Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Document
Fabula-LhT n° 29
Manuels et modes d'emploi : comment la littérature dispose à l'action
Marie-Jeanne Zenetti

Précis de littérature pratique

Précis of practical litterature

La rédaction de ce texte, écrit en 2015, a accompagné une réflexion sur les usages de la littérature. Que faisons-nous des textes que nous lisons ? Les réponses à ces questions peuvent se formuler sur un mode théorique. Elles peuvent aussi se formuler en actes. C’est ainsi qu’ont été imaginés les exercices qui suivent. Ils ont nourri des cours de création littéraire, des ateliers d’écriture, des interventions dans des programmes de recherche-création, à l’Université, en écoles d’art, dans des lieux culturels, en France et ailleurs. Ils ont été l’occasion de rencontres, de discussions, avec des étudiant·e·s, des artistes, des théoricien·ne·s, des enseignant·e·s, des libraires, des inconnu·e·s. Ils ont été aussi l’occasion de partager une expérience de la littérature qu’ont en commun celles et ceux qui lisent en écrivant, qui écrivent en lisant, et qui sont peut-être plus nombreux qu’on ne le croit. Le propos de ce petit texte n’est pas de théoriser ni d’unifier artificiellement la diversité des invitations à la pratique glanées au fil de lectures souvent désordonnées. Juste de lier de façon provisoire le faisceau des tactiques sauvages et concertées, intuitives ou extrêmement élaborées, qu’elles m’ont donné envie de partager, parce qu’elles donnaient un sens nouveau à cette fréquentation des textes qui occupe une large partie de ma vie. De rassembler une collection lacunaire qui tiendrait à la fois du manuel de survie, de la boîte à ouvrage, du recueil d’exempla, du cabinet de curiosités et de ces bocaux de fortune cookies dans lesquels on plonge la main en se demandant sous le signe de quelle phrase mystérieuse se donneront à lire les hasards du jour.

1Un jour d’avril 1336, Pétrarque entreprend de gravir le mont Ventoux, accompagné de son frère et de serviteurs. L’expérience est inédite à l’époque, et plus encore le choix de la mettre en récit, dans une lettre qui mettra dix-sept ans à trouver sa forme définitive et qu’il adresse à son confesseur, Dionigi Roberti da Borgo San Sepolcro. La portée spirituelle de cet épisode, probablement fictif, ses références constantes à la culture antique, sa mélancolie même, paraissent lointaines à la plupart des lecteurs d’aujourd’hui. Mais il rapporte un geste qui interpelle toujours notre manière d’investir ce qu’entretemps nous avons nommé littérature et ce sentiment d’une emprise que les textes peuvent avoir sur nos vies. Parvenu au sommet, Pétrarque se tourne vers les Alpes italiennes, vers ses tourments d’exilé et ses pensées sur l’inconstance des hommes. Puis, alors que le soleil décline déjà et que grandit l’ombre de la montagne, il porte les yeux de l’autre côté, vers l’Ouest, les monts du Lyonnais, le cours du Rhône et la mer qui bat les remparts d’Aigues-Mortes. Il sort un petit volume des Confessions de Saint Augustin qui ne le quitte plus depuis que son confesseur lui en a fait cadeau, l’ouvre au hasard et tombe sur cette phrase : « Et les hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, le circuit de l’Océan et le mouvement des astres et ils s’oublient eux-mêmes » (1990, p. 40). Puis il redescend en silence dans le soir qui tombe. Arrivé à Malaucène au clair de lune, il écrit, le soir même : « je ne pouvais pas penser à une rencontre fortuite ; je savais au contraire que tout ce que j’avais lu avait été écrit pour moi, non pour d’autres » (p. 41).

2Ainsi les textes que nous lisons affleurent-t-ils parfois là où la trame de l’existence fait jour. C’est une expérience que tous les lecteurs connaissent, et qui n’a le plus souvent rien de commun avec la signification allégorique que Pétrarque choisit d’y voir : on s’initie à des jalousies insoupçonnées en lisant Proust, on découvre que la langue est barbare chez Jacques-Henri Michot, ou que l’espace est fragile avec Perec. Chaque lecteur pourrait ainsi dérouler sa biographie sans en écrire une ligne, comme un collage de pages empruntées à d’autres, retenant tantôt un chapitre, tantôt une seule phrase. Il rapprocherait les œuvres les plus différentes, selon la logique parfaitement anachronique et parfaitement chronologique qui lui a fait vivre un mois de fièvres nabokoviennes après un printemps de travail idéal au rythme du Comment vivre ensemble.

3Les écrivains sont les premiers à ne pas s’y tromper. Dans son autoportrait, Barthes formule un projet d’écriture consistant à prendre un livre classique et à tout y appliquer de la vie pendant un an. Recueil d’oracles, horoscope, grille de lecture, le texte se superpose à l’existence, l’organise, la rythme et lui donne sens : il en fait une œuvre, qui se prolonge dans l’écriture, devenue cartographie de ces plaques de réel et de fiction qui se chevauchent quand la mémoire de la bibliothèque transparaît sous le tissu des affects et des événements, quand on lit dans les lignes comme dans celles de la main.

