Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Comment écrire
Fabula-LhT n° 29
Manuels et modes d'emploi : comment la littérature dispose à l'action
Justine Huppe

Écritures tricheuses. Sur quelques manuels et tutoriels de création littéraire

Cheating Writing. About some creative writing manuals and tutorials

1Rarement étudiés autrement que par les sociologies des pratiques culturelles, les manuels et ateliers d’écriture en ligne méritent pourtant d’intéresser les études littéraires à plus d’un titre. Les cycles menés sur la plateforme Le Tiers livre par François Bon, la success story (1500 participants en 2018) de l’école Les Mots, lancée par Alexandre Lacroix et Élise Nebout en 2017 ou encore l’essor fulgurant du groupe Facebook des participant·e·s aux ateliers de Laura Vazquez depuis le premier confinement de 2020 nous donnent l’occasion de reparamétrer nos façons de concevoir la littérature, sa production et son apprentissage. Ces espaces proposent effectivement des consignes d’écriture, prodiguent des conseils pour surmonter certains obstacles, apprennent à s’orienter dans un champ littéraire en apparence ouvert et instituent régulièrement des communautés d’auteur·ice·s et de relecteur·ice·s. Autrement dit, ces discours contribuent à la fois à déconstruire l’image de l’écriture comme épreuve individuelle, à retisser des continuités entre les espaces professionnel et amateur de la création et à complexifier l’acte de communication littéraire, si souvent restreint à la seule publication.

2On prendra ici le parti d’y voir des formes de ruses, de résistances voire de « triche » à l’égard de l’idéal de l’écrivain·e individualiste, libre et original·e dominant le champ de la littérature générale depuis au moins la seconde moitié du xixe siècle (Bourdieu, 1981, Bénichou, 1996, Sapiro, 2006). On interrogera la difficile légitimité et l’efficacité supposée de ces lieux d’écriture, en soulignant leur force de rétroaction sur nos manières communes de penser la création littéraire.

Chacun sa feuille !

3Véritable lieu commun ou mythologie, l’angoisse de la page blanche se trouve thématisée dans de nombreux manuels ou plateformes d’exercice à l’écriture. Sur le site Les Mots, plusieurs ateliers puisent dans le vocabulaire du dépassement de l’obstacle : « Oser se lancer dans l’écriture », « Débloquer son écriture et se lancer », « Trouver de l’inspiration, se lancer, dédramatiser l’écriture, identifier ce qui, parfois, freine ». Même son de cloche du côté d’une plateforme plus grand public telle que The Artist Academy, qui propose un parcours intitulé « Libérer sa plume », reprenant des conseils d’Éric‑Emmanuel Schmitt, Bernard Werber, Douglas Kennedy, Bernard Minier et Florence Sultan pour « muscler son imaginaire » et « toujours trouver l’inspiration ». D’autres manuels tentent explicitement de déconstruire l’image d’Épinal de l’auteur·ice suant face à une feuille restée désespérément blanche. François Bon envisage ses propositions comme des « déclencheurs d’écriture » ([2005] 2020, p. 14), qui tiennent à distance les critères, jugés obsolètes, de l’inspiration (p. 20) et les « prétendues angoisses de la page blanche » (p. 21), tandis que Martin Winckler rechigne à parler d’inspiration ou d’imagination, insistant sur l’impossibilité d’une écriture produite ex nihilo (2020, p. 36). Tout guide pratique d’écriture devrait donc aider à franchir un pas voire, semble-t-il, à enjamber un abîme. Quel est ce vide que tout écrivain·e aurait à affronter ? Pourquoi semble-t-il, ou elle, alors si seul·e, sans appui ni attache ?

4Dans L’Atelier d’écriture. Éléments pour la rédaction du texte littéraire, Anne Roche, Andrée Guiguet et Nicole Voltz, véritables pionnières de la création littéraire à l’université d’Aix‑Marseille dès la fin des années 19601, pointent la responsabilité d’un imaginaire scolaire et individualiste dans la difficulté d’écrire et, par contraste, dans l’opprobre longtemps jetée sur les pratiques d’atelier :

Depuis l’interdiction de copier à l’école primaire jusqu’à la juridiction du plagiat, tout nous incite à fonctionner, du moins imaginairement, comme une sorte de gigantesque société des Gens de Lettres, où chaque individu qui se risque à prendre la plume est condamné à être original. ([2005, 2009] 2015, p. 15)

5L’intérêt de cette évocation de la chasse aux cancres a ceci d’intéressant qu’elle indique plus fondamentalement ce qui est bien souvent en jeu dans l’écriture littéraire comme dans l’évaluation scolaire, à savoir une conception insulaire de la pensée.

