L’Iliade, manuel inutile ? Sur la littérature et l’action selon Platon
« L’Iliade et L’Odyssée résonnent
comme des manuels de conduite pour tous les temps. »
(Sylvain Tesson, Un été avec Homère, 2017)
1Il y a des méchancetés à l’égard de la littérature1 qui peuvent nous en apprendre long sur son compte. C’est le cas du réquisitoire accablant que Platon compose en plusieurs de ses ouvrages, dans la première moitié du ive siècle avant Jésus-Christ, pour démentir le rôle éducatif important que l’on assigne dans l’Antiquité à la poésie d’Homère (viiie siècle avant notre ère), reconnue alors comme l’archétype et le sommet de toute littérature. Le philosophe conteste le fait que cette poésie puisse nous aider à nous orienter dans l’action, comme semblent le croire ses contemporains2.
2Et pour cause : les poètes ne sauraient pas vraiment de quoi ils parlent ; ils se contenteraient d’imiter ceux qui savent, produisant une copie séduisante de la vérité, sans pouvoir se prononcer sur ce dont il est question. Voilà brièvement résumé le recours à la notion fondatrice de mimèsis au livre X de la République. La plupart de nos lecteurs auront entendu parler3 de cette « vieille querelle entre philosophie et poésie4 », ce combat sans merci que livre Platon (il n’est que le premier) pour assoir l’autorité d’une science du Vrai, en lieu et place de la culture poétique qui prévaut dans la formation scolaire de son époque.
3Mais le sujet de ce numéro de Fabula-LhT sur les « manuels et modes d’emploi » nous offre l’occasion de revenir avec un regard aiguisé sur le fait que, pour accuser le manque de savoir des poètes et de leurs interprètes, Platon se plaît à nous faire chercher dans les vers d’Homère un savoir-faire : il nous fait envisager l’épopée homérique comme une collection de conseils sur les problèmes pratiques de l’existence, que ce soit dans les affaires publiques ou les affaires privées, les questions générales ou techniques, pour nous amener à la conclusion qu’on ne peut pas faire une telle confiance à la parole poétique. Dans les faits, nous ne croyons pas autant que nous voulons bien le dire aux forces éclairantes de la littérature : tel est l’aveu auquel veut nous réduire le personnage de Socrate, qui mène le dialogue dans la République de Platon avec sa poigne et sa malice emblématiques. En rappelant comment cette théorie littéraire à charge, élaborée par Platon, confronte la poésie à des problèmes pratiques, nous chercherons dans cet article à préciser le type de relation qui s’instaure avec les textes littéraires lorsque nous attendons d’eux qu’ils nous inspirent dans nos choix et nos comportements. Si les œuvres que nous chérissons ne sont évidemment pas des manuels au sens strict, comment définir l’aide utile qu’elles nous procurent pour réagir à diverses situations ? Le même Platon peut nous fournir des pistes de réponse : on avancera donc en réfléchissant, du même élan, avec et contre lui.
4Notons déjà que l’utilité qui nous occupe ici peut prendre diverses formes au sein d’un éventail qui va de la sagesse existentielle (avoir des réactions justes et opportunes, prendre de bonnes décisions face aux difficultés, bref, faire preuve de « prudence », au sens classique du terme) jusqu’au savoir-faire propre à un métier ou à une tâche spécifique. Or, si un lecteur de notre temps peut s’inspirer assez facilement de la sagesse d’une époque ancienne pour forger certains aspects de son éthique, il est sûr que les bouleversements causés par le progrès technique rendent obsolètes la plupart du savoir-faire des siècles passés. Le dialogue que nous établissons avec les auteurs anciens sur cette question de l’agir suit donc globalement une démarche transhistorique5, tablant sur le fait que les problèmes et solutions du passé ont des similitudes avec ceux du présent, mais sans oublier les ruptures entre les époques qui font que l’enseignement concret offert par les textes ne subsiste que par un jeu de transposition, de passage du premier au second degré de lecture, que nous tâcherons de préciser à la fin de cette étude.
