Cosmétique et memento mori : Abdeker ou l’art de conserver la beauté (1754), Antoine Le Camus
1Paris, 1801. César Birotteau flâne le long des boulevards. Autrefois commis de Ragon1, parfumeur de Marie‑Antoinette, il a acheté le fonds de sa boutique La Reine des Roses et l’a implanté place Vendôme. Mais la première année de vente en détail de parfumerie est déficitaire. Pour arriver à la fortune plus rapidement, César décide d’adjoindre à la vente la fabrication. Il loue une barraque et des terrains dans le faubourg du Temple et fait venir de Grasse un ouvrier avec lequel il confectionne savon, essences et eau de Cologne. Malheureusement l’association ne dure que six mois et se termine encore par des pertes. Voici donc César qui marche au hasard des rues, les idées un peu noires. Parmi des livres de quatre sous étalés à terre, il tombe sur un titre, jauni de poussière : Abdeker ou l’art de conserver la Beauté. Appuyé sur un arbre du boulevard, il feuillette « ce prétendu livre arabe, espèce de roman fait par un médecin du siècle précédent » (Balzac, [1837] 1977, p. 63).
2Abdeker ou l’art de conserver la Beauté est un curieux ouvrage, paru anonymement en 1754, sans indication de lieu, mais avec la mention « L’an de l’hégire 1168 ». Son auteur est Antoine Le Camus, docteur‑régent de la Faculté de Médecine de Paris, auteur notoire du traité Médecine de l’esprit. À l’époque de sa publication (1753), Le Camus travaille à la rédaction d’Abdeker ou l’art de conserver la beauté, dont l’une des originalités réside dans son hybridation générique. En effet, l’ouvrage est à la fois un roman pseudo‑oriental, un traité de cosmétologie et un manuel d’hygiène, de médecine et de beauté. Il raconte l’histoire d’un amour interdit entre Abdeker, le jeune médecin attaché aux soins des femmes du sérail, et la favorite Fatmé, sous le règne du terrible Mahomet à Constantinople. Afin de multiplier les occasions de rendre visite à Fatmé, Abdeker transmet à cette dernière des conseils pour conserver sa beauté. Les explications thérapeutiques du médecin sont agrémentées de notes en bas de page et, à la fin de chaque partie, d’une série d’observations sur tel soin esthétique, telle préparation cosmétique. À la pliure de l’ouvrage, entre la première série d’observations et la seconde partie du roman, figure une « bibliothèque de la toilette », où sont listés les produits cosmétiques évoqués au fil du texte. L’édition de 1756 adjoint des parties III et IV qui narrent la suite des aventures d’Abdeker et de Fatmé, convertis au christianisme et mariés, à Venise. Les épisodes se succèdent sans grande vraisemblance ni qualité narrative et sont dépourvus de la cohérence entre le récit et les observations pratiques qui caractérisait les parties I et II. C’est pourquoi notre étude se limitera aux parties I et II de l’édition d’Alexandre Wenger.
3Ouvrage hybride et inclassable, Abdeker ou l’art de conserver la beauté intrigue son lecteur, contemporain ou actuel. En effet, l’opus brouille les frontières entre la littérature et la science, la fiction et le traité, la médecine et la cosmétologie. Au‑delà de l’hybridité générique, il conviendra de s’interroger sur sa qualité de manuel et de mode d’emploi. La deuxième partie du titre, l’art de conserver la beauté, rattache l’ouvrage de Camus aux manuels de vulgarisation médicale et de médecine populaire apparus depuis le xvie siècle, à la suite de l’Art de conserver la santé (1724) du Vénitien Luigi Cornaro. Abdeker ou l’art de conserver la beauté s’inscrit aussi dans la lignée des livres de secrets qui, comme les Secrets concernant la beauté et la santé (1668) de Nicolas de Blégny (1652‑1722), fleurissent depuis la Renaissance. Le narrateur‑prescripteur orchestre ses préparations comme des secrets révélés pour la première fois au public. La rhétorique de la surenchère se rapproche de la parade du boniment. Si Abdeker ou l’art de conserver la beauté autorise d’abord une lecture romanesque, les prescriptions dispensées le rapprochent d’un manuel pratique. Elles ont une valeur documentaire concernant les pratiques cosmétiques de l’époque. Cependant, un doute s’installe quant à la scientificité des méthodes préconisées. L’opus inviterait alors à un deuxième niveau d’interprétation. Au dos de son mode d’emploi, Abdeker ou l’art de conserver la beauté ne serait‑il pas un anti‑manuel de beauté, et plutôt un traité moral ? Un gant confectionné en peau de chagrin qui, retourné, dévoilerait l’envers du miroir ? Une vanité qui rappellerait à la coquette anamorphosée sa mortalité ?