6Outillé par la pensée de William James, le philosophe Thierry Drumm a relu les pratiques de triche scolaire en ce sens, dans un petit essai intitulé Tricher. Fabrications d’intelligence collective (2019). Dans une perspective pragmatiste définissant la connaissance par ses conséquences2, Drumm affirme que la différence entre un savoir restitué par la mémoire d’un·e élève et celui recopié sur son ou sa voisine est moins à chercher dans leur nature que dans leurs modes de production (mémoire individuelle vs observation de l’environnement). Autrement dit, en punissant les pratiques de loucherie ou de copion, l’institution scolaire ne vise pas la production de connaissances (puisque le ou la bon·ne élève comme le ou la cancre disposent du savoir), mais bien l’instauration de la pensée comme chose essentiellement mentale. Contre cette croyance fondatrice dont l’« agenda caché » (Toulmin, 1992) est en congruence avec un système de production tourné vers la destruction des liens de solidarité, Drumm voit dans la triche une forme de résistance. À leur hauteur et avec leurs moyens, les tricheurs et tricheuses développeraient d’autres modes de connaissance, à la fois plus collectifs et plus écologiques – car ancrés dans des environnements, appuyés sur des objets, tirant parti de relations, etc. Contre les logiques « sécantes » de l’école, ils et elles refuseraient d’être « tenus pour seuls capables de ce qu’ils écrivent » (2019, p. 27). Partant, la fameuse angoisse de la page blanche est ramenée à l’institution qui tout à la fois la produit et la convertit en échec :

[…] il faut dire de l’angoisse de la page blanche qu’elle n’est nullement une donnée fondamentale de la psychologie humaine mais bien plutôt un « bel » exemple d’une émotion fabriquée en fonction d’une métaphysique dont l’« agenda caché » se présente comme celui d’une technologie de l’esprit, d’une fabrication de l’esprit ou de la conscience. La feuille blanche de composition et l’angoisse qui l’accompagne apparaissent comme la contrepartie de la table rase empiriste et plus généralement « moderne ». […] Cette émotion spécifique, peut-être inséparable de la fabrication de la connaissance comme privée, isolée, définit en elle-même la réponse qui « convient » à la situation : en tant que resserrement, elle pourrait constituer un moment essentiel dans l’avènement de la pensée « intérieure ». (2019, p. 63‑64)

7Tout porte à croire que la même remarque vaut pour le champ littéraire. Au fond, la disposition scolastique acquise, selon Bourdieu, par le biais de l’école et renforcée par des pratiques de recherche dans le champ scientifique (Bourdieu, 1997) joue elle aussi à plein régime pour le domaine littéraire. L’imaginaire du « créateur incréé » (Bourdieu, 1981) est bien celui de l’auteur·ice isolé·e, autodidacte, ne devant ses réussites qu’à son propre génie ou qu’à son propre travail. Si les auteurs et autrices contemporain·e·s endossent de moins en moins volontiers un discours sacrificiel, vocationnel ou religieux pour parler de leur écriture, il suffit de voir combien ils et elles demeurent enclin·e·s à minimiser tous les facteurs extra-littéraires ayant contribué à leur réussite pour se convaincre qu’ils et elles demeurent attachés à une vision individualiste de leur travail. Le grand récit du manuscrit envoyé par la poste continue de circuler – « ce n’est pas du tout une mythologie ! », s’est offusqué un écrivain à qui je racontais, gouailleuse, l’anecdote de cette autrice exagéreant le rôle décisif de l’envoi postal de sa première publication, dissimulant dans un même geste son capital relationnel au sein du monde littéraire parisien (Heinich, 2000, p. 72). À l’école comme en littérature, il importe donc de ne pas se faire aider.

8Avec la force corrosive d’une philosophie moins intéressée par les objets et par les frontières que par les interactions et les milieux, le petit essai de Thierry Drumm offre un bon point d’appui pour reconcevoir les manuels et tutoriels d’écriture sous de nouveaux aspects. Et si ces lieux fonctionnaient, eux aussi, comme de la tricherie ? Ou plus généralement : et si le modèle de la tricherie (et de sa condamnation) nous permettait de penser ce que ces modes d’emploi font à la littérature ?

La mauvaise réputation

9Comme la copie, le plagiat et autres subterfuges potaches3 impliquent le discrédit, le passage par des ateliers ou l’appui sur des manuels et conseils amateurs a longtemps été déconsidéré. Claude Poliak (2006a, 2006b) l’avait bien vu à propos des concours amateurs d’écriture qui se sont multipliés depuis les années 1980. Une éditrice interrogée au cours de cette enquête expliquait alors comment les signes de reconnaissance obtenus dans le domaine amateur se retournent en véritables stigmates aux yeux des professionnels, jugeant que se « trimballer » dans diverses maisons d’édition pour y « agiter » des médailles et gratifications de concours expose avant tout les individus au ridicule (2006b, p. 242).

10Sans avoir de chiffres précis, on peut constater que la mention d’une formation à l’écriture créative sur les livres écrits dans ce contexte n’a rien de systématique4. Au sortir d’une rencontre en librairie, je fus moi-même surprise de constater que l’autrice, dont le roman avait pourtant été mûri dans le cadre d’un master de création littéraire, n’avait pas dit un mot des conditions de production de son texte. Y aurait-il toujours quelque chose de vaguement infamant à écrire dans des cadres institués, qu’ils soient amateurs, marchands ou universitaires ? Ce « toujours » doit en réalité être précisé.