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4Exercice 1 (niveau de difficulté : expert)
1. Choisissez un livre. Choisissez bien ; un an, c’est long, vous ne voudriez peut-être pas sérieusement être enfermé en tête à tête avec Justine ou les Malheurs de la vertu pendant tout ce temps – mais après tout, si ça vous chante, grand bien vous fasse.
2. Pendant un an, lisez-le, consciencieusement, tous les jours. Dans le texte ou dans le contexte.
3. Entrez dans le livre.

5Exercice 1bis (niveau de difficulté : débutant)
1. Choisissez un livre. Vous pouvez vous le faire offrir par votre confesseur, comme Pétrarque ; ou par un ami. De préférence par quelqu’un qui vous veut du bien.
Astuce : Préférez les formats de poche et les poèmes qui tiennent en quelques feuillets. Si votre choix porte de façon non négociable sur Le Grand Incendie de Londres, préférez la version numérique.
2. Investissez dans une canadienne avec de larges poches, ou dans un sac à dos. Sortez votre livre tous les jours de sa bibliothèque ; dépaysez-le.
3. Ouvrez-le régulièrement, au hasard ; lisez. Utilisez la phrase comme une boussole.
4. Constatez ce que compagnonnage fait à votre lecture et comment il infléchit vos trajectoires, diffractant le vécu.

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6Tout texte littéraire relève de la littérature pratique. Il suffit pour cela de l’envisager comme une matrice où s’élaborent nos gestes et se tissent nos désirs ; de le voir non comme un refuge qui nous isolerait du monde et de ses tracasseries, mais comme un courant qui nous traverse, qui interroge et qui modèle notre manière de l’habiter.

7Parmi les livres qui posent explicitement la question de leur usage pratique, un nombre significatif gravite de façon plus ou moins centrale autour de la question de l’espace et de ses représentations. La raison en est peut-être que la question soulevée par la littérature pratique est avant tout une question d’espaces : celle du partage entre le dedans et le dehors, entre intérieur et extérieur, entre ce qui s’expérimente dans les mots et ce qui se vit dans les corps. C’est ce partage qu’interroge un livre d’Emmanuelle Pireyre intitulé Comment faire disparaître la terre ?, dans lequel elle aborde très frontalement les conditions d’utilisation et de production de la littérature pratique.

8Contrairement à ce que pourrait laisser croire son titre franchement apocalyptique, Comment faire disparaître la terre ? pose moins la question des méthodes à employer pour se débarrasser du monde existant que pour tenter d’y ménager un espace vivable, aux dimensions somme toute modestes. Le problème tient au fait que la réalité sociale a déjà en partie résolu la question : elle assigne à la femme de trente ans l’espace clôturé du bonheur pavillonnaire, dont on sent bien qu’il risque à plus ou moins court terme de virer au cauchemar. D’où la nécessité (1) d’organiser son évasion, (2) de creuser un tunnel à cet effet, et donc (3) de trouver un moyen pour faire disparaître les pelletées de terre ainsi dégagées. Le livre aurait pu s’intituler Manuel d’édification et d’entretien du bonheur individuel à l’usage de la femme de trente ans (dans ses dimensions matérielles, métaphysiques, professionnelles, amoureuses et capillaires), mais on comprend rapidement qu’Emmanuelle Pireyre préfère les toboggans mentaux aux voies toutes tracées et les échappées aux systèmes trop rigides. Plutôt qu’apporter des réponses définitives aux questions qu’elle pose, elle esquisse davantage un début de méthode, en papillonnant parmi un ensemble vertigineux d’interrogations existentielles. La « théorie générale des fenêtres et des tunnels qui ferait l’énumération des techniques comparées d’évasion, des manières dont on transite d’une chose dans une autre, d’un intérieur à un extérieur » est quant à elle renvoyée à un futur indéterminé, qu’on nous promet comme un âge de « maturité » de l’auteure.

9Si Emmanuelle Pireyre a l’ambition de produire de la littérature pratique, c’est qu’elle fait elle-même un usage tout à fait pratique des textes. Elle procède en cela un peu plus méthodiquement que Pétrarque, qui se contentait d’ouvrir au hasard toujours le même livre. Il faut dire que l’environnement urbain du début du vingt-et-unième siècle est nettement plus favorable à la compilation culturelle que la montagne provençale du quatorzième siècle. Emmanuelle Pireyre se rend à la médiathèque, s’émerveille devant le système d’indexation Dewey et s’étonne de ses incohérences en matière de classement littéraire. Elle compulse les gigaoctets d’informations disponibles sur internet et les programmes télévisés. Elle lit les textes d’écrivains (Balzac et sa Femme de trente ans à l’existence désastreuse, Emmanuel Bove, spécialiste de l’évasion depuis Départ dans la nuit) et de philosophes (Épicure, Épictète, Deleuze et Guattari), visionne plusieurs films de guerre (Bresson, Renoir) et des séries télévisées (Profiler, Sous le soleil), interroge des manuels (Comment écrire un scénario ?), plusieurs guides à l’usage des femmes enceintes, un livre consacré aux Métiers de l’édition et des livres), elle écoute Francis Ponge discourir sur son goût pour les détails sans intérêt, consulte un dictionnaire des séries télé, des biographies de Samuel Beckett et de Carson McCullers. Elle accumule quantité d’informations essentielles sur les espaces verts de Corbeil-Essonnes, l’impact du barbecue sur la démocratie et le goût de Marguerite Duras pour les lits au carré.