Miscellanée
4Abdeker ou l’art de conserver la beauté se présente d’abord comme un roman dont il convient d’exposer le genre, la trame et le fonctionnement narratif car ils sont autant de points d’ancrage du manuel de beauté. Le récit galant retrace l’histoire d’un amour interdit entre Abdeker, le jeune médecin du sérail et l’odalisque Fatmé. Il se rattache aux types du conte oriental à la mode turque2 et du roman du sérail inspiré des Lettres persanes de Montesquieu. La distribution autour d’Abdeker reprend le cahier des charges d’un roman oriental. Nous retrouvons la favorite Fatmé, à la beauté exemplaire, le sultan cruel Mahomet, les femmes du sérail, Irène la favorite, Chrysolite, de son vrai nom Zinzima, rivale de Fatmé, puis Zaïre, Aglaé, Nisaph, Agathine. Comme de nombreux romans ou contes des Lumières, il comporte un péritexte qui se décline en une dédicace et une préface. La dédicace d'Esculape adressée à Psyché précise que la Nature avait donné à Psyché la Beauté. Mais celle‑ci est éphémère. Heureusement, Esculape a su prévenir la fanaison de Psyché en lui administrant le « Serquis » qui fixe en elle « tous les trésors de la jeunesse ». Ainsi, Psyché doit à la médecine « la beauté, l’amour et l’immortalité » (Le Camus, [1754] 2008, p. 43). Puis, la préface souscrit au topos du manuscrit retrouvé. Abdeker ou l’art de conserver la beauté serait la traduction d’un manuscrit arabe que Diamantes Ulasto, médecin de l’ambassadeur turc, aurait apporté à Paris en 1740. Le préfacier souligne, mettant en œuvre la captatio benevolentiae des stratégies péri‑textuelles, la visée didactique et morale de l’ouvrage qui, loin d’être porté « au rang de ces frivolités éphémères », est un « Traité complet sur la Beauté » qui n’omet aucune cause physique ni morale » (p. 45). Abdeker, le « médecin amoureux », va initier sa maîtresse à « tous les mystères de la beauté ». Le choix formel du roman favorise la transmission d’un « gai savoir » qui permettra aux lectrices, amatrices de brochures de toilettes, d’être instruites « de tous les secrets de son Art, en croyant n’avoir lu que l’histoire de ses amours » (idem). L’ouvrage est destiné aux femmes devenues éclairées depuis que leurs toilettes, animées par des personnages‑types tels que « le géomètre, le métaphysicien, le poète, l’abbé, le petit‑maître », sont comparables à des « Conférences d’Académie » (p. 45-46). L’hommage final, sur le mode galant, explicite le sous‑titre. Si la nature a donné aux femmes la beauté, l’auteur va leur révéler « l’Art de la conserver » (p. 46).
5Abdeker ou l’art de conserver la beauté comporte ensuite quelques scènes à l’érotisme voilé, conformément au genre du roman de sérail. La scène de bain de Fatmé aurait pu ainsi figurer dans un conte de Crébillon fils3. Abdeker profite de son statut de médecin, de Lecchin Bachi, pour pénétrer dans ce sanctuaire interdit aux hommes, excepté le Sultan. Il découvre les « grâces nues de Fatmé, voilées seulement d’une nappe d’eau transparente » (Le Camus, [1754] 2008, p. 94‑95). L’érotisme de la scène joue sur les intermittences du voilé et du dévoilé, un classique du genre libertin. La favorite, tout en feignant la pudeur et la surprise, dévoile de façon stratégique son corps : « Tantôt affectant de changer de situation, elle découvrait au médecin des trésors dont la possession devait être regardée comme le bien suprême ; tantôt s’élevant un peu plus à la surface de l’eau, elle montrait une gorge qui semblait appeler les baisers » (idem). Dans une autre scène galante, Abdeker cède au désir de Zinzima (p. 152), ou bien la favorite Fatmé succombe à son médecin amoureux (p. 172). Le roman se teinte aussi d’une touche de cruauté et de violence, également présente dans les romans de sérail. Pour couper court aux reproches de ses généraux qui l’accusent de mollesse et de luxure, depuis qu’il est attaché à Fatmé, Mahomet sacrifie sa première favorite Irène : « Au même instant il tire son sabre et tranche la tête d’Irène qui attendait sa mort dans le silence. Elle tombe comme cette fleur qu’a coupée le tranchant de la charrue. Un frémissement d’horreur se répandit dans le cœur de chaque Turc » (p. 167). À la fin du livre II, apprenant que Fatmé est sa sœur, Mahomet se venge de la mort d’Irène. Son amour pour Fatmé s’étant converti en haine, il fait ordre de l’empoisonner (p. 208).