11Le spectre des pratiques « hors champ5 » est vaste. Il engage des situations très variées dans leurs formes et leurs visées (poésie lycéenne6, vers décoratifs dans les bottins téléphoniques7, concours de nouvelles, etc.) que les sociologues ont tenté de qualifier en fonction des rapports qu’elles entretiennent avec le champ lui-même. Dans leur grande diversité, la plupart d’entre elles se sont construites dans la périphérie forcée d’un champ littéraire en pleine autonomisation et enclin à valoriser la création originale et singulière. L’image de l’écrivain·e comme monade détachée de tout ancrage collectif s’est ainsi renforcée à une époque où l’on a également cessé d’apprendre à exercer l’écriture créative dans l’enseignement secondaire et supérieur (Bompaire‑Evesques, 2002). Réduite au domaine de l’enseignement primaire, la création littéraire de type scolaire s’est dans un même temps transformée en des routines d’écriture, des imitations de modèles et un attachement à certains genres (comme la nouvelle) considérés comme désuets dans le champ de production restreinte. Ceci explique que l’univers scolaire demeure un repoussoir dans la plupart des espaces d’écriture observés – si Les Mots ont étonnamment adopté le titre d’« école », tous·tes ces acteurs et actrices ont à cœur d’insister sur la dimension pratique, « très concrète » (Laura Vazquez), expérientielle (François Bon), empirique voire « sans méthodologie particulière » (Haddad, 2006, p. 20) de leur enseignement, insistant sur son éloignement d’un modèle scolaire ou académique.

12La relance des pratiques créatives sous forme d’ateliers dans les années 1970 et surtout 1980 a donc provoqué son lot de réactions, non seulement de la part des gatekeepers du champ (en 1995, un éditorial du Figaro littéraire épinglait François Bon et les formes jugées conventionnelles d’une littérature produite en ateliers ; voir Bon, 2012, p. 29-31), mais aussi d’écrivain·e·s plus progressistes et avant-gardistes, convaincus du caractère essentiellement solitaire de leur travail. Philippe Sollers, par exemple :

Un atelier de peinture, oui, mais d’écriture, non ! C’est une illusion complète de penser qu’on peut apprendre à écrire, de faire semblant de croire que tout le monde peut être écrivain. Ce n’est pas vrai, tout cela relève encore de la pseudo-démocratie. L’écriture ne s’apprend pas, elle est solitaire, sexuelle, personnelle8.

13Les pratiques d’apprentissage et de transmission littéraires ont donc d’abord été le lot de thérapeutes, de militants dans l’éducation populaire, mais aussi de pionnières et pionniers acceptant le risque d’être marginalisés au sein de leurs institutions (Rossignol, 1996). Du côté des manuels proprement dits, les premiers textes publiés ne sont d’ailleurs pas le fait d’écrivains reconnus dans le petit monde de la littérature de recherche : Jean Guenot ([1977] 1998), universitaire mais aussi auteur de romans policiers signés sous pseudonyme (c’est-à-dire pratiquant un genre paralittéraire traditionnellement plus ouvert aux conseils pratiques9), le journaliste et rewriter Fabien Perucca (1984), l’association de défense et d’information des auteurs du CALCRE (anciennement « Comité des Auteurs en Lutte Contre le Racket de l’Édition ») et sa revue Écrire et éditer (1996-2005), etc.

14Trente ans plus tard, les manuels et ateliers d’écriture sont le fait d’acteurs et d’actrices qui peuvent être tout à fait légitimes au sein du champ. En France, le travail de François Bon a très certainement frayé une route pour occuper une position neuve dans l’espace des possibles littéraires : celle d’un écrivain consacré dont la reconnaissance permettra, par capillarité, de donner ses premières lettres de noblesse aux ateliers d’écriture. Sorti en 2005, Tous les mots sont adultes deviendra bientôt une référence inévitable pour quiconque s’intéresse aux ateliers, puisqu’il est l’un des rares outils prescripteurs et formateurs pour les animatrices et animateurs d’ateliers. La réédition de l’ouvrage en 2020 démontre qu’il continue d’intéresser et d’organiser les pratiques de bon nombre d’animateurs et d’animatrices. L’ouvrage satisfait à sa façon une demande, à laquelle répond aussi à la même époque Le Nouveau Magasin d’écriture de Hubert Haddad (2006) et plus récemment les Ateliers d’écriture (2020) de Martin Winckler, dont la publication chez P.O.L marque un stade supplémentaire dans la légitimation littéraire des exercices d’écriture. Si Claude Poliak pouvait encore prétendre, au début des années 2000, que les rares écrivains versés dans les ateliers étaient issus des milieux populaires (elle pensait à François Bon et à Dorothée Letessier, 2006a, p. 150), la donne semble donc bien avoir changé. La politique d’invitation de l’école d’écriture Les Mots le démontre parfaitement : y sont intervenu·e·s lors d’ateliers ou de masterclass des autrices et auteurs récipiendaires de prix, parfois enseignés ou étudiés à l’université et dans certains cas proches d’espaces poétiques expérimentaux. On pense à Camille Laurens, Maylis de Kerangal mais aussi à Chloé Delaume, Olivier Rohe, Bruce Bégout ou encore Jean‑Michel Espitallier.