La littérature et les métiers
5Repartons du livre X de la République (Platon, 1982, p. 88-92) et de ce geste déstabilisant, typique de l’ironie socratique, qui consiste à prendre au pied de la lettre l’utilité que les peuples grecs pensent tirer de la fréquentation quotidienne d’Homère. On pourrait le reformuler en ces termes : vous dites que ces vers appris par cœur et rappelés à plaisir vous ont aidés ? Très bien, mais que vous ont-ils permis de faire, concrètement ? Dans la République, cette question embarrassante est tournée vers l’auteur, auquel on voudrait pouvoir attribuer des réalisations notables, comparables aux exploits des grands hommes. Voici donc que Socrate reproche à Homère son curriculum bien trop vide. Qu’a-t-il fait dans sa vie6 qui lui donnerait autorité sur les sujets importants qu’il évoque ? A-t-il jamais commandé une armée en guerre ? A-t-il été choisi comme législateur d’une cité ? A-t-il laissé des disciples, qui se transmettraient « une règle de vie homérique [ὁδόν τινα βίου Ὁμηρικήν] » (600a-b ; p. 90), à la manière des disciples de Pythagore ? Socrate commence d’ailleurs cette mise au point en présupposant, de façon assassine, l’infériorité de la littérature : si l’homme Homère avait été capable de mener de grandes actions, n’aurait-il pas préféré y consacrer sa vie, plutôt que de perdre son temps à en fabriquer une image virtuelle en poésie (599a-b ; p. 89) ?
6La virulence de Platon nous rappelle justement qu’une foi commune en la poésie existait bien à son époque, où nombre de gens aux statuts variés – diversité sociale rendue possible par la transmission orale des poèmes – considéraient Homère comme « l’éducateur de la Grèce », une source de sagesse inépuisable et le creuset de l’identité grecque7, selon les mots du philosophe un peu plus loin, toujours au livre x :
[…] quand tu rencontreras des gens qui font l’éloge d’Homère en disant qu’il a éduqué la Grèce, ce fameux poète8, et que, en vue d’administrer les affaires humaines ou de s’y former, il mérite que l’on se consacre à l’apprendre, et qu’on vive toute son existence en prenant modèle sur ce poète9… (606e ; p. 102 ; notre traduction)
7Tel est bien le lieu commun favorable à la poésie que le philosophe essaie de déraciner, par un choix iconoclaste (en rupture avec son époque, mais plutôt en accord avec la nôtre) : selon cette opinion diffuse que Platon rejette comme naïve, la littérature serait le guide légitime des actions à entreprendre, parce qu’elle nous présenterait un savoir encyclopédique sur les multiples activités qui composent une vie. Pour les Grecs de l’âge classique, l’œuvre poétique enrichit à la fois les connaissances et les compétences des lecteurs qui en sont familiers ; en passant par Homère, ils sont persuadés de découvrir ce qu’est le monde et comment l’on peut y jouer son rôle, sans qu’il soit besoin de séparer le savoir et le savoir-faire. À cet égard, au-delà des œuvres qui offrent un traité agricole ou un manuel technique transfigurés par une écriture poétique, comme Les Travaux et les Jours d’Hésiode ou Les Géorgiques de Virgile, toute poésie est didactique pour les Anciens10, puisqu’elle nous enseigne forcément quelque chose. Or, cette réputation de posséder un savoir dans tous les domaines est commune aux différents adversaires que pourfendent Socrate et Platon : sophistes, rhéteurs, poètes, tragédiens sont tous attaqués dans les dialogues parce que leur succès repose sur une image de professeurs de sagesse universelle, capables de préparer à tous les défis.
8Parmi cette galerie de savants aux connaissances tentaculaires, le héros éponyme du bref dialogue Ion, de Platon, joue le rôle d’idiot utile dans la démolition du prestige homérique. Ce personnage caricatural représente une profession artistique réelle : c’est un rhapsode, un spécialiste de la récitation poétique, habitué à se produire dans les grandes fêtes devant un public nombreux, pour déclamer de longs passages d’Homère en les accompagnant d’un commentaire sous forme d’éloge, qui en souligne la valeur. En s’attaquant à cette figure, dans ce dialogue qu’on situe souvent parmi ses écrits de jeunesse11, Platon envisage la poésie sous l’angle de sa transmission, définie comme un travail d’interprète : « Le rhapsode, en effet, doit être l’interprète de la pensée du poète auprès des auditeurs [Τὸν γὰρ ῥαψῳδὸν ἑρμηνέα δεῖ τοῦ ποιητοῦ τῆς διανοίας γίγνεσθαι τοῖς ἀκούουσι] » (Platon, 530c ; 1964, p. 30). Ici, le manque d’expérience concrète qu’il s’agit de dénoncer n’affecte pas le poète, mais ceux qui sont chargés de le donner à comprendre et de montrer ce qui est admirable dans son œuvre.