6Enfin, le roman présente un feuilleté d’histoires insérées qui dupliquent en abyme l’intrigue principale. La première histoire est celle de Zinzima, qui s’avère être Chrysolite ; la seconde, celle de Zélide, qui perd sa beauté après la mort de son amant (Le Camus, [1754] 2008, p. 79‑81). La troisième histoire, qui révèle le secret des origines de Fatmé, comporte des topiques du récit d’aventures barbaresques, notamment l’enlèvement par des brigands de la fille de Marie, belle‑mère du Sultan Mahomet, et trois scènes de reconnaissance. Roman dans le roman, le récit d’Ibrahim relate les circonstances de la naissance de Fatmé, fille de Marie. Marie voulut élever sa fille dans la religion chrétienne. Ibrahim fut chargé de l’éducation de la petite fille. Il l’emmena loin de la Cour, mais fut attaqué par des brigands qui enlevèrent l’enfant. Fatmé est identifiée grâce à des marques de naissance. Sa mère meurt en la retrouvant, « épuisée par vingt ans de douleurs et de chagrins » (p. 207), mais comblée.
Manuel de cosmétique
7À ce premier niveau de lecture s’ajoute un deuxième niveau d’interprétation, d’ordre pragmatique. Abdeker ou l’art de conserver la beauté s’inscrit dans la tradition des livres de secrets et se présente en effet comme un manuel d’hygiène et de santé, mais aussi de cosmétique et de beauté. Le narrateur‑prescripteur orchestre ses préparations comme des secrets révélés au lecteur néophyte. Ainsi, une recette pour déhâler le teint est présentée comme « un des plus beaux secrets de la Médecine, et on ne le trouvera pas décrit dans aucun autre livre touchant les cosmétiques » (Le Camus, [1754], 2008, p. 214). La rhétorique se rapproche de la parade d’un bonimenteur faisant la publicité de son ouvrage. Sa visée explicite est scientifique : il s’agit de divulguer des secrets de beauté et de santé et, au préalable, de comprendre et donner à comprendre les arcanes de la beauté des femmes et les secrets du corps féminin. Mieux, ces secrets s’apparentent à de l’alchimie. Une technique de vaporisation du visage est annoncée comme un « Secret pour enlever les rides, révélé par un Persan à une Grecque de soixante et douze ans, qui n’en parut plus que vingt‑cinq » (p. 120). Comment procéder ? « Faites rougir une pelle ; jetez dessus de la poudre de myrrhe ; recevez‑en la fumée sur votre visage, en vous couvrant la tête d’une serviette pour rassembler la fumée, et l’empêcher de se dissiper ». « Celui qui a communiqué ce secret en promet des merveilles », conclut le bonimenteur (idem).
8Comme dans un manuel de cosmétique, le lecteur trouvera à la fin de chaque partie des « observations » ou secrets de beauté. À l’issue de la première partie figurent ainsi quatre séries de préparations cosmétiques qui portent sur le maquillage (séries I, II, III), sur les eaux, les laits, les pommades, les huiles pour le teint ou le bain avant de conclure sur les sachets, pots‑pourris, cassolettes, pastilles parfumés (série IV). Suit une « bibliothèque de la toilette » listant les eaux, les esprits, les essences, les aluns, les éponges, les pommades, les huiles, les vinaigres, les pâtes, les savonnettes, les poudres, les rouges, les gants, les mouches, les produits de soin pour les dents, les sachets parfumés, les laits virginaux, les fards, les pastilles pour l’haleine et pour finir les pièces vestimentaires parfumées, corsets, poches, pièces d’estomac, portefeuilles (p. 140‑145). La partie II de l’ouvrage est suivie d’une série d’observations qui font écho aux conseils d’Abdeker à Fatmé. La série I préconise des cosmétiques contre les maladies de la peau, la série II contre le hâle, les taches de rousseur ; les séries V à VIII proposent des opiats et poudres pour les soins bucco‑dentaires ; les séries IX et X s’intéressent à la vérole et à l’extraction des verrues.