15Outre le caractère de plus en plus légitime des autrices et auteurs prodiguant des conseils sous forme de tutoriels ou d’ateliers, c’est aussi l’articulation de leur intervention à l’histoire littéraire et au champ professionnel qui paraît se resserrer. Là où les pratiques amatrices se sont longtemps caractérisées par leur désuétude en regard de l’invention des formes poétiques, celles que l’on observe à travers ces manuels ou plateformes plus récentes s’appuient au contraire sur des modèles et embrayeurs d’écriture novateurs ou à tout le moins exigeants. À la différence de Martin Winckler dont les exercices sont très pragmatiques et peu adossés à des exemples littéraires (2020, p. 21‑25), les manuels de François Bon ou de Hubert Haddad puisent davantage dans un certain canon. Ce sont Perec, Novarina, Duras ou encore Wittig chez François Bon, ce sont – pêle-mêle – Jules Renard, Franz Kafka, Arthur Rimbaud, Maupassant, Beckett ou Borges chez Haddad.

16Laura Vazquez s’écarte encore davantage des sentiers battus, inventant des propositions d’écriture à partir d’époques et d’aires géographiques variées (de la poésie mystique indienne du xvie siècle à la littérature québécoise hyper contemporaine en passant par le futurisme russe). Sur la page Facebook où les participant·e·s peuvent publier leurs productions, on ne compte d’ailleurs plus les messages remerciant Vazquez pour « la découverte » de ces poètes. Interrogé sur son parcours dans ces ateliers, un participant – instituteur à la retraite, très actif sur le groupe – salue le travail de transmission réalisé par ceux-ci :

[…] ça m’a énormément aidé, dans la mesure où ça a ouvert un tas de propositions auxquelles je n’avais pas accès, parce que je n’avais pas la connaissance. Que ce soit dans la forme ou dans fond, c’est-à-dire à travers les poétesses ou les poètes qu’elle a choisis, soit directement à travers la forme des textes qu’elle nous proposait (Milazzo, épisode 2, 4 avril 2022).

17On assiste donc à une porosité croissante entre les espaces amateurs et professionnels, à la fois sur le plan matériel (avec une multiplication des occasions de rencontre entre aspirant·e·s créateur·ice·s et auteur·ice·s légitimes) et sur le plan symbolique (avec la transmission de techniques et de savoirs littéraires « de pointe », loin de l’attendu « retard sur leur temps » des formes amatrices).

18Cette réalité est bien entendu polyfactorielle. Les occasions d’échange et de familiarisation avec l’univers littéraire ont augmenté de manière exponentielle depuis la fin du xxe siècle, de manière corrélée à une culturalisation des questions sociales (et une étatisation des questions culturelles). Autrement dit, l’État français a progressivement considéré la culture comme une catégorie d’intervention publique : d’abord avec la création d’un ministère idoine dès 1959, ensuite avec un investissement inégalé dans le secteur culturel dans les années 1980 (Dubois, 1999). En jouant un rôle dans la définition et la production de la culture, l’État et les municipalités se sont donc à la fois targués de « démocratiser la culture », mais aussi, parfois, d’apporter des réponses culturelles à des problèmes sociaux. François Bon est ainsi extrêmement clairvoyant dès lors qu’il s’agit de décrire la structure institutionnelle des ateliers dans lesquels il intervient (dont la plateforme le Tiers-livre constitue de son propre aveu un prolongement) :

Un travail d’atelier, c’est un artiste, un public, plus un partenaire d’accueil. C’est-à-dire que je revendique mon intervention comme mise en risque dans un dispositif qui peut considérer ce risque comme positif dans sa démarche de reconstitution du lien social. (Bon, 2012, p. 55)

19La plupart des manuels et plateformes d’écriture rédigés ou animés par des auteur·ice·s professionnel·le·s ou à tout le moins consacré·e·s prolongent d’ailleurs une impulsion initiée par un travail de terrain adossé à un financement public : c’est le cas chez François Bon comme chez Martin Winckler, Hubert Haddad, ou Laura Vazquez – cette dernière ayant lancé sa page Facebook et ses workshops optionnels payants au moment où la pandémie de covid‑19 empêchait la tenue de ses ateliers réguliers dans une médiathèque de Marseille. On peut ainsi difficilement comprendre la légitimation littéraire (et plus seulement sociale) des manuels et exercices d’écriture sans tenir compte des transformations de la condition même des écrivain·e·s en France (Rabot et Sapiro, 2017). L’offre exponentielle d’ateliers, de lectures en librairie, de festivals ou encore de résidences10, conditionnée par la politique culturelle de l’État et des collectivités territoriales, démultiplie les rencontres avec les usagers (public scolaire, abonné·e·s d’une bibliothèque, employé·e·s d’une entreprise, habitant·e·s d’une même zone territoriale, etc.) en même temps qu’elle crée des opportunités d’activités connexes et banalise pour les auteurs et autrices la possibilité de gagner de l’argent en enseignant leur art.