10Finalement, que nous apprend le livre utile d’Emmanuelle Pireyre ? Peut-être simplement que la technique du tunnel n’est plus opératoire. C’est que notre espace mental a changé : il n’est plus clôturé comme un jardin, avec un dedans et un dehors clairement distincts. Il ne suffit donc plus de creuser sous la clôture pour s’échapper. Notre espace mental contemporain, explique-t-elle, ressemble à un parc aquatique, où, portés par des courants bouillonnants, nous glissons perpétuellement d’un bassin à l’autre sur des toboggans reliés en réseau, formant une structure labyrinthique d’une infinie plasticité. Un monde où tout est interconnecté, mal isolé, où la frontière entre dedans et dehors est si poreuse qu’elle en devient caduque, et où tout est toujours pris dans un vaste mouvement de glissades et de déversements successifs.

11De cet espace rhizomatique, il n’est plus question de s’enfuir : il est sans dehors. Peut-être s’agit-il plus modestement de l’apprivoiser, en schématisant ses circuits, en cartographiant ses itinéraires et les rapprochements hasardeux qu’il permet d’entrevoir. En définitive, Emmanuelle Pireyre propose à la femme de trente ans une solution provisoire qui n’est pas si différente de celle qu’avait trouvée Proust en son temps : on prend à bras le corps ce qu’on a fini par identifier comme le problème majeur d’une époque (l’espace mental chaotique de l’information pour Pireyre, celui du temps pour Proust), et on essaie d’y mettre de l’ordre : le problème aboutit à un livre qui, à défaut d’offrir des solutions, modélise la complexité prodigieuse des choses, permet de la parcourir, d’en caresser la surface, de la rendre moins hostile.

12Là où Emmanuelle Pireyre a la générosité d’un auteur de manuel pratique, c’est qu’elle nous fournit des astuces, voire des consignes, pour échafauder nous-mêmes nos propres projections spatio-cérébrales. Son texte, explique-t-elle, n’est pas conçu comme les petits îlots stables et délimités de fiction que produisent ses confrères romanciers. Les livres qu’elle a érigés en modèles, ce sont les catalogues Phildar et Pingouin, dans lesquels, à côté des photos de pulls et des instructions pour les tricoter, sont accrochés d’authentiques échantillons de laine. Comme les fils de couleurs qui constituent la matière des pullovers en puissance, les documents et les informations qu’Emmanuelle Pireyre accroche dans ses livres constituent la matière de son expérience et de la nôtre, la matière de cet espace interconnecté, tissé de données et de discours qui se recoupent, se nouent et s’entremêlent sans cesse. Charge à chacun de bricoler comme il peut à partir d’un mode d’emploi toujours un peu lacunaire, de tirer des fils et de sauter des mailles, de tricoter et de détricoter un réseau où se perdre, à défaut d’un chandail qui tienne chaud. Lire aussi est une activité manuelle.

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13Les rhéteurs de l’Antiquité enseignaient l’art de composer et de retenir un discours en déambulant au sein d’une architecture mentale. Ces Ars memoriae ont donné lieu à une iconographie merveilleuse faite de palais et de jardins, de temples et de maisons dont la complexité n’a rien à envier à un parc aquatique. Pourtant, les villes imaginaires qui nous sont parvenues sont bien clairsemées si on les compare aux mondes vertigineux qui ont sombré avec la mémoire de leurs bâtisseurs, aux dédales de recoins et de couloirs, de chambres et de mansardes où ils suspendaient leurs images comme on accroche une collection de tableaux. Certains empruntaient leur structure à des édifices existants, mais d’autres préféraient qu’ils reposent sur des fondations de mots. Au Moyen-Âge, les passages de L’Apocalypse où Jean décrit la Jérusalem céleste servaient ainsi de fond de carte sur lesquels élever architectures et monuments de mémoire. Devenus des lieux, les textes se faisaient malléables comme des tablettes de cire, offerts au palimpseste des souvenirs.

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14Exercice 2 : Cartographies mentales & bibliothèques (1)
L’exercice est simple, mais demande un minimum d’assiduité.
1. Choisissez parmi vos lectures celle dont l’architecture se superpose le plus exactement à votre atlas mental, réel ou fantasmé. Vous avez à votre disposition toute la panoplie des labyrinthes de Borges, des mondes de Tolkien, le lit du Danube de Claudio Magris, l’immeuble de Georges Perec, la ligne de métro tokyoïte de Jacques Roubaud, l’appartement gentiment mis à disposition des visiteurs par Thomas Clerc, les promenades de Proust entre Guermantes et Méséglise, tout l’inventaire des villes réelles et imaginaires, des phalanstères et des jardins.
2. Établissez-en fidèlement la carte. Faites les relevés topographiques nécessaires, vérifiez les toponymes, sondez les murs, balisez les itinéraires, localisez les refuges et les raccourcis, fouillez les impasses, repérez les passages secrets, les portes dérobées, les marches qui grincent, les fenêtres en trompe-l’œil.
3. Emménagez. Déballez vos cartons. Transvasez leur contenu. Vous pouvez en profiter pour faire un tri salutaire. Déposez vos souvenirs et vos images sur les linteaux des cheminées, sur les chambranles des portes, dans les clairières et dans les squares, au pied des calvaires. Meublez les pièces, taguez les plaques d’égouts, jetez vos anecdotes en travers des sofas et des lits des ruisseaux. Classez ou tassez vos archives. Tendez vos connaissances comme des rideaux de perles entre les branches des arbres, aux bras des lampadaires. Soyez attentifs à la manière dont le vent et la lumière les font jouer, dans une gamme inédite.
Note : Si vous en avez le temps et le courage, rien ne vous empêche de changer de décor à loisir. Vous pouvez prendre exemple sur les aristocrates du début du siècle dernier, quitter vos appartements une fois la saison des bals terminée, regagner avec l’été vos demeures aux fenêtres tendues de lin blanc que les embruns soulèvent, vos parcs aux allées sinueuses semées d’essences rares.
4. Vous connaissez à présent toutes les joies du propriétaire. Le soir venu, vous arpentez vos terres. Vous appréciez le goût dont vous avez fait preuve dans vos aménagements, la manière dont, jouant de l’éclairage, vous avez su mettre en valeur chaque réminiscence. Parfois, vous craignez juste de vous être un peu trop installé. L’angoisse de l’embourgeoisement vous saisit par bouffées.
Pas d’inquiétude.
5. Reprenez le livre, relisez-le. Laissez-vous éblouir par la manière dont le texte reprend ses droits sur les territoires que vous croyiez avoir annexés, dérange vos compositions, parasite votre confort domestique. Voyez comment il réinvestit l’espace, fait tomber les murs, brouille les cartes, ouvre de nouvelles percées.