9Ainsi Abdeker ou l’art de conserver la beauté, en tant que manuel d’hygiène, de santé et de cosmétique, est‑il comparable à un cabinet de curiosités4, dans un même geste d’acquisition des savoirs. Comme dans un cabinet de curiosités, des monstres sont donnés à voir au lecteur et spectateur. Leur exposition corrobore la valeur pratique et thérapeutique du manuel médical qui préconise des soins en réponse aux cas diagnostiqués. Sont ainsi stigmatisées des maladies de la peau, couperose (Le Camus, [1754], 2008, p. 155), eczéma (« échauboulures », p. 156), acné (« saphirs », Idem), mais aussi taches de naissance (« lentilles ou signes », p. 157), de grossesse ou de vieillesse ou marques de la vérole. Mieux que cela, des cas d’école nous sont exposés, tel celui de Zaïre, « devenue si grasse qu’on ne remarque aucun trait sur son visage », si bien qu’« elle ressemble à ces bustes qui n’ont été que dégrossis » (p. 67) ; ou bien Azema, dont la dentition est particulièrement gâtée : « si elle dit la moindre parole, si elle fait le moindre souris, on aperçoit une mâchoire mal meublée, et qui antidate le moment de sa naissance de plus de trente ans » (p. 180‑181). Ces deux exemples, avec celui d’Irène devenue anorexique à la mort de son amant, se présentent comme des cas médicaux, des exempla narrativisés. Ils pourraient apparaître comme des excroissances ou des digressions. En réalité, ils sont reliés à l’intrigue romanesque et prolongés en un effet d’écho dans les séries d’observations à la fin de chaque partie. Ainsi Azema est‑elle à la fois un exemplum et un personnage de l’intrigue romanesque, « une médisante qui déchire à belles dents la réputation de son prochain, quoiqu’elle ait la bouche si mal meublée » (p. 181). Et, en prolongement, le lecteur trouvera dans les observations V à VII, des préparations cosmétiques pour nettoyer les dents, les blanchir, raffermir les gencives et nettoyer la mauvaise haleine (p. 220‑230). Le tressage entre le roman galant, le traité de médecine et le manuel de cosmétologie est cohérent.
10Enfin, Abdeker ou l’art de conserver la beauté, par les conseils et explications prodigués par le héros éponyme et surtout par ces séries d’observations, est un manuel de beauté pratique, destiné à un lectorat féminin comme il est annoncé dans la préface : « Les Dames, pour qui principalement on a travaillé, ne seront point sans doute effrayées par quelques termes d’Art qu’elles y trouveront » (Le Camus, [1754], 2008, p. 45). L’ouvrage de Le Camus, prescriptif et normatif sous couvert romanesque, se rattache au genre des manuels de cosmétique, « plutôt destinés aux femmes », comme l’a montré Catherine Lanoë (2008, p. 126-126). Abdeker ou l’art de conserver la beauté s’inscrit précisément dans la tradition des manuels de parfumeur tels Le Parfumeur français (1693) et Le Parfumeur royal (1699) de Simon Barbe, La Chimie charitable et facile en faveur des dames (1666), de Marie Meurdrac. Comme ces manuels, Abdeker ou l’art de conserver la beauté s’adresse à une coquette mondaine, urbaine plus qu’à une houri orientale. Les canons de beauté valorisés sont de type indo‑européen. Fatmé, belle Géorgienne, a les « yeux bleus » (Le Camus, [1754], 2008, p. 49). La favorite est le reflet en abyme des lectrices et usagères. Au fur et à mesure des séances dispensées par Abdeker, son questionnement s’affine et son savoir s’approfondit. Ses progrès témoignent de la fonction conative du manuel et de son efficacité pragmatique. Elle se permet d’interrompre son mentor : « Tu parles, dit Fatmé, en médecin qui ne veut pas perdre de ses droits. J’ai envie cependant de courir sur tes brisées et de faire briller un peu ma science » (p. 187). Elle disserte alors sur les gerçures, l’herpès, la mycose. La maïeutique cosmétique a fait son œuvre.