20Tout ceci est indissociable de transformations plus structurelles au sein de sociétés marquées par un allongement de la scolarité, par la dévaluation conséquente des titres scolaires et par l’émergence de ce que Patrice Flichy nomme « le sacre de l’amateur » (2010). Certaines dispositions (notamment créatives) se retrouvent de la sorte cultivées, sans être exploitées sur le marché du travail. La démocratisation de l’Internet (passé au 2.0) tire parti de cette espèce de surplus cognitif, en frayant la voie à une véritable « démocratie des compétences ». Sur les sites, chaînes et autres forums en ligne, de plus en plus de personnes développent des savoirs, aiguisent leur conscience politique ou expérimentent des pratiques créatives. En 2009, plus de la moitié des utilisateur·ice·s d’ordinateur affirmaient ainsi s’être déjà livré·e·s à une activité de production créative avec leur machine, quand en 1971, seul un Français sur dix déclarait avoir déjà pratiqué au moins une fois une telle activité en amateur (Donnat, 2009, p. 67 et p. 189-203.). De ce point de vue, les sites et tutoriels numériques de François Bon, Laura Vazquez ou de Lacroix et Nebout accentuent la logique d’interactivité et d’autoformation esquissées par les manuels imprimés de leurs prédécesseurs (avec des sites ou des pages qui parfois se dédoublent sur d’autres réseaux – comme Facebook, Instagram et Twitter – ou d’autres médias, à l’instar des podcasts « Vive passion » et « Assez parlé » associés aux ateliers de Vazquez et de Nebout et Lacroix).

Des trucs qui marchent ?

21À l’école, le tricheur sait où regarder, il pressent vers quelle personne ou quel objet se tourner dans son environnement pour collecter la bonne réponse. Toute son action repose donc sur une économie et une inventivité de moyens, tournées vers cette fin. L’analogie avec l’écriture créative butte ici sur un obstacle, et non des moindres. Depuis le romantisme au moins, l’axiologie artistique place en haut de son échelle l’originalité et la singularité des auteur·ice·s (Heinich, 2005), de sorte que l’existence même d’une norme esthétique partagée est battue en brèche. Partant, les autrices et auteurs concerné·e·s doivent composer avec cette difficulté : comment accréditer la plus-value de leurs exercices et propositions à l’intérieur d’un univers social où les imitations et conformismes sont globalement proscrits ?

22Dans les cas étudiés, nul doute que la carrière littéraire de l’animateur·ice fonctionne comme un argument de vente implicite : la longue carrière de François Bon est rappelée au dos de Tous les mots sont adultes et les Ateliers d’écriture de Martin Winckler n’auraient certainement pas trouvé leur place dans le catalogue de P.O.L si l’auteur n’y était pas depuis de longues et fructueuses années. La popularité de l’école Les Mots s’appuie aussi sur la légitimité des autrices et auteurs invités. La réussite des ateliers en ligne de Laura Vazquez est antérieure au succès critique de son texte La Semaine perpétuelle (août 2021), qui l’a fait connaître à un plus large public et lui a valu le prix Wepler, mais on peut imaginer que celui-ci s’est répercuté positivement sur la fréquentation des ateliers. Sans disposer des statistiques de fréquentation de la page Facebook, cette hypothèse est peu vérifiable, mais on peut cependant se demander si les différentes annonces de la sortie du livre par Laura Vazquez elle-même sur cette page n’ont pas vocation à stimuler l’adhésion des participant·e·s. L’inverse n’est pas vrai, puisqu’on ne trouve à peu près aucune trace des activités d’animation d’ateliers sur le site « général » de l’autrice. Cette dernière adopte en cela une posture nettement différente de celle de François Bon, dont le site personnel rassemble au contraire toute les identités (écrivain, enseignant, blogueur, etc.)

23Par-delà l’aura artistique des auteurs et autrices, leur expérience et leur pratique ne cessent d’être mises en avant sur ces sites et dans ces livres. Le marketing de l’école Les Mots repose in fine sur la labellisation des écrivain·e·s invité·e·s, comme l’indique en quelque sorte la rubrique « Écrivains » du site :

La force des Mots, c’est que tous les ateliers d’écriture sont animés par des écrivains de talent, ayant une œuvre, un univers. Ils n’ont pas une approche théorique de la littérature, mais une pratique d’écriture. Ils ne sont pas là pour « faire cours » mais bien pour le plaisir de « parler métier ».

24Le podcast lancé par l’école et animé par la journaliste Lauren Malka rassemble une collection d’entretiens avec des autrices et auteurs plus ou moins habitué·e·s de ces ateliers, et s’intitule précisément « Assez parlé » – manière de balayer d’un revers de main toutes les élucubrations autour de l’écriture, de donner la parole à des écrivain·e·s de métier et d’en faire des inducteurs d’écriture, la série audio étant sous-titrée : « le podcast qui donne envie d’écrire ».

25Pour sa part, quand François Bon sous-titre son livre « Méthode pour l’atelier d’écriture », c’est pour mieux en souligner la teneur « ironique, mais ironie de l’humilité » (2012, p. 9). Autrement dit, si méthode il y a, elle s’appuie sur une expérience accumulée depuis les années 1980, par essai‑erreur et sans tradition, Bon affirmant avoir inauguré ses premières séances sans même savoir qu’existait l’expression d’« atelier d’écriture » (2020, p. 10). Ce qui fonctionnerait comme un marqueur disqualifiant dans la plupart des disciplines (à savoir l’absence de balises théoriques) semble ici souligner la qualité d’un travail purement expérientiel, où chaque atelier est un laboratoire et une démarche exploratoire. Là où Bon est précautionneux dès lors qu’il s’agit de parler de « méthode » ou de « manuel » (comme l’atteste sa réponse aux directeur·ice·s du présent numéro11), Martin Winckler va jusqu’à reconnaître son admiration à l’endroit des auteurs et autrices de manuels d’écriture (2020, p. 26‑28). Il reprend aussi à son compte le vocabulaire de l’outil, des « trucs et astuces » et autres « ficelles » (p. 8). Mais, là aussi, l’apprentissage se veut athéorique :