15Exercice 3 : Cartographies mentales & bibliothèques (2)
Ceux que la perspective d’un déménagement cérébral effraie peuvent se replier sur la mise en ordre de leur bibliothèque. Dans Penser/Classer, on peut lire quelques pages d’un texte que Georges Perec consacre à l’art et la manière de ranger ses livres. Voici la liste des classements possibles qu’il énumère :
Classement alphabétique
Classement par continents ou par pays
Classement par couleurs
Classement par dates d’acquisition
Classement par dates de parution
Classement par formats
Classement par genres
Classement par grandes périodes littéraires
Classement par langues
Classement par priorités de lecture
Classement par reliures
Classement par séries
Aucun d’entre eux ne le satisfait pleinement. Préférant aux rangements définitifs les classements provisoires ou provisoirement définitifs, il revient sur son habitude consistant à promener les ouvrages d’une pièce, d’une étagère à l’autre, sur le plaisir qu’il éprouve à flâner et à se perdre dans le labyrinthe des piles à l’équilibre précaire, où, à défaut de trouver ce qu’il cherche, il redécouvre souvent des textes qu’il croyait avoir oubliés.
Rien n’interdit d’inventer des systèmes de classement qui ouvriraient les mêmes dédales, disposant les volumes selon un ordre capricieux et transitoire. Après le classement alphabétique (trop banal), le classement par genre (inopérant) ou par aire géolinguistique (peu convaincant), on pourrait ranger ses livres selon une typologie des espaces mentaux qu’ils déploient. Chaque étagère serait consacrée à une grande famille d’architectes : il y aurait les concepteurs de labyrinthes et les champions du grand ensemble, les circulaires et les rectilignes, les partisans du plain-pied et les bâtisseurs de buildings, les défenseurs de la ligne classique et les convertis au rococo, les adeptes du préfabriqué et ceux du génie civil, les bricoleurs de tourelles et d’excroissances néogothiques, les haussmanniens et les fouriéristes, les fabricants de cabanes et les promoteurs de galeries marchandes, sans parler de ceux qui, fascinés sans doute par Le Corbusier, s’évertuent à créer des espaces admirables en deux dimensions, et parfaitement inhabitables pour peu qu’on ne se contente pas de les photographier.
À l’échelle des réserves de la Bibliothèque Nationale, gageons qu’un tel classement donnerait lieu à des rapprochements autrement plus intéressants que les aléas d’une date de naissance ou d’un patronyme.

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16Peu d’ouvrages de littérature revendiquent le statut de manuel aussi explicitement qu’Espèces d’Espaces, et avec autant de bonheur. En s’installant dans un des cafés de la Place Saint-Sulpice, à Paris, et en faisant preuve d’un peu de patience, on voit parfois un groupe d’écoliers, d’élèves ou d’étudiants (il y en a de tout âge) que leur professeur a emmené pour un atelier d’écriture en plein air. Sur leurs carnets à spirales, ils notent les faits comme on herborise, relevant les numéros des bus, les couleurs des voitures, les vêtements des passants, les bribes de conversations téléphoniques saisies au vol. À quelque quarante ans d’écart, ils se livrent à l’un des exercices que Perec propose dans son livre en guise de « travaux pratiques » :

Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un peu systématique.
S’appliquer. Prendre son temps.
Noter le lieu : la terrasse d’un café près du carrefour Bac-Saint-Germain
l’heure : sept heures du soir
la date : 15 mai 1973
le temps : beau fixe
Noter ce que l’on voit. Ce qui se passe de notable. Sait-on voir ce qui est notable ? Y a-t-il quelque chose qui nous frappe ?
Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir.
Il faut y aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le commun, le plus terne. (Perec, 1974, p. 100)

17Perec, sur cette place, s’est lui-même plié à l’exercice. Il en a fait un livre : Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Autre exemple : le projet des « Lieux », pour lequel il avait choisi douze endroits dans Paris auxquels le liait son histoire. Il comptait en décrire deux chaque mois, l’un sur place, l’autre de mémoire, avant de glisser les textes dans des enveloppes scellées à la cire, parfois accompagnés de documents (tickets de métro, de cinéma, photographies). Au bout de douze ans, il aurait ainsi accumulé deux fois douze séries de textes pour chaque lieu. Il espérait que s’y donnerait à lire « la trace d’un triple vieillissement » : celui des lieux, celui de ses souvenirs, et celui de son écriture.