9La fierté du dénommé Ion est vite balayée en deux démonstrations, qui s’articulent autour de la notion polysémique de « tekhnè [τέχνη] » – art, métier ou technique –, pour nous convaincre que ce rhapsode manque d’un savoir authentique. Le premier raisonnement a de quoi interpeller les chercheurs en littérature : si le spécialiste d’Homère s’exprimait en vertu d’une teknè, c’est-à-dire s’il maîtrisait vraiment comme un homme de métier les sujets abordés dans l’œuvre homérique, sa compétence s’étendrait, au-delà de son poète favori, à tous les poètes qui parlent des mêmes sujets ; or, ce n’est pas le cas, comme Ion est le premier à le reconnaître, lui qui parle d’Homère avec une facilité qu’il n’a pas au sujet d’autres auteurs (p. 30-34). Pour aborder la poésie, Platon privilégie ainsi les sujets traités (communs à une foule d’écrivains) aux dépens de l’écriture singulière qui s’en empare.
10C’est à ce moment que Socrate évoque avec éloquence – passage fondateur dans l’histoire des idées poétiques – le puissant effet de l’inspiration, comparé au pouvoir d’attraction d’un aimant, qui se transmet de l’auteur au public en passant par l’interprète, à la façon d’une chaîne magnétique (Platon, 1964, p. 35-39). Emplis de ce don divin, les connaisseurs d’Homère seraient possédés par le poète comme les bacchantes en transe sont possédées par Dionysos. Cette description lyrique est à double tranchant, puisqu’elle reconnaît la sacralité de la poésie tout en déniant le rôle joué par l’intelligence des lecteurs, auditeurs ou commentateurs.
11Dans son second raisonnement, Platon sélectionne chez Homère certains passages qui présentent une dimension technique, relevant d’un métier particulier. Socrate demande à son interlocuteur de citer les vers ou s’en charge lui-même : conseils de pilotage pour une course de chars, prodigués par un personnage expérimenté12 ; description par le narrateur de la préparation d’un médicament par un médecin ; comparaison d’un plongeon avec la trajectoire d’une ligne de pêche ; ou encore oracle rendu par un devin ou description d’un présage divin (Platon, 537a-539c ; 1964, p. 39-43). Pour chacun de ces exemples, le philosophe met le spécialiste de poésie au pied du mur en réclamant de lui une expérience pratique qui le mettrait en mesure d’évaluer la pertinence des propos d’Homère. Ainsi, pour la course de chars : « Dans les vers que tu as récités, est-ce toi ou un cocher qui jugera le mieux si Homère parle bien ou non ? [Πότερον οὖν περὶ τῶν ἐπῶν ὧν εἶπες, εἴτε καλῶς λέγει Ὅμηρος εἴτε μή, σὺ κάλλιον γνώσει ἢ ἡνίοχος ;] » (538b ; 1964, p. 41.] » Le manuel technique à l’usage des apprentis conducteurs de chars serait donc la pierre de touche pour vérifier la valeur de l’écriture poétique dans un tel passage.
12Et le jeu continue pour les trois autres exemples : l’art du commentaire poétique – ou « l’art rhapsodique », écrit Platon par endroits (538b-c ; p. 42), y est chaque fois mis en concurrence avec un autre art ou métier (médecine, pêche, divination), qui détiendrait le privilège du savoir utile sur le sujet – une « connaissance des choses [πραγμάτων ἐπιστήμη] » (537d-e, notre traduction ; p. 39) – renvoyant les « littéraires » à leur ignorance et pour tout dire… à leur manque d’un vrai métier. Comme l’écrit Jean-Luc Nancy en faisant le lien avec la théorie socratique de l’inspiration évoquée plus haut :
L’absence de tekhnè (et d’epistèmè) correspond donc à l’absence de capacité propre. […] Ce n’est pas en propre que le poète est poète, c’est dans la mesure, elle-même sans mesure, d’une dépossession et d’une dépropriation. (Nancy, dans l’éd. de Platon, 2001, p. 123)
13Non pas que l’œuvre littéraire soit dépourvue de tout contenu solide ou de tout intérêt, mais ce contenu ou cet intérêt n’appartiendraient ni au poète ni à ses admirateurs, selon Platon : ces derniers n’en seraient que les véhicules, les relais inconscients, comme des messagers porteurs de lettres qui transmettraient des avis importants sur des affaires dont ils ne connaissent rien eux-mêmes.