Pendant longtemps, je m’étais trouvé « trop autodidacte pour être légitime ». À Montréal, j’ai fini par comprendre que c’était précisément mon auto-apprentissage qui méritait d’être partagé. Je suis devenu un écrivant professionnel sans être parisien, sans fréquenter les salons littéraires, et sans passer par l’université. Quand je transmets ici ce que j’ai appris, je ne parle pas ex cathedra et je ne cherche pas à professer une quelconque « vérité » sur l’écriture, mais simplement à montrer quelles voies j’ai empruntées ; libre à chacune, ensuite, de s’y engager à son tour, d’explorer raccourcis et chemins de traverse… ou de prendre la direction opposée. (p. 21)

26Laura Vazquez trouve quant à elle d’autres ruses pour endosser le jeu de langage d’un art qui devrait se transmettre sans recette. Ceci s’observe d’abord dans une grammaire du conseil recourant à des formulations à la fois simples et délibérément vagues (« ce sera un exercice d’écriture particulièrement utile quand on compose un livre », « Alors j’ai eu envie de vous préparer un atelier d’écriture autour de ce thème, car il est extrêmement porteur en écriture », « Ce sont des choses qu’on entend peu souvent. Et comme elles m’aident, je les partage avec vous », courriel du 9/11/2021). Mais à ces considérations générales, tour à tour utiles, porteuses ou aidantes, s’ajoutent aussi des recommandations empruntées à son expérience (elle raconte sa logique de prise de notes, son besoin de laisser reposer certains textes, etc.) et à celle d’autres écrivain·e·s. Des réflexions générales sur l’écriture, des lignes de conduites ou des modus operandi sont ainsi souvent repris et partagés avec les participant·e·s, à l’instar d’une séquence concernant les conseils d’écriture de Maïakovski. Celle-ci était introduite par une annonce où s’articulaient parfaitement absence de savoir constitué et réserve d’expérience partageable :

Salut,
je ne sais pas comment faire un poème.
Personne ne le sait.
Mais, ce qu’on remarque lorsqu’on s’intéresse aux biographies des auteur·e·s, ce sont des points communs dans le travail, des pratiques communes. (courriel du 9/11/2021)

27Même s’ils et elles défendent la possibilité d’animer des ateliers sans être un·e auteur·ice de métier et même s’ils et elles se légitiment aussi par leur expérience d’animateur de terrain (chez Bon, Winckler, Vazquez et Haddad), ces écrivain·e·s jouent donc également et même malgré eux sur le supplément qu’apporte la pratique ou l’expérience de l’auteur professionnel à la technique d’atelier.

28À l’inverse d’un manuel de loisir créatif qui fournit un modèle à imiter ou à atteindre, image à l’appui, ces manuels doivent également négocier avec la contrainte du respect de la singularité des apprenant·e·s (appelés « écrivantes » chez Winckler ou « participants » chez Bon). Le paradigme rhétorique des grands modèles à imiter est ainsi congédié par un vocabulaire visant en quelque sorte à infléchir la logique d’influence : plus exactement, les lectures mises au service de l’exercice sont érigées en cause motrice (suscitant l’élan créatif) et non en cause finale (instanciant une réalité à équivaloir ou avec laquelle rivaliser). Chez les un·e·s et les autres, l’usage de textes littéraires est décrit comme celui de « déclencheur », d’« embrayeur », d’ « inducteur », d’ « exemple » ou de « point d’appui ». Autrement dit, ces extraits sont placés à l’entame du processus, comme tremplin ou comme contrainte productive et non comme étalon de réussite.

29Il s’agit aussi de reconnaître la sensibilité de chacun·e, et de se prémunir de tout danger de formatage ou de standardisation. Même lorsqu’il s’agit d’exercices ou d’ateliers cantonnés à la production de formes courtes (poèmes, nouvelles, listes, réécritures parodiques, etc.), des garde‑fous énonciatifs mettent ce risque à distance. François Bon prend soin de valoriser le « discours intérieur » de chaque participant, y compris à l’occasion d’ateliers très ponctuels où il s’agit toujours d’« accompagner chacun dans la révélation progressive d’une singularité » (2012, p. 247). La découverte de l’écriture créative telle qu’enseignée au Québec a marqué une bifurcation dans le parcours de Bon. Il réalise là-bas que l’atelier peut fonctionner aussi comme un accompagnement individualisé de maturation de manuscrits, suivant une formule testée plus tard en école d’art (à Cergy, notamment), et qui resurgit sur son offre d’ateliers en ligne : le cycle « faire un livre », lancé à l’été 2020, renoue avec l’influence du creative writing, sans rechigner d’ailleurs à l’évocation d’aides ou de guides d’écritures anglophones comme The Art of Fiction (John Gardner, 1984), 210 Solutions to the Problems Every Writer Faces (Roy Peter Clark, 2011), 179 Ways to Save a Novel (Peter Selgrin, 2010), etc12. L’accompagnement au long cours ne se dilue donc pas en conseils évasifs, et l’on peut même s’étonner de la précision des conseils et exercices prodigués aux amateurs et amatrices aux manuscrits déjà étoffés. Ainsi en est-il du parcours de l’école Les Mots intitulé « se lancer dans un projet », qui propose non seulement des outils pour partir sur de « bonnes bases », mais aussi des parcours en fonction des genres de prédilection (écrire une bande dessinée, un roman jeunesse, un roman familial, une autofiction, etc.) ou des techniques pour sortir d’une impasse (sur la prise de distance à l’égard du manuscrit, par exemple).