11Certaines anecdotes inscrivent d’ailleurs le manuel de beauté dans la réalité de la société française du xviiie siècle. Ainsi, sont évoquées les papillotes faites avec des « feuillets de romans, avec lesquels les Amants frisaient autrefois les cheveux de leurs Belles » (Le Camus, [1754], 2008, p. 59). Ou bien ce secret d’eau distillée dont se servirait une coquette parisienne « après avoir passé la nuit au jeu, soit après s’être fatiguée au bal, ou dans les petits soupers qui ne finissent qu’à l’aurore » (p. 125), amusements incompatibles avec le règlement d’un sérail turc. L’origine de certains ingrédients ne laisse pas de doute sur la contextualisation française, telle la « pierre spéculaire ou miroir d’âne » qui se trouve « dans les carrières aux environs de Paris comme à Montmartre, Passy, Bagnolet » (p. 131) ou le fait « que dans tout le Bas‑Poitou les femmes de la campagne blanchissent leur linge avec la pâte de pied‑de‑veau » (idem). Enfin, on notera chez Abdeker sa dextérité de parfumeur mondain dans l’art de confectionner des mouches : « Il prend un morceau de taffetas noir qui était enduit de gomme arabique ; il en coupe un petit morceau qu’il taille en losange, et qu’il applique à l’endroit où la mouche s’était posée » (p. 177). Certes, les mouches sont orientalisées en croissant, lune et étoile mais leurs noms respectent la taxinomie et la topographie françaises : l’assassine au coin de l’œil, la majestueuse au milieu du front, l’enjouée dans les plis des ris, la galante au milieu de la joue, la coquette auprès des lèvres, la précieuse et la friponne sur les lèvres.
Mode d’emploi à l’usage des coquettes
12En s’inspirant des conseils de préparation et de leur mode d’emploi, les lectrices d’Abdeker ou l’art de conserver la beauté, pouvaient confectionner dans leurs « laboratoires de coquettes », c’est‑à‑dire dans leur espace domestique, « une véritable cuisine » selon les termes d’Alain Corbin dans Le Miasme et la jonquille (Corbin, 1986, p. 92). Cuisine est le terme adéquat, car dans Le Parfumeur royal, dans La Chimie charitable et facile en faveur des dames et dans Abdeker ou l’art de conserver la beauté, cosmétique, médecine et cuisine sont associées, comme le souligne Catherine Lanoë dans La Poudre et le fard (2008, p. 137). Les ingrédients pour la préparation des cosmétiques sont des produits de consommation courante (œufs, pain, lait, huile), des matières premières végétales et animales glanées dans la nature environnante (fleurs, herbes, racine, graines, escargots) et des substances de rebut (os desséchés, coquilles d’œufs, corne de cerf, graisse d’animaux sauvages). Les gestes et les ustensiles prisés dans les préparations rattachent aussi la fabrication des cosmétiques à de l’art culinaire. La formulation est identique, à savoir une série de verbes injonctifs à l’impératif, qui guident les gestes du lecteur/usager. Cette syntaxe invite la lectrice à reproduire ces recettes. Ainsi pour faire « une pommade rouge, excellente pour les lèvres » :
Prenez une once de cire blanche et de moelle de bœuf, trois onces de pommade blanche ; laissez fondre le tout au bain‑marie ; ajoutez un gros d’orcanette5 et remuez jusqu’à ce que la pommade ait acquis une couleur rouge ». (Le Camus, [1754] 2008, p. 231)
13Ou bien pour cette « pommade de vieux lard » :
Prenez une livre de vieux lard, le plus vieux et le plus épais, ôtez‑en la corne et le dessous ; piquez‑le partout et de près avec de l’avoine ; ensuite passez‑le dans une broche, faites‑le tourner et cuire à petit feu, sans qu’il puisse brûler, avec le soin de mettre dessous une lèchefrite propre, à moitié pleine d’eau pour recevoir la graisse. (p. 237)
14La préparation, refroidie et figée, est lavée dans de l’eau de fontaine puis battue comme en neige, avec des brins de bouleau. Cette pommade, nous assure‑t‑on, est « une des plus excellentes que l’on puisse employer pour prévenir les marques de petite vérole » (idem).