18Le projet est inachevé. Il y a quelque chose de beau à voir des adolescents, des jeunes gens en prolonger le geste, sur cette place dont on peut se demander en quoi le passage du temps l’a changée, comment les modulations dans nos façons de voir et de parler s’y inscrivent. De réjouissant aussi, à se dire que la littérature se transmet également ainsi : dehors, et un stylo à la main. Qu’elle n’est pas forcément, ou pas seulement, une collection médusante de textes à manipuler avec respect et précaution, une somme de références chargée de tracer une ligne de partage entre des usagers plus ou moins avertis de la langue. Qu’elle parle du monde et de notre manière toujours approximative de nous y confronter, de nous y épuiser, de notre espoir de découvrir dans l’écriture quelque chose qui lui donne sens. Qu’elle s’expérimente autant qu’elle se lit.

19La littérature de Perec ne sépare pas du réel, elle y ramène et porte en elle la promesse de le rendre plus lisible. C’est ce que révèle aussi le projet consistant à décrire toutes les chambres où il a dormi et qu’il s’étonne, toujours dans Espèces d’Espaces, d’avoir gardées aussi nettement en mémoire : à travers le détour par la lecture de Proust s’élabore une tentative de cerner quelque chose d’une biographie impossible. Ou encore cette histoire rêvée de chacun des objets accumulés sur sa table de travail, qui réactive le souvenir des Notes de Chevet de Sei Shônagon, et que réalisera finalement Daniel Spoerri dans Topographie anecdotée du hasard.

20La bibliothèque que Perec esquisse en arrière-plan de ses projets est aussi un recueil de méthodes et d’exercices, qui ouvrent la voie d’un déchiffrement du monde. Elle constitue la trame d’un apprentissage, le point de départ d’une attention minutieuse aux choses, d’une démarche modeste et terriblement ambitieuse à la fois. Au fondement du geste d’écriture, nourri par les lectures les plus diverses, elle s’organise autour du désir d’observer ce qui se passe, de balayer la hiérarchie convenue du notable, de « déchiffrer un morceau de ville », d’espace, de temps.

21Perec consacre le tout début de son livre à ce qu’il considère comme l’espace initial, matriciel : celui de la page. Unité élémentaire qui inclut aussi toutes les autres, point de départ et point d’arrivée de l’ouvrage, la page constitue l’arrête et la surface unique du ruban de Möbius que déroule sa lecture des espaces. On ne s’en éloigne que pour constater qu’on n’a jamais cessé de la parcourir du doigt et du regard. Comme le ruban de Möbius, le plan de l’écriture glisse indifféremment de l’intérieur à l’extérieur. Il entretient un rapport réversible à son dehors, étant son propre envers. La page s’élargit aux dimensions de la table de travail, et possiblement de l’espace tout entier :

Le temps qui passe (mon Histoire) dépose des résidus qui s’empilent : des photos, des dessins, des corps de stylos-feutres depuis longtemps desséchés, des chemises, des verres perdus et des verres consignés, des emballages de cigares, des boîtes, des gommes, des cartes postales, des livres, de la poussière et des bibelots : c’est ce que j’appelle ma fortune. (Perec, 1974, p. 51)

22Si le monde se lit, la vie, de façon symétrique, s’écrit : elle est une inscription de signes. Ainsi se déploie la possibilité d’une « géographie » qui réactive l’étymologie du terme : « une écriture terrestre (...) dont nous avons oublié que nous sommes les auteurs. »

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23L’écriture de Perec n’offre pas seulement la possibilité d’un accès renouvelé aux lieux ; elle ouvre aussi l’espace de leur vacillement. Si on l’observe suffisamment longtemps, ou de suffisamment près, en le dépouillant autant que possible de la gangue de savoirs et d’habitudes qui le rend familier, le réel ne devient pas plus stable. Dès qu’on s’efforce d’oublier ce que nous avons appris à voir, et par conséquent à éluder, dès qu’on cherche par exemple à se représenter « sous le réseau des rues, l’enchevêtrement des égouts, le passage des lignes de métro, la prolifération invisible et souterraine des conduits (électricité, gaz, lignes téléphoniques, conduites d’eau, réseau des pneumatiques) », à « ressusciter l’éocène : le calcaire des meulières, les marnes et les caillasses, le gypse, le calcaire lacustre de Saint-Ouen, les sables de Beauchamp, le calcaire grossier, les sables et les lignites du Soissonnais, l’argile plastique, la craie », le sol se dérobe, les paysages s’altèrent.

24Encore en-dessous, ou juste au-dessus, ce sont les strates de textes que Perec ressuscite : les pluies diluviennes qu’on pourrait faire s’abattre sur les boulevards, les propositions d’embellissement des surréalistes (courber la tour Saint-Jacques, trancher verticalement le Panthéon et en éloigner les deux moitiés de 50 centimètres), Flaubert imaginant, dans les brouillons de Bouvard et Pécuchet, Paris transformé en jardin d’hiver, la Seine filtrée et chaude, les rues éclairées par une substance phosphorescente dont on enduirait les façades. Cette mémoire creuse la surface de la ville ; elle superpose au visible les calques d’une collection de fictions qui en dérangent l’évidence, la stabilité factice. Les univers parallèles ouverts par le langage ajoutent une quatrième dimension à l’espace : un supplément lié au temps, tourné à la fois vers la mémoire que les lectures ont déposée dans les lieux, et vers la projection d’une écriture pensée comme réinvention du réel.