30Laura Vazquez ne déroge pas à cette règle, puisque les quelques workshops payants qu’elle a inaugurés sur une plateforme de cours en ligne (podia.com) prennent pour point de mire la finalité du livre, avec des étapes préparatoires concernant l’endurance dans l’écriture ou encore la composition unitaire d’un manuscrit à partir de textes épars. Dans un univers relativement indéterminé dans ses conditions d’entrée comme dans son cursus honorum, la publication (en livre ou en revue, sur papier ou en ligne) reste donc un signe possible de réussite érigé, avec plus ou moins d’insistance, en argument de vente – Les Mots annonce que « 80 de leurs élèves ont été publiés à ce jour », tandis que Vazquez ou Bon évoquent plus modestement quelques-unes de ces réussites. « Des textes sont publiés dans la revue Miroir ou dans d’autres revues. Y a même des livres qui naissent » (Milazzo, épisode 9, 23 mai 2022), s’enthousiasme Laura Vazquez, tandis que Bon pourvoit lui-même à cette possibilité, en publiant des ouvrages issus d’ateliers, via sa coopérative éditoriale le Tiers Livre ou dans sa récente revue Dire.

Publier en bande organisée

31Avec la publication, on heurte la pierre de touche de tout manuel ou tutoriel d’écriture. Elle n’a évidemment rien d’un passage obligé : bon nombre des animateurs et animatrices étudié·e·s l’explicitent d’ailleurs. Mais l’une des nouveautés de ces espaces est peut-être de jeter des ponts, ou en tout cas d’affermir les jonctions entre le milieu amateur et un parcours de publication. Claude Poliak regrettait à demi-mot que les offres d’écriture amatrices tendent à favoriser des vocations d’écriture « irréalistes » (2006b, p. 217), toutes contenues qu’elles étaient dans des thèmes ou des pratiques étrangères aux intérêts du monde éditorial. Ce n’est pas le cas, me semble-t-il, pour les espaces étudiés. Au contraire : Laura Vazquez a créé un workshop nommé « Faire éditer ses textes », attaché à détailler les différents espaces de publication possibles (livre, revue, maison traditionnelle, microédition, etc.), leur cartographie, leurs avantages et désavantages.

32Même si elles se présentent sous des dehors très différents, des structures plus étendues comme The Artist Academy ou Les Mots investissent davantage ce filon : la première propose un parcours de formation promettant d’« Augmenter ses chances d’être édité·e », avec des masterclass telles que « Connaître les codes du milieu et savoir cadrer une éventuelle collaboration », « Découvrir comment séduire les bonnes maisons d’édition » ou « Maîtriser les techniques pour rédiger un pitch qui donne envie ». Y intervient notamment Florence Sultan, ancienne directrice générale des éditions Calmann‑Levy, aujourd’hui reconvertie en agent littéraire.

33La seconde va encore plus loin : outre quelques ateliers ponctuels du type « Comprendre le monde de l’édition en 10 leçons vidéo ! » (animés par Denis Gombert, ancien directeur du service manuscrits du groupe Robert Laffont), elle met en place un service d’accompagnement de manuscrits qui prend des formes variées : retour par un membre du comité de lecture sous forme de fiche (3 pages A4, 310 €) ou d’une discussion (1h, 400 €), voire travail en direct avec une éditrice (1800 € pour deux séances avec une éditrice professionnelle – les accompagnantes ayant travaillé chez Grasset, JC Lattès ou Stock). Et la responsable éditoriale de l’école ne se cache pas de grapiller du terrain dans les failles d’un système éditorial sursollicité, en proposant d’« avoir enfin un retour sur le texte qui aujourd’hui dans le monde de l’édition n’existe pas » (Milandri, 2022). On peut certes articuler l’émergence de dispositifs proto-éditoriaux à la saturation croissante des maisons (pour rappel, entre 1978 et 1988, le nombre de fictions envoyées par la poste avait déjà doublé pour Gallimard, Seuil, Grasset, P.O.L et Flammarion, voir Fouché et Simonin 1999) et imaginer que d’autres formats – comme celui des masters de création – arrivent également à point nommé13. Cependant, à ce seul niveau d’observation, l’on risque de reprendre l’éternel (et désespérant, et réactionnaire) lamento concernant l’inflation d’écrivain·e·s surnuméraires14, sur le dos desquels il serait toujours opportun de spéculer.