15La rhétorique est pragmatique en invitant à une série de gestes techniques. La terminologie est précise, qu’il s’agisse des ingrédients, des ustensiles, des mesures. Par exemple, pour cet « opiat pour blanchir les dents », la recette est la suivante :
Prenez de la gomme laque, du corail préparé, du sang‑dragon, du cachou, de chaque once ; de la cannelle, du girofle, de la racine de pyrèthre6, de chaque six gros ; du santal rouge, de l’os de seiche, des coquilles d’œuf calcinées, de chaque quatre gros ; du sel marin décrépité en gros. Le tout mis en poudre fine, mêlez dans un mortier de marbre avec une suffisante quantité de miel rosat. (p. 222)
16La coquette ne ménage pas sa peine. Les séries de verbes d’action au présent de l’impératif, employés dans des propositions paratactiques, témoignent de son énergie. Elle écrase au pilon, réduit en poudre, calcine, fait bouillir, met à infuser, fait tremper, délaye, distille, exprime le jus, mêle, détrempe, réserve, retire, passe à travers un linge, tamise, laisse refroidir, tremper, infuser, sécher… avant de renouveler l’expérience. La coquette est vaillante, industrieuse, patiente et robuste. Pour cette « excellente pommade pour le visage » (p. 131), elle pile des os de mouton, les désosse, casse les os longs pour en retirer la moelle. Le lecteur peut se demander quand, paradoxalement, elle trouvera le temps de profiter des heureux effets des cosmétiques « faits maison ».
17Si le lecteur compare les modes de préparation des cosmétiques chez le parfumeur Barbe, la chimiste Meurdrac et le médecin Le Camus, ce sont, à peu de choses près, les mêmes techniques et les mêmes formulations, comme le souligne Catherine Lanoë (2008, p. 124-126). Et pourtant, un doute s’installe au fil des observations égrenées par le narrateur‑prescripteur, double de Le Camus et d’Abdeker. D’abord, la collecte des ingrédients paraît une entreprise des plus ardues. Les compositions associent des éléments courants et d’autres plus rares, surtout à la ville. Certaines frisent le collage surréaliste, telle la rencontre fortuite sur la table de cuisine de myrrhe et de limaçons, dont on fera une miraculeuse pommade :
Faites cuire des limaçons pilés dans suffisante quantité d’huile d’amandes douces ; passez et ajoutez une once de cire vierge sur quatre onces de cette huile ; lavez bien le tout dans l’eau de frais de grenouilles, et ajoutez quelques gouttes d’essence de citron pour corriger la mauvaise odeur. (Le Camus, [1754] 2008, p. 237)
18Des dissonances font peser un soupçon sur la caution scientifique7 de nombreuses préparations. Le lecteur, s’il prend au sérieux la valeur pratique du manuel, peut trembler à l’idée d’appliquer la « pommade de vieux lard » sur le visage ou sur les mains, cette composition faite à base de pigeon vidé, rempli de fraxinelle, mis dans un alambic avec du lait, de la crème et de l’huile d’amandes douces distillés. Il reste sceptique quant à cette méthode pour « prévenir la petite vérole » :
Prenez un poulet, coupez‑lui la tête, après lui avoir plumé le col, mettez le col qui tient au corps dans l’anus de la personne qui est menacée de la petite vérole. On prétend que l’animal enfle extraordinairement, et qu’il faut prendre garde de ne pas le laisser trop longtemps, parce qu’il tire le venin avec tant de violence, que le malade pourrait y succomber. (p. 234)
19La terminologie peut inviter au voyage, qu’il s’agisse de l’Eau de la reine de Hongrie, du Baume de la Mecque, du Baume du Pérou. D’autres termes intriguent le néophyte, tel le sang‑dragon qui est une plante. Certains sont spécialisés (opiat, pyrèthre, alun, borax), d’autres prêtent à confusion, tels les pieds de veau qui désignent des arums dont l’eau distillée des racines sert à la confection des fards, alors que dans cette recette d’« Excellente pommade pour le visage », la coquette devra désosser des pieds de moutons et retirer la moelle de pieds de veau (p. 131). Le lecteur d’aujourd’hui s’instruit. Il découvre des plantes, des techniques, des mesures (aune, gros, once, setier) oubliées. Le manuel a une fonction didactique, et, par ailleurs, un intérêt historique, notamment concernant la méthode de l’inoculation8.
20La lecture des observations conduit enfin à un effet de saturation ad nauseam. Nausée ou dégoût que suscitent certaines compositions curieuses comme l’« eau de mille fleurs » au nom poétique. Or, elle est tirée au printemps par distillation « de la fiente ou bouse de vache » (Le Camus, [1754] 2008, p. 124). Se pourrait‑il qu’Abdeker ou l’art de conserver la beauté fût un anti‑manuel qui avancerait un mode d’emploi traditionnel tout en le déconstruisant ? D’autant que le narrateur émet de temps à autre quelques réserves sur son propre propos en une métalepse réflexive : « Tous ces remèdes sont dangereux, et ne doivent être employés qu’avec beaucoup de circonspection » (p. 241). Bien que ces recettes semblent réalistes, les lecteurs d'aujourd'hui peuvent être tentés de décrypter le propos caractérisé par l'excès et l'incongruité. L'effet de surenchère ne ferait-il pas basculer le texte dans un tout autre registre, celui de la morale ?