L’efficacité d’Alexandre, fervent lecteur d’Homère
14Ces arguments platoniciens semblent d’autant plus accablants et difficiles à repousser que le sens commun de nos contemporains tend à leur donner raison, du moins lorsqu’il cantonne la lecture au rang de simple loisir ou peine à envisager les études littéraires comme une formation sérieuse pour prendre pied dans un monde gouverné par les techno-sciences et l’économie. Même un auteur et professeur de lettres comme Pierre Bergounioux, dans son essai d’histoire littéraire intitulé Jusqu’à Faulkner, fait de la cécité d’Homère l’emblème d’une littérature qui, pendant des millénaires et donc jusqu’à l’heureux avènement du roman moderne américain, s’est déployée à l’écart du monde, en racontant tout ce que l’auteur n’a pu ni vivre ni voir en personne (Bergounioux, 2002, p. 9-13). Chercher des directives pour l’action dans une littérature ainsi conçue reviendrait alors à fonder une enquête sur le témoignage oculaire… d’un aveugle.
15Mais cette critique n’est pas si implacable qu’elle en a l’air. D’abord, l’insistance de Platon sur les métiers et le savoir technique qui les gouverne ne fait-elle pas diversion ? N’est-elle pas un moyen habile d’éviter de se prononcer sur un autre type de savoir plus général que les Grecs pensaient puiser dans la récitation d’Homère : un savoir d’ordre éthique, une sagesse dans la conduite de l’existence, qui se forgerait par le compagnonnage avec les personnages de l’épopée (héros, mais aussi simples « civils » qui nous font prendre du recul sur la guerre en cours, si l’on pense à Andromaque, l’épouse d’Hector), personnages dont la force d’âme, les malheurs ou les erreurs désastreuses nous offrent une image hyperbolique de nos luttes quotidiennes et nous font sentir combien la vie est faite de décisions difficiles à prendre et lourdes de conséquences. Certes, Homère n’a pas laissé de « règle de vie » aussi explicite et formelle que les commandements d’une école philosophique, comme le dit Socrate dans La République. Mais il n’en offre pas moins à ses lecteurs des occasions de régler leur vie, d’ajuster leurs réactions, de faire évoluer leurs façons d’agir en s’interrogeant sur celles des personnages épiques13.
16Il suffit de penser à « la colère d’Achille » qui est le sujet inaugural de L’Iliade : le héros lui-même ne se repent-il pas amèrement de cette querelle futile avec le roi Agamemnon qui, en l’éloignant du champ de bataille, a entraîné la mort de tant de ses compagnons d’armes, jusqu’à celle de Patrocle, son ami le plus cher ? Après avoir reconnu son aveuglement, Achille déclare en effet au souverain de Mycènes :
Mais, quels que soient nos remords, laissons ce qui a été fait, nécessité oblige, en domptant notre cœur en notre poitrine.
[Ἀλλὰ τὰ μὲν προτετύχθαι ἐάσομεν ἀχνύμενοί περ,
θυμὸν ἐνὶ στήθεσσι φίλον δαμάσαντες ἀνάγκῃ.] (Homère, xix, v. 65-66 ; 2007, p. 108-109).
17L’effort du personnage pour dépasser sa frustration et se concentrer sur la reprise du combat, exprimé par des formules qui sont récurrentes dans l’œuvre14, met en relief ce motif du combat intérieur par lequel le poème peut facilement se présenter aux lecteurs comme un miroir d’apprentissage, où l’on se confronte aux drames de la vie.