34Replacer ces espaces de formation ou d’apprentissage dans une reconfiguration plus générale de nos façons de lire, d’écrire, d’apprendre et de publier ouvre des pistes plus fécondes. Lionel Ruffel a avancé qu’à la suite de la grande poussée d’alphabétisation du xixe siècle (donnant lieu à l’extension de la literacy), l’on pourrait parler aujourd’hui d’une véritable « publishing literacy » (2018, p. 24). Autrement dit, après une socialisation massive des compétences de lecture (avec l’émergence du capitalisme industriel et bourgeois, originellement lié au fantasme d’une « société littéraire », voir Habermas, 1978), après, encore, l’extension de la virtuosité communicationnelle (dans des sociétés de service où le travail requiert presque inévitablement des compétences d’expression, d’écriture et de stylisation), c’est la capacité même à publier qui serait de plus en plus partagée. Ruffel indique que les espaces de dialogue où les écritures murissent, s’affinent et s’exposent se sont démultipliés. Libéré de son carcan moderne et de sa trinité (l’auteur, le livre, et le lecteur – lointain et en droit universel, voir Kant, 1995), le geste de publication retrouverait son ampleur et son sens originel : celui de rendre public et de faire transiter une forme vers des publics variés, des salons aux cabarets jusqu’aux performances ou aux espaces numériques. À la faveur de l’extension et de la démocratisation des outils de publication, le geste de publication renouerait avec son caractère dialogique et son écologie complexe. Le texte n’est plus conçu comme émergeant d’une pensée individuelle déposée dans l’écrin d’un livre édité, mais expérimente des dispositifs de publication divers.

35Loin d’être toutes mercantiles, les formules d’exercice et d’accompagnement d’écriture ici évoquées ouvrent des espaces de dialogue (sur des pages Facebook, des comptes Instagram, des sites dédiés, dans des classes) mais aussi de publication, où chacun a le loisir de rendre public son texte, de commenter celui des autres, de demander conseil, etc. À certains égards, il s’agit de véritables « communautés graphiques15 » qui s’administrent, s’organisent, régulent leur fonctionnement autour de et par l’écriture littéraire, créant de « nouvelles socialités littéraires » (Gefen, 2022, p. 432), (ou, du moins, des socialités renouvelées).

À bas bruit

36L’aspect collectif ou communautaire de ces écritures me ramène de manière conclusive à la question de la triche et à ses ambiguïtés. Dans l’analyse pragmatiste qu’en donne Thierry Drumm, les ruses écolières déjouent les pièges d’une institution obnubilée par l’effort mental et le résultat individuel. Le refus de céder aux attentes individualisantes de l’école par l’entraide ou par la copie n’a toutefois rien d’une transgression frontale et continue de s’inscrire dans les formes attendues de la note et du bulletin nominatif.

37La même chose se passe en quelque sorte du côté des écritures produites à l’aide de manuels, guides et autres workshops, au sortir desquels l’auctorialité individuelle garde toute son importance. Éclairantes sont, de ce point de vue, les bornes symboliques que François Bon donne à ces expériences collectives, assumant tantôt qu’il lui est parfois difficile de se mettre en retrait ou de s’oublier dans l’accompagnement d’autres manuscrits, reconnaissant, aussi, que le collectif de l’atelier est voué à disparaître :

Sortir de l’atelier, pouvoir s’en passer, en finir avec l’artefact collectif, est une préoccupation qui reste toujours sous-jacente dans le rapport individuel que j’ai avec les participants. L’atelier n’est justifiable que s’il construit sa propre liquidation. (2012, p. 31)

38Même si les manuels et guides d’écriture étudiés ne révolutionnent pas en profondeur les catégories accolées aux pratiques littéraires, même si certains s’inscrivent dans un usage assurément commercial de l’écriture, on voit combien non seulement ils ménagent des porosités symboliques de plus en plus fortes entre les espaces amateurs et les espaces consacrés, élaborent des dispositifs d’apprentissage et de transmission inventifs et organisent des communautés nouvelles par et autour de l’écriture littéraire.

39Dans sa belle introduction à Une société littéraire (2007), fruit d’une enquête en immersion dans un atelier d’écriture amateur, le sociologue Frédéric Chateignier pointait l’invisibilité structurelle dont souffraient ces pratiques, à la fois trop esthétisantes pour intéresser les anthropologues de l’écriture ordinaire et débouchant trop rarement sur des œuvres publiées pour pouvoir intéresser les littéraires. Dans un monde où les écrivain·e·s « professionnel·le·s » endossent de plus en plus régulièrement le rôle d’accompagnant·e·s d’écritures amatrices et où des aspirant·e·s écrivain·e·s se forment au cœur d’institutions aussi prestigieuses que les universités et grandes écoles, dans un contexte où de plus de plus de textes émergent non seulement de résidences mais aussi parfois d’ateliers menés collectivement (ainsi des ateliers d’écriture « Liberté-Parité-Sororité » animés à la Librairie Violette and Co et présentés par Chloé Delaume comme l’antichambre de Mes bien chères sœurs), il y a lieu de penser que le peu d’intérêt de nos disciplines pour ces pratiques est de moins en moins justifié. Quelque chose nous enjoint plutôt à nous mettre à l’écoute de ces espaces où l’écrire fait l’objet de conseils, suggestions et accompagnements, où des écrivant·e·s tâtonnent entre reproduction fantasmatique du « grand écrivain » et discussions techniques à agentivité disséminée – autrement dit : où nos ontologies du littéraire se fluidifient à bas bruit (et à l’abri des regards instituteurs).