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25Exercice 4
1. Choisir une portion d’espace : une rue, un bâtiment, une ville, une montagne.
2. Collecter les textes qui s’y rapportent.
3. Superposer au paysage les strates de fiction accumulées.
4. Tenter d’évaluer ce qu’elles font osciller du réel.
Note : L’exercice fonctionne aussi pour des types d’espaces : en quoi Pot-Bouille de Zola et La Vie mode d’emploi de Perec changent-ils la notion de ce qu’est un immeuble, notre façon de nous les représenter mais aussi d’y vivre, de nous y croiser ? Qu’est-ce que la lecture de La Vie extérieure d’Annie Ernaux ou des Passagers du Roissy Express de François Maspéro fait à nos trajets en RER ?
Une autre option serait de se limiter à un corpus précis de textes, par exemple aux ouvrages de science-fiction. À côté du Paris de Flaubert aux allures de serre chaude que mentionne Perec, on pourrait convoquer les cités apocalyptiques que déploient les romans de Barjavel, le Paris au xxe siècle de Jules Verne, les villes qu’avaient anticipées Albert Robida ou Restif de la Bretonne. Inversant la courbure du temps, on parcourrait les rues en se demandant quelle empreinte ces futurs antérieurs y ont imprimé, exhumant des traces qui, plutôt que de confirmer de telles visions, les prolongent dans le paysage urbain comme une histoire alternative, une archéologie possible.

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26L’écriture de Georges Perec fait vaciller l’ordinaire, décape le vernis qui recouvre le décor d’un glacis de lassitude et d’invisibilité ; celle de Philippe Vasset porte le texte aux franges du familier, là où le réel se dissipe en rumeur, où le langage hésite à la lisière de l’espace, vaporisé en une brume de récits et d’images. Pendant un an, il a exploré les zones laissées blanches par les géographes sur les cartes IGN de Paris et sa banlieue. Un livre blanc consigne ces expéditions dans les angles morts de l’urbanisme, envers d’une ville muséifiée jusqu’à l’étouffement. Définis négativement comme ce qui n’est ni du bâti, ni des rues, ni aucun de ces éléments que répertorient les légendes des cartographes, les espaces blancs apparaissent comme singulièrement indéterminés, et partant, ouverts. Ils donnent lieu à des textes indécis, suspendus sur la crête où la langue s’empare du réel pour l’envelopper de signes.

27Un livre blanc se garde bien d’en figer les contours : l’ouvrage s’effrite en un feuilleté d’images qui se dissolvent avant d’avoir été fixées – un renard croisé à Villeneuve-la-Garenne, deux hommes luttant à mains nues, les machineries complexes qui ne cessent de redessiner les sablières du port de Gennevilliers. Alternant avec les souvenirs de lectures (Fantômas, J. G. Ballard, Claude Simon, Tintin, Spirou et Fantasio, Jules Verne), ces instantanés se superposent aux trouées de la carte sans que la représentation ne s’ajuste jamais entièrement au visible. Elle joue, et cette vacance est précisément ce qui rend les zones blanches désirables. Disponibles, ouvertes à l’investissement fictionnel, elles sont les équivalents géographiques de ces lieux d’indétermination que Roman Ingarden place au cœur du fonctionnement des textes littéraires.

28Le projet de Philippe Vasset ne consiste pas seulement à investir en solitaire ce terrain de jeu et d’écriture, mais, comme on bloque du pied une porte sur le point de se refermer, à élargir la brèche qui permettra à d’autres de s’engouffrer à sa suite : « Allez-y voir vous-même si vous ne voulez pas me croire », dit la phrase de Lautréamont placée en exergue d’Un livre blanc. Elle engage à prolonger la lecture du texte par celle des espaces, tandis que les indications indispensables à cette exploration sont mises à disposition des amateurs : fragments de cartes reproduits dans l’ouvrage et qui permettent de repérer précisément les zones décrites, doublés de notes où l’auteur explique comment il a pénétré dans chacune d’elles. Le texte constitue dès lors moins un objet fini qu’un programme, réalisé en partie sous la forme d’un site internet, qui prolonge collectivement les travaux de géographie alternative initiés au sein du livre.

29Dans les dernières pages, la voix solitaire qui scandait le récit d’exploration s’efface derrière l’amorce d’un pluriel, dans un appel qui n’est pas sans faire écho aux exercices proposés par Perec :

(...) éteignez votre portable et votre GPS, masquez les publicités et les enseignes lumineuses : que voyez-vous ? Regardez bien, vous êtes passé par ici des centaines de fois : est-ce que vous savez où vous êtes et ce qui s’y passe ? Privés de leur nom et de leur fonction, les bâtiments s’avachissent comme des emballages crevés. Les poteaux, les fils, les rues tracent des figures, encadrent des détails, en soulignent d’autres, mais rien n’a de signification ni d’emploi ; il n’y a que des objets incertains ou des événements indécidables. Où est votre place ? Comment habiter ici ? Malgré la couverture satellite permanente et le maillage des caméras de surveillance, nous ne connaissons rien du monde. (Vasset, 2007, p. 136)

30Et le livre se referme sur ce fantasme de collectif, promesse d’une foule silencieuse de lecteurs amenée à peupler les marges entrouvertes par le texte.