18Mais ce savoir existentiel peut même se condenser dans un domaine d’action particulier. À cet égard, si Homère n’était pas lui-même un homme d’action, il n’empêche que certains hommes illustres ont trouvé dans sa poésie une aide pour agir. Un exemple fameux dans l’Antiquité est celui d’Alexandre le Grand (-356-323), dont l’incroyable expédition militaire en Asie commence en -334, moins de quinze ans après la mort de Platon (-347 ou 348). L’historien et philosophe Plutarque (vers 46-125 ap. J.-C.), en écrivant la Vie d’Alexandre, attire l’attention sur le lien personnel puissant qu’il avait noué avec l’Iliade :
Il était aussi par nature amateur de discours et de lectures. Considérant et surnommant l’Iliade « le viatique de la valeur guerrière », il en emporta le texte dans la version dite « de la cassette », qu’Aristote avait corrigée, et il l’avait toujours sous son oreiller avec son poignard, comme l’a raconté Onésicrite15. (Plutarque, viii, 2 ; 1975, p. 38, trad. modifiée)
19On peut être frappé par cet attachement à l’œuvre, si fort que le livre de chevet (il faut s’imaginer des rouleaux enfermés dans un précieux coffret, « la cassette ») est carrément placé sous l’oreiller du commandant, « avec son poignard », ce qui suggère que l’un et l’autre, le poème et la dague, ont une importance vitale, qu’il faut les avoir toujours sous la main, voire qu’ils sont tous deux des armes pour se défendre. Précisons le surnom donné par Alexandre à l’Iliade : le « viatique [ἐφόδιον] » est le nécessaire qu’on emporte pour la route ou le chemin, via en latin et ὁδός en grec. C’est une nourriture (ou la somme d’argent pour se la procurer) nécessaire pour endurer l’effort et pouvoir atteindre son but. Quant à la « valeur guerrière [πολεμικὴ ἀρετή] », selon les manières de traduire le nom « aretè [ἀρετή] », on peut l’entendre concrètement comme la somme des vertus militaires (courage, force, autorité, tempérance, loyauté, etc.) et de façon globale comme l’excellence, le meilleur comportement, qui distinguera un homme de guerre exceptionnel.
20La philosophie est incarnée dans ce passage par le nom d’Aristote, professeur et conseiller du jeune Alexandre, choisi par son père le roi Philippe de Macédoine. Mais ce n’est pas un hasard si l’auteur de la Poétique a encouragé et facilité le goût de son élève pour Homère en éditant le texte à son attention : contrairement à son maître Platon, Aristote est convaincu que la poésie en tant qu’imitation ou mimèsis ne nous maintient pas dans un monde virtuel fait d’ombres et d’illusions, mais nous permet au contraire de faire des apprentissages et de nous représenter avec plus de clarté les rouages d’une action, d’un drama16. Cette anecdote prend donc racine dans une réfutation du réquisitoire platonicien contre la littérature.
21Ainsi, ce jeune prince qui s’apprête à conquérir l’Empire perse et tant de royaumes orientaux jusqu’en Inde, repoussant les limites du monde accessible pour les Grecs de son temps, veut vivre à l’école de l’épopée homérique et se rêve en nouvel Achille, aspirant à la gloire d’être chanté par un nouvel Homère, comme il l’exprime dans une scène inaugurale de son expédition. En effet, un des premiers gestes qu’il accomplit une fois débarqué sur le rivage de l’Asie mineure (dans l’actuelle Turquie) est de se rendre « en pèlerinage » aux environs de Troie pour honorer le tombeau d’Achille17 (ou le monument qui passait pour tel), une démarche dont le retentissement symbolique se propagera en poésie – surtout dans un sonnet emblématique de Pétrarque, fréquemment imité par les humanistes18.
