’exposer des méthodes d’écriture. C’est alors du côté du roman à suspense que s’opère ce « décentrement par rapport [au] modèle partagé [du whodunit et du hardboiled] » (Bessières, 2023, § 25). Ce faisant, ces manuels d’écriture policière écrits par des femmes contribuent à reconfigurer le champ dans lequel ils s’inscrivent, et permettent d’esquisser une double émancipation : le manuel, genre peu considéré, devient un espace critique où mettre à l’épreuve les conventions du roman policier, mais aussi un moyen d’initier un renouvellement des partages attentionnels et perceptifs. Le care oriente ainsi, dans ces récits policiers écrits par des femmes, le traitement des personnages comme le déroulement de l’action, « en ce qu’il est fonction d’une disposition à se mettre à la place de, sans jugement, sans soumission à de grands principes qui départageraient a priori les bons des méchants » (§ 41).

21Manuels, tutoriels, mais aussi ateliers d’écriture ou encore masters de création : nombreux sont désormais les lieux où l’écriture s’enseigne, se transmet et se partage. Tout en éclairant les logiques contemporaines qui contribuent à extraire ces discours sur la création littéraire des marges du champ littéraire, Justine Huppe propose de les considérer comme un espace de triche : une façon produite par le champ littéraire de ruser avec lui, de parvenir aux fins qu’il valorise par d’autres canaux que ceux qu’il met en avant. Elle examine plusieurs cycles d’ateliers d’écriture, menés par François Bon ou par Laura Vazquez, mais aussi des structures comme l’école d’écriture Les Mots, pour réfléchir à la façon dont ces pratiques refaçonnent les représentations de la littérature, de l’écrivain, de l’écriture enfin, en déplaçant les frontières entre professionnels et dilettantes, ou entre pratiques individuelles et chantiers collectifs. Manuels et ateliers apparaissent ainsi comme des canaux par lesquels se déjouent certaines normes d’écriture plus qu’elles ne s’y transmettent, et comme des espaces qui « ménagent des porosités symboliques de plus en plus fortes entre les espaces amateurs et les espaces consacrés, élaborent des dispositifs d’apprentissage et de transmission inventifs et organisent des communautés nouvelles par et autour de l’écriture littéraire » (Huppe, 2023, § 38).

22Deux textes joints à ce dossier permettent à cet égard de prolonger la réflexion. On pourra en effet découvrir de tels « dispositifs d’apprentissage et de transmission inventifs » dans le « Précis de littérature pratique » de Marie-Jeanne Zenetti, qui rassemble des « exercices » mis au point dans le cadre de cours de création littéraire. Ces « exercices », « collection lacunaire qui tiendrait à la fois du manuel de survie, de la boîte à ouvrage, du recueil d’exempla, du cabinet de curiosités et de ces bocaux de fortune cookies dans lesquels on plonge la main en se demandant sous le signe de quelle phrase mystérieuse se donneront à lire les hasards du jour » (Zenetti, 2023, § 0), interrogent les liens qu’entretiennent certains textes (de Pétrarque, Perec, Vasset, Pireyre, mais aussi Barthes ou Pamuk) avec la conduite de la vie, et invitent à densifier, par l’écriture, l’entrelacs entre choses lues et choses vécues.

23À cet ensemble peut également être rattachée l’introduction du volume collectif intitulé The Art of the Projet. Projects and Experiments in Modern French Culture (2005), dirigé par Johnnie Gratton et Michael Sheringham. Ce texte, dont Laurence Petit signe ici la traduction (2023), a mis au jour une veine importante de la création artistique et littéraire contemporaine qui repose sur l’élaboration préalable et la mise en œuvre d’un « projet », autrement dit d’un dispositif génératif dont l’œuvre s’attache à documenter la réalisation.

Lire pour faire

24Un troisième ensemble de textes, enfin, rassemble des réflexions portant sur l’actualisation par les lecteur·ices, du potentiel pratique des textes. Il s’agit alors d’envisager les conditions auxquelles l’interprétation peut devenir elle-même une pratique et d’interroger la possibilité d’usages propres aux textes littéraires.

25À partir de la critique formulée par Platon à l’encontre de la poésie, impropre, selon lui, à transmettre des compétences techniques, André Bayrou se propose de « préciser le type de relation qui s’instaure avec les textes littéraires lorsque nous attendons d’eux qu’ils nous inspirent dans nos choix et nos comportements » (2023, § 3), autrement dit, de réfléchir aux conditions d’actualisation de la dimension pragmatique des textes littéraires. Si, dans une perspective transhistorique, le savoir technique véhiculé par les textes est bien caduc, tel n’est pas le cas du savoir d’ordre éthique. Pour en évaluer la portée, peut-être faut-il faire jouer, contre le point de vue du philosophe, celui de l’homme d’action ? Mais Alexandre voyait en l’Iliade « le viatique de la valeur guerrière » (Plutarque cité par Bayrou, § 18), occasion pour André Bayrou de chercher à objectiver l’« affinité élective » (§ 24) qui peut s’établir entre une œuvre et un·e lecteur·ice, condition nécessaire pour que le texte opère et induise des actes.