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31Si Philippe Vasset invite explicitement à utiliser son livre comme un guide touristique, bien d’autres ouvrages de littérature peuvent se prêter à cet usage. La bibliothèque contemporaine est traversée d’itinéraires, peuplée de piétons et d’arpenteurs. On peut fort bien se contenter, comme des Esseintes, le héros de Huysmans, ou comme le narrateur de La Recherche rêvant de Florence, de suivre leurs traces en imagination ; mais rien n’interdit de se couler dans les trajectoires qui ont porté leurs auteurs au dehors des bureaux et des chambres où les textes s’écrivent.

32Aux points fixes occupés successivement par Perec sur la Place Saint-Sulpice au cours de ses trois journées d’observation répondent une multiplicité d’écritures en mouvement, qui empruntent tout l’éventail des moyens de locomotion : marche (errances de W. G. Sebald dans Vertige ou Les Anneaux de Saturne, parcours de Iain Sinclair tout autour de la ceinture périphérique de Londres dans London orbital, déambulations de Jean Rolin aux abords du périphérique parisien dans La Clôture, promenades dans le 10e arrondissement de Thomas Clerc dans Paris Musée du xxie siècle), automobile (La traversée de Buffalo de François Bon), rail (Paysage Fer du même François Bon), bateau (Danube de Claudio Magris, Les Eaux étroites de Julien Gracq).

33La plupart des espaces que ces livres parcourent n’ont rien d’extraordinaire ni de lointain. Banals, quotidiens, sillonnés chaque jour, ils restent pourtant inconnus, trop hâtivement assimilés à ces non-lieux que Marc Augé identifie comme des espaces abstraits, interchangeables, emblématiques de la surmodernité, où l’expérience et le particulier ne pourraient qu’échouer à s’inscrire. À rebours de cette désignation distante, l’écriture en propose une expérience concrète, où se tissent des histoires et des liens. Chez Annie Ernaux, ce sont l’hypermarché Auchan, observé durant un an pour Regarde des lumières mon amour, et la ville nouvelle de Cergy Pontoise, sillonnée dans Journal du dehors et La Vie extérieure ; ce sont les couloirs de métro, les bretelles d’autoroute, les boutiques de centre commercial, les rames de trains de banlieue et les parkings. Dans ce regard porté sur les espaces faussement familiers se joue quelque chose d’une reconquête : une tentative de reprendre pied dans l’espace en apprenant à le regarder, à prêter attention aux mots et aux trajectoires qui le traversent. L’observation et la notation comme prolégomènes à l’habiter.

34Ce choix du lieu commun signale l’écart que de tels textes entretiennent avec la littérature de voyage des siècles précédents : ils portent le regard du dépaysé dans des espaces qui servent de cadre à l’expérience quotidienne de la plupart de leurs contemporains, ou qui en constituent l’envers – non l’ailleurs. Délaissant l’exotisme des contrées lointaines, leurs auteurs renoncent à être crus sur parole. Car chaque trajet en métro, chaque promenade sur les boulevards vient dévier, parfois infirmer leurs propos. Cette proximité fragilise la description – que reste-t-il des graffitis recensés par Annie Ernaux sur les murs de la fac de Nanterre ? des bâtiments décrits par Jean Rolin le long du boulevard Ney ? – mais elle ouvre également la possibilité d’une lecture qui excède la page, élargissant le déchiffrement aux dimensions du paysage où s’inscrivent quotidiennement nos gestes, nos paroles et nos pas.

35Sans doute faut-il y voir une ambition nouvelle pour la littérature : devenir la trame d’un apprentissage qui déborde les cadres traditionnels de l’herméneutique et de la projection imaginaire pour interroger et cultiver notre manière de porter attention à ce qui nous entoure, nos façons d’être au monde. « Nous ne savons pas voir », déplorait Perec. Mais peut-être les écrivains, quand ils investissent les lieux et les pratiques du quotidien, ouvrent-ils la voie qui nous rendra le réel moins opaque, et moins complète notre cécité.

36Car leur littérature n’est pas un savoir, elle est un savoir-faire.

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37Certains lieux ne sont pas seulement des fenêtres par où le monde se donne à lire et à connaître. Ils offrent aussi la plasticité d’un entre-deux, pareils à ces trous noirs où la gravité est si forte qu’elle distord l’espace-temps, et dont les physiciens affirment qu’ils pourraient constituer des points de passage entre les mondes. Pour Didier Blonde, ces portes coulissantes entre des univers habituellement considérés comme imperméables se situent à la frontière de l’espace et de l’écrit, derrière les quelques lignes qui localisent le domicile d’un être de fiction. Dans les aventures des héros de son enfance, comme dans ses lectures d’adulte, il souligne les adresses des personnages et les note soigneusement sur un carnet, puis parcourt les rues à la recherche de ces coordonnées qui offrent à la fiction un ancrage dans le réel autant qu’elles ouvrent la voie à un basculement du réel du côté de la fiction. À la lisière vacillante des univers, l’adresse dissimule, derrière l’évidence concrète du bâti, l’opacité mystérieuse d’une bouche d’ombre. Le 95, rue Charles-Lafitte, c’est à la fois ce bâtiment sans histoire d’un quartier léthargique entre la porte Maillot et le Pont de Neuilly et l’entrepôt d’Arsène Lupin dans Le Bouchon de cristal, qui résonne des pas furtifs du cambrioleur.