22Mais nous parlions plus haut d’une sagesse homérique supposant de se questionner sur l’attitude des personnages guerriers. Peut-on vraiment dire à ce stade qu’Alexandre s’interroge sur les faits et gestes d’Achille et de ses comparses ? On perçoit plutôt une fascination, une envie irrépressible d’imiter ce modèle sur le terrain de la guerre, qui laisse peu de place pour une quelconque mise à distance du texte. Dès lors, l’Iliade est-elle encore de la littérature aux yeux d’Alexandre ? Une distinction utile nous est fournie par Hélène Merlin-Kajman dans L’Animal ensorcelé (2016), qui reprend notamment le travail philosophique de Nancy et Lacoue-Labarthe sur Le Mythe nazi (2005). Effectivement, Alexandre se rapporte à l’Iliade comme à un mythe exaltant : sa lecture si fervente ne saurait être dite littéraire, si l’on convient que tout l’intérêt de la littérature est de démythifier notre rapport au monde par une forme de catharsis, c’est-à-dire de nous offrir des allègements et des écarts réflexifs qui nous fassent échapper à la contagion des passions violentes exprimées dans une œuvre (Merlin-Kajman, 2016, en particulier p. 457-462). À cet égard, dans la réflexion qui nous occupe ici sur les rapports entre littérature et action, il ne faudrait pas tomber dans la valorisation d’une littérature agissante, efficace, suffisamment crédible pour nous pousser à agir, sans peser le risque de légitimer, à notre insu, certains passages à l’acte violents, comme on le verra un peu plus bas.
23Cependant, on pourrait faire l’hypothèse que, parmi les « vertus » transmises par l’épopée d’Homère, Alexandre a aussi appris l’importance d’apaiser la fureur guerrière, une fois la bataille livrée, en faisant place à des gestes d’humanité. Les égards et les marques de clémence qu’il adresse, après sa victoire, à la famille du souverain perse Darius19 trouvent peut-être une inspiration dans l’apaisement de la fin de l’Iliade, où après avoir assouvi sa fureur sur le corps d’Hector, Achille accepte de le remettre au père du défunt, Priam, le roi de Troie, qui vient plaider auprès de lui le respect des liens familiaux et des pères endeuillés (voir chant xxiv, notamment v. 485-558). La conscience d’appartenir à une même humanité impose alors un terme au cycle des vengeances brutales.
24Mais repensons à la confrontation platonicienne avec les métiers. Certes, il n’est pas surprenant que des fictions façonnent nos désirs et servent de support à des projections imaginaires qui vont déterminer nos vies ; on aurait sans doute du mal à trouver un soldat qui ne se soit jamais identifié au héros d’une épopée (ancienne ou contemporaine). Mais ne peut-on pas se dire que les actions d’Alexandre attestent a posteriori que, pour ce qui touche à la guerre, la poésie d’Homère possède certains ferments pratiques prêts à se changer en capacités d’action par l’entremise d’un lecteur impliqué ? L’éclosion de l’efficacité ou de l’agency20 est le produit d’une affinité élective, d’une rencontre exceptionnelle entre une œuvre stimulante et un lecteur entreprenant. C’est en cela, bien entendu, qu’elle n’est pas reproductible à l’identique avec n’importe quel livre placé entre les mains de n’importe quel lecteur.
25On peut à cet égard repenser la figure de la transe rituelle, qui servait à désigner l’inspiration poétique comme une « dépossession » dans le dialogue Ion. Dans le cas d’Alexandre, le lien viscéral qu’il entretient avec l’épopée nous permet bien de voir en lui un « possédé » d’Homère, mais on ne peut pas supposer qu’il ne sait pas de quoi il parle quand il reconnaît au texte le pouvoir de former un bon soldat : son sens des réalités militaires et sa τέχνη, en termes platoniciens, révèlent dans la poésie d’Homère une pertinence technique et psychologique qui n’attendait, pour venir au jour, que de découvrir un auditeur choisi, assez familier des champs de bataille pour prolonger l’histoire par ses propres actes. Dès lors, « l’élan et la puissance [ὁρμαθός, δύναμις] » (Platon, Ion, 533e ; 1964, p. 35) qui se communiquent à travers l’inspiration n’engendrent pas qu’une vaine agitation ou une fièvre hallucinatoire digne de Don Quichotte, mais peuvent se transformer en faculté d’agir en connaissance de cause, ce qui suppose évidemment que le lecteur conjugue l’intelligence à l’enthousiasme. Bien sûr, il ne s’agit pas du même équilibre que celui mis en avant par Hélène Merlin-Kajman (2016, en particulier p. 321), lorsqu’elle insiste sur l’idée que l’effet proprement littéraire d’un texte ne peut se limiter à une sorte d’envoûtement, mais doit offrir en contrepartie au lecteur charmé la possibilité de se ressaisir, de reprendre ses esprits, par la réflexion ou par une certaine distance humoristique. En effet, dans le cas d’Alexandre, la violence représentée dans l’Iliade n’est pas exorcisée, mais bien relayée et transposée littéralement dans de nouvelles guerres de conquête : n’est-ce pas l’équivalent d’un passage à l’acte réactivant l’énergie traumatique contenue dans l’œuvre (2016, en particulier p. 140) ? Reste que, loin d’être arraché à lui-même par le texte, Alexandre a dû se servir de son jugement pour faire des liens entre la fiction et la réalité, en identifiant dans l’épopée des situations ou des paroles qui faisaient résonner en lui un savoir empirique, fruit d’un apprentissage sur le terrain.