Vanité
21Abdeker ou l’art de conserver la beauté apparaît en effet comme un traité moral dont la visée est cathartique aux sens médical et littéraire. La lecture morale permet de décliner différents usages pratiques possibles du texte, selon différents niveaux de lecture. D’abord, les conseils hygiéniques d’Abdeker sur les purgatifs, la sudation, les saignées (Le Camus, [1754] 2008, p. 70‑72), la description du relâchement mammaire (p. 73‑74) ou d’une peau couperosée ou acnéique (p. 155‑156), par leur réalisme anatomique et organique, sont un contrepoint à l’éloge délicat de la beauté de Fatmé la sultane (p. 49‑50) et implicitement des coquettes françaises. Ce sont des contre‑blasons qui déconstruisent l’idéal de perfection du corps féminin blasonné. Le fameux mystère féminin est démythifié, tout comme le sérieux scientifique des manuels de beauté.
22Puis, Le Camus, « médecin‑métaphysicien », souligne l’unité du corps et de l’esprit, de la beauté et de la santé. L’épiderme apparaît notamment comme une surface réfléchissante où se lisent les dysfonctionnements physiques et psychiques. La peau et ses maladies sont au centre du traité et des compositions cosmétiques. La pourriture exsude par la peau, par la bouche. Comme dans ces images du xvie siècle, analysées par V. Nahoum‑Grappe9, où le corps d’une belle femme est étreint par un squelette grimaçant et asexué, le manuel de beauté, en une anamorphose, renvoie à la lectrice l’image de son squelette, sous sa peau de coquette, retournée comme un gant. Le monstre au double sens étymologique du terme (monitum et monstratum), c’est elle. Dartre, chancre, dents gâtées, carries, mauvaise haleine, la décomposition est à l’œuvre : elle reflue. À l’endroit sourit Fatmé, avec ses gencives vermeilles, ses dents à l’émail éclatant de blancheur (Le Camus, [1754] 2008, p. 187). À l’envers, en anamorphose, apparait la bouche d’Azema, ses « gencives mollasses, gonflées par un sang noir et livide ; prolongées au‑delà de leurs bornes ; parsemées d’ulcères fétides et malins… » (idem). À l’endroit du médaillon, l’artifice des cosmétiques. À l’envers la vanité, le refoulé de la nature. Abdeker ou l’art de conserver la beauté apparaît comme un traité anatomique et, finalement, comme un rapport d’autopsie de coquette qui peut rappeler les Vénus de cire anatomiques. Un couvercle amovible recouvrait le thorax et l’abdomen de la figure féminine dont les organes étaient exposés à côté du mannequin. Ainsi, La Petite Vénus (Venerina) de Clemente Susini offrait‑elle à voir l’intimité organique de la femme. Ces Vénus anatomiques étaient des exempla anatomiques et des memento mori, comme le montre Louis Van Delt dans Littérature et anthropologie (1993). La coquette anamorphosée emblématisait la déchéance de l’homme. Répondant à son étymologie, la cosmétique va restaurer un peu d’ordre, lisser le chaos organique et retourner le bouclier d’Abdeker‑Persée afin de pétrifier le rictus méduséen de la mort.
23Abdeker ou l’art de conserver la beauté s’avère un traité moral aux résonances métaphysiques. Sa clef est peut‑être cachée dans le double fond de son premier tiroir, la préface. Il y est question du Serquis, une plante sacrée :
La vertu de cette plante est si admirable, qu’elle conserve la fraîcheur, la fermeté et l’embonpoint de telle façon qu’une femme de soixante et dix ans n’en paraît pas avoir la moitié. Cette plante vient auprès d’une montagne qui est auprès de la Mecque. Le Grand Seigneur la fait garder avec soin, et quiconque approcherait à une certaine distance de l’endroit où on la cultive, serait puni de mort. (Le Camus, [1754] 2008, p. 113)
24Au fond, la visée de la médecine et de la cosmétologie est de conjurer la maladie, le vieillissement, la mort. Elles rejoignent le vieux rêve d’éternité, le vieux désir d’immortalité. Abdeker prométhéen rêve d’interrompre le cours du temps et de la nature.