26Suivant une approche relevant d’une anthropologie historique de l’écrit, Dinah Ribard met au jour les singularités d’un des guides de Paris publiés au xviiie siècle, l’État actuel de Paris, ou le Provincial à Paris (1787), dont une partie, dénommée « viographe » par néologisme, « c’est-à-dire livre des voies » (§ 18), détaille les commerces rue par rue et constitue ainsi un savoir sur la ville et ses entrepreneurs. L’article de D. Ribard s’attache, plus précisément, à suivre la circulation de certains mots entre des discours et des sphères longtemps réputées étanches – l’industrie, le journalisme et la littérature – et à penser la manière dont ces mots participent à la fois au présent de la ville et à la fabrique du littéraire. L’article éclaire ainsi la place pivot d’un tel livre pratique au sein d’un environnement d’écrits, mais esquisse aussi la possibilité de son devenir-littérature – le viographe pouvant être considéré comme un mode de création que Georges Perec radicalisera, près de deux siècles plus tard, dans sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975).

27Partant d’une chronique de Stampf parue en 1891 dans La Vie parisienne, Jérémy Naïm examine les conseils pratiques proposés par le chroniqueur, destinés à permettre à ses lecteur·ices de faire de leur livre de prédilection un objet matériellement enrichi de leur propre expérience de lecture – c’est en prenant pour support un exemplaire de Madame Bovary (1857) que Stampf donne le mode d’emploi d’un tel protocole d’appropriation. Il s’agit, ce faisant, de reconsidérer la question de l’influence du texte sur son lecteur (et réciproquement), en la replaçant dans un contexte tout à la fois médiatique, social et politique. Jérémy Naïm s’appuie ainsi sur la théorie de l’agency (« puissance d’agir ») proposée par l’anthropologue Alfred Gell (Gell, [1998] 2009) pour penser une forme d’influence débarrassée de la causalité directe qu’elle suggère, au profit d’un « paradigme relationnel » (Naïm, 2023, § 23), mettant en jeu les différents acteurs de l’échange littéraire, et pragmatique, en l’occurrence tournée vers la production d’un nouvel objet-livre.

28À partir de deux ouvrages de Nathalie Quintane, Que faire des classes moyennes ? (2016) et Les enfants vont bien (2019), Quentin Cauchin montre pour sa part comment, dans ces deux textes, le travail de la langue et la mise en défaut de sa capacité informative invitent en réalité les lecteur·ices à scruter, de manière réflexive, leurs propres usages linguistiques. Le recours à une énonciation ironique, le détournement de discours médiatiques, le montage enfin sont autant de procédés par lesquels Nathalie Quintane « en proposant un usage intensif et réflexif du langage, tente de mettre la littérature au travail, d’en faire saillir les capacités mobilisatrices ou les propensions à servir d’équipement pour affronter le réel » (Cauchin, 2023, § 3). Si le texte, ici, se fait manuel, c’est en tant qu’il « veille aux usages langagiers, questionne la langue, sous-pèse ou retoque ses moyens pour dire, ou faire, la place sociale et le groupe, dans une ambition émancipatrice » (§ 19). Ces stratégies de déchiffrement et de mises en question du réel, mises à l’essai entre les pages du livre, sont autant de propositions dont les lecteur·ices sont alors invité·es à se saisir, selon une dynamique de désaliénation idéologique.

Une enquête auprès d’écrivain·es contemporain·es

29La réalisation de ce numéro a également été l’occasion de sonder plusieurs écrivain·es contemporain·es au sujet de leur intérêt pour de tels discours, des usages qu’ils en font dans leur œuvre ou, à l’inverse, du statut de repoussoir qu’ils leur accordent. Bien que très diverses, les réponses obtenues lors de cette enquête mettent plus d’une fois en évidence les virtualités ludiques et la puissance critique de tels réemplois, aussi bien que des résistances persistantes vis-à-vis de l’idée que l’écriture littéraire puisse elle-même être l’objet de discours prescripteurs. Parfois, c’est aussi la tentation de faire de la littérature un discours qui aide à vivre qui affleure dans les réponses, de façon modeste, sans postuler que les textes puissent provoquer un sursaut existentiel, mais plutôt en valorisant certaines pistes de rétroaction de la littérature sur la vie. Enfin, c’est le rapport des textes à la langue (indépendamment du genre littéraire ou de la période considérée) qui suscite des formes appropriables ou reproductibles, dans une perspective souvent politique et émancipatrice, d’un monde à l’autre.