26Si l’on dépasse maintenant le cadre de la guerre pour réfléchir à nos facultés d’agir au quotidien, on constatera aussi que le pouvoir d’inspiration qu’exercent certains livres dépend de quatre dispositions présentes chez ces lecteurs : une mémoire culturelle soutenue par l’admiration que l’on voue à la littérature, lorsque le souvenir d’une page nous accompagne dans nos journées ; la volonté de traduire cette inspiration en initiatives concrètes, pour ne pas se contenter des rêves que l’on nourrit ; une intelligence créative et même joueuse pour inventer des correspondances possibles (non délirantes) entre l’univers du livre et la réalité où nous vivons ; l’ouverture au monde extérieur permettant d’amasser une expérience pratique et technique dans certains domaines où l’on pourra s’investir. C’est à ces conditions que la sève des œuvres qui séduisent peut se traduire en actes.
27Cette relation féconde entre un livre et certains lecteurs s’inscrit alors dans la transmission d’expérience que Walter Benjamin ([1936] 2011) analysait en dessinant la figure du « Conteur » ou du « Narrateur [Erzähler] ». On peut faire dialoguer, en comblant les siècles qui les séparent, cet essai fondateur pour la théorie littéraire contemporaine avec la critique ancienne de Platon. En effet, l’évocation des artisans et gens de métier est capitale dans le « Narrateur » comme dans le Ion. Mais contrairement à Platon qui oppose poésie et métiers, Benjamin associe les vrais narrateurs, héritiers des poètes épiques, aux artisans et autres travailleurs riches en expérience et en histoires, « paysan sédentaire » et « marin négociant » (p. 266). L’art de la narration reposerait ainsi sur une « tendance à s’orienter vers la vie pratique » (p. 268).
28Outre qu’il permet de se constituer un savoir-faire et une réserve d’anecdotes, le travail artisanal, par la patience qu’il requiert, dispose aussi à l’écoute prolongée, grâce à laquelle l’auditeur peut assimiler la substance du conte, mieux qu’en lui prêtant une oreille distraite. Ce n’est sans doute pas un hasard si, dans le peu d’action que l’on prête à Homère dans l’Antiquité, les voyages en bateau au milieu des marins et des commerçants tiennent une part essentielle21 : quel cadre plus propice pour collecter des récits d’aventure ?
29Or, le secret du poète épique ne réside-t-il pas dans cette écoute intense, favorisée par l’impossibilité de voir, qui lui permet de recueillir, à travers une foule d’histoires entendues, le trésor d’expérience vécue qui circule entre les hommes ? Cette puissance de l’écoute qui nous ouvre le monde est ce qu’on risquerait d’oublier en suivant Bergounioux lorsqu'il disserte sur la cécité d’Homère22. Certes, on peut admettre avec Platon que les spécialistes de l’épopée ne sont pas les mieux placés pour enseigner à piloter un attelage de chevaux, pourtant il n’est pas anodin de trouver chez Homère des conseils pour une course de chars : cela révèle au moins l’intérêt que cette poésie accorde aux savoirs pratiques et à ceux qui les possèdent – au point que si l’on voulait se représenter l’origine de ces vers en s’autorisant un détour par l’imagination, on pourrait songer à un poète en train de tendre l’oreille pour ne rien perdre d’une conversation de cochers. Ainsi, peu importe que l’auteur n’ait pas lui-même vécu d’aventures, du moment que l’épopée se nourrit d’une expérience collective qui dépasse de beaucoup ce qu’un homme solitaire et sans mémoire aurait pu apprendre par ses propres faits et gestes. Le narrateur n’est donc pas seulement un habile faiseur de phrases qui sait enchanter son auditoire, il est d’abord une « éponge », un esprit curieux qui a pris le temps de s’imprégner des histoires entendues au fil des rencontres, pour déplacer les bornes trop étroites de son expérience personnelle.