25En cela, comme l’écrit Catherine Lanoë, « ces formules de cosmétiques se rattachent aussi pleinement au registre imaginaire et allégorique de l’alchimie, dont elles prolongent en somme les quêtes de vie éternelle » (2008, p. 160). Les pratiques de l’alchimie puis de la chimie développées au xviiie siècle se retrouvent dans la préparation des cosmétiques. Le manuel de Marie Meurdrac ([1666] 1999) est un traité de chimie et les recettes cosmétiques sont proposées en complément. Nous retrouvons, sur un plan technique, l’ustensile iconique, l’alambic, les gestes paradigmatiques et les opérations syntagmatiques (extraire, purifier, distiller) et, sur un plan métaphysique, l’idée de recréation de la matière et de beauté éternelle. Le médecin cosmétologue puis sa disciple, la coquette alchimiste, agissent sur la matière (faire maigrir Zaïre), transforment la couleur (déhâler Zinzima). Les gestes sont de l’ordre de la destruction. La coquette broie des matériaux d’ordre animal, végétal et minéral. Elle pulvérise les composants de son cabinet de curiosités. Son œuvre contre la mort passe d’abord par une phase de dé‑création, à rebours de la nature, puis de re‑création. Rappelons‑nous l’« eau de mille fleurs », distillée à partir de fiente ou de bouse de vache. Du plomb, l’alchimiste fait de l’Or. À partir de la matière pulvérisée, puis transformée, la coquette faustienne concocte une eau de jouvence. Abdeker, nouvel Orphée, ressuscite Fatmé à la fin du chapitre II après avoir fait croire à sa mort. Il fait enlever son corps, lui substitue le cadavre d’une esclave et la guérit. Après la phase de dé‑création, vient la phase de recréation, de palingénésie par la médecine, la cosmétique et la littérature, précieux alambics desquels relève Abdeker ou l’art de conserver la beauté.
Conclusion
26Abdeker ou l’art de conserver la beauté est donc un étrange manuel de beauté, déconstruisant par la surenchère de sa rhétorique et par l’incongruité de ses méthodes, la scientificité et la crédibilité de ses prescriptions. Le lecteur, ou plutôt la lectrice, cible de l’anti‑manuel, peut alors lire un traité moral et y découvrir une vanité au dos de son mode d’emploi. Cependant, la coquette alchimiste, conjurant le memento mori et distillant une goutte de l’élixir d’éternité, régénérera le sens étymologique de cosmétique et restaurera le cosmos au sein du chaos dégénératif.
27Mais revenons à notre lecteur initial, César Birotteau. La lecture de l’Abdeker ou l’art de conserver la beauté lui a été profitable. Le parfumeur a une illumination de génie. Sur les conseils du chimiste Vauquelin, César Birotteau va lancer la Double Pâte des Sultanes et, pour l’accompagner, une eau pour le teint, l’Eau Carminative. Ce sera un succès. À la même époque fleurissent sur le modèle d’Abdeker ou l’art de conserver la beauté des traités ou manuels de beauté dont L’Ami des femmes de Saint‑Ursin, la Toilette des dames, ou encyclopédie de la beauté d’Auguste Caron, le Code de la toilette d’Horace Raisson, le Manuel des dames d’Elisabeth Celnart. Destinés sous l’Ancien Régime aux aristocrates, les manuels de beauté se sont démocratisés et visent les classes bourgeoises. L’accent est mis sur le naturel, la propreté, les bonnes manières, l’ordre et l’économie. Leurs auteurs mettent en garde contre les dangers de la coquetterie quand celle‑ci n’est pas uniquement motivée par le désir de plaire à son époux, contre l’usage dispendieux et exagéré des cosmétiques, contre la toxicité du fard à base de plomb et de mercure, contre les abus des charlatans qui vendent à prix d’or des préparations « ridicules et dégoûtantes10 » (Celnart, 1821, p. 39). Si Caron cite Abdeker ou l’art de conserver la beauté, s’il propose, comme Saint‑Ursin, quelques recettes, Horace Raisson s’en tient aux quelques généralités d’un chroniqueur mondain. Le manuel le plus pragmatique est celui d’E. Celnart. La seconde édition présente en première partie des recettes de cosmétiques réalisables, très précises en termes d’ingrédients et de mesures. Prescriptifs et normatifs, animés d’un devoir de vigilance morale et sociale comme Abdeker ou l’art de conserver la beauté, les manuels de beauté sous la Restauration perpétuent et même renforcent une certaine image de la femme dont le rôle est cantonné à des fonctions esthétique et domestique. La maison bourgeoise est le nouveau sérail.