30Mais quelle serait, pour un lecteur d’aujourd’hui, la valeur de ces indications pratiques qui nourrissent la poésie, puisqu’elles portent en grande partie sur des réalités disparues ou profondément remaniées ? À quoi peuvent servir les finesses de la course de chars à l’heure où l’automobile règne depuis plus d’un siècle ? Il est sûr que l’application du texte ne peut plus se faire au premier degré : les signes ne peuvent plus s’adosser au même référent. Certains aspects du texte tombent dès lors en désuétude (de fait, cet épisode de la course de chars viendrait sans doute en dernier parmi les passages de l’Iliade que l’on voudrait faire étudier à une classe).
31Cependant, le vide creusé par cette obsolescence n’équivaut pas forcément à une disparition sans reste. Car l’image de la réalité antique ensevelie peut subsister dans l’imaginaire collectif et s’y métamorphoser pour indiquer de nouveaux usages, un peu à la façon dont le stratagème du « Cheval de Troie23 » a donné son nom, devenu proverbial, à toutes sortes de ruse et notamment au virus informatique contaminant un ordinateur. Si la construction de bois des temps archaïques se mue en signe parlant pour nommer de nouvelles armes numériques, d’autres passerelles du même genre ne se forment-elles pas spontanément dans l’esprit des lecteurs ?
32On pourrait faire le même constat à propos de la transmission et de l’enseignement actuels des Géorgiques de Virgile24. Les conseils dispensés par le poète sur des techniques agricoles hors d’usage pourraient sembler lettre morte, matière inutile ou ennuyeuse, impossible à transmettre, sinon à titre de curiosité historique. Il serait tentant pour l’enseignant de les faire passer au second plan pour mieux défendre la littérarité du texte ou son génie poétique25. Mais à travers eux, la poésie communique un « souci » du réel et une attention aux travaux manuels qui peuvent être précieux. Les lecteurs sont ainsi amenés à se demander à quels « artisanats » ou métiers, à quels savoir-faire peu mis en valeur ils pourraient eux aussi montrer l’intérêt minutieux et la curiosité studieuse que Virgile montre à l’égard de l’agriculture romaine de son temps, délaissée dans un siècle de guerres civiles. La culture lettrée doit certainement sa pérennité à ce phénomène de transposition inventive ou d’actualisation du texte, par lequel de nouveaux référents sont appelés à se loger sous les signes du passé.
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33Revenons, pour conclure, au propos de Tesson qui nous servait d’épigraphe : « L’Iliade et L’Odyssée résonnent comme des manuels de conduite pour tous les temps. » Le dialogue avec la pensée de Platon nous aura permis de saisir à quelles conditions un tel jugement peut être autre chose pour nous qu’un vœu pieux ou qu’une tentative un peu désespérée de défendre la culture classique. Certes, si nous tenons Homère pour un passeur de sagesse pratique, cela ne veut pas dire évidemment que la lecture de son œuvre suffise à nous doter d’un savoir-faire que nous n’aurions rien fait pour acquérir par d’autres voies. Au contraire, l’Iliade ne peut devenir un manuel de conduite qu’à la faveur d’une rencontre exceptionnelle (même quand elle se reproduirait avec un grand nombre de personnes) entre ce texte-creuset et un lecteur à la fois passionné, raisonneur et volontaire qui, par l’expérience concrète ou l’habileté qu’il s’efforce d’acquérir dans sa vie, sera capable de mettre au jour le précieux dépôt d’expérience collective qui fait le fonds de l’épopée. Et il n’est pas si facile pour cette sagesse de conserver sa valeur « pour tous les temps », étant donné les bouleversements technologiques et culturels qui détrônent les chefs-d’œuvre et menacent parfois de les remiser au placard des « antiquités ». Ce qui perpétue la force instructive de l’ouvrage tient dans la capacité des nouvelles générations à sans cesse actualiser son propos : les conseils pouvant relever du manuel et du mode d’emploi se métamorphosent donc, au point qu’on puisse les percevoir à peu près comme une parabole ou un apologue, où la dimension symbolique l’emporte sur l’ancrage contextuel et facilite l’application à des contextes nouveaux.