38Les façades de chacune des adresses qui font communiquer le monde réel avec ceux de la fiction sont l’équivalent – littéraire et in vivo de la boîte dans laquelle Erwin Schrödinger avait enfermé son chat. À l’intérieur, un mécanisme reliait une fiole de gaz toxique à un élément radioactif, qui avait exactement une chance sur deux de réagir, déclenchant ainsi le dispositif, et donc la mort de l’animal. Pourtant, explique Schrödinger, tant que la boîte n’a pas été ouverte, tant que la survie ou le décès du chat n’ont pas été constatés par un observateur, la bête est à la fois morte et vivante. Elle coexiste avec son spectre.

39Derrière la porte close du 95, rue Charles Lafitte palpite le corps vivant d’Arsène Lupin, qui coexiste avec son spectre de papier. Tant que nous marchons à cette frontière, il nous est donné de retarder le moment où, soulevant le couvercle de la boîte, nous feront advenir la réalité qui colle à nos semelles, entérinant la séparation des mondes, exilant la fiction, tuant le héros de notre enfance.

40On comprend dès lors le goût de Didier Blonde pour ces moments suspendus où, la main sur la poignée, il reste à rêver devant les façades muettes, tendant l’oreille au bruit des pas de personnages qu’il ferait s’évanouir rien qu’en poussant la porte.

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41Exercice 5
Ce que nous apprend la littérature, ce qui sans cesse nous y ramène, c’est l’existence de ces points réversibles où le réel se retourne en fiction, où la fiction parasite le réel, où vacille la certitude d’un sort limité à la tristesse de quatre pauvres dimensions.
Il faudrait recenser ces passages du Nord-Ouest, praticables par intermittence et toujours menacés par la prise des glaces. Adresses de Didier Blonde, zones blanches de Philippe Vasset, noms de pays de Proust, dévoilant dans la doublure de leurs syllabes et de l’imaginaire qu’elles déploient une géographie parallèle, à laquelle le langage nous donnerait accès.
Sauriez-vous sur une carte – de votre ville, de la région, du monde ? – placer les points où pour vous le couvercle de la boîte de Schrödinger s’est entrouvert ? Où vous avez laissé s’échapper un double qui, dans un univers que vous échouerez perpétuellement à rejoindre, continue de filer une trajectoire toujours plus éloignée de la réalité dont vous l’avez ainsi affranchi ? Sauriez-vous, à partir de chacun de ces points – dont certains correspondent peut-être au lieu d’une lecture que vous avez faite – retracer les itinéraires qu’ont suivi vos autres vous-mêmes ? Visualiser mentalement les positions que chacun d’eux, en cet instant précis, occupe dans l’espace ? Évaluer aussi exactement que possible la distance qui vous en sépare (longitude, latitude, altitude) – et par rapport à quels méridiens, quels niveaux de la mer ?
L’atlas que ces coordonnées dessinent est celui d’une mélancolie, dont la littérature nous dit qu’elle peut se partager. Elle nous dit que nous ne sommes pas seuls à avoir égaré quelque chose en tout un tas d’endroits, dont nous nous contentons de signaler l’emplacement d’une croix sur la carte. Aucun trésor à excaver en ces points dont les passages ont été condamnés. Mais le frémissement d’un possible entrevu juste avant que la boîte ne s’ouvre, qui dépose sur les pages des livres, comme une poussière précieuse, un peu collante, la promesse d’une alternative, et l’empreinte d’un désir.

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42Les corps, trop lourdement englués de réel, sont-ils condamnés à ne jamais franchir l’orée de la fiction ? On aurait tort de se satisfaire trop vite de cette situation de refoulés des arrière-mondes, contraints à la position inconfortable de ceux qui observent par le trou de la serrure ce qui se passe de l’autre côté. D’accepter comme une règle à laquelle nul ne peut échapper de refermer le livre, et avec lui la parenthèse d’un jeu dont nous serions exclus. La littérature fourmille d’hommes et de femmes peu enclins à rentrer sagement dans les rangs du réel une fois la lecture terminée. Bricolant des stratégies qui leur permettront d’entrer par effraction dans la fiction, d’en crocheter les serrures, d’en usurper les codes, ils deviennent les personnages et les auteurs d’une prose qui s’écrit dans les gestes, forge les identités, recompose l’existence.

43Ce désir imprime sa marque sur l’œuvre de Roland Barthes dès l’instant où il est invité à s’écrire. On lui commande un autoportrait : il le fragmente, en suivant l’émiettement arbitraire d’un alphabet. Roland Barthes par Roland Barthes : le dédoublement n’est pas un redoublement. Si les lettres qui tracent le nom de l’auteur se superposent à celles qui dessinent les contours du personnage, les corps, eux, ne coïncident pas. Ils évoluent de part et d’autre d’un miroir qui dévie légèrement les ondes lumineuses, fait hésiter les lois de la physique et dériver les chronologies. Sur la première page, comme pour faire vaciller l’évidence de la photographie en couverture du livre, il prévient : « Tout ceci doit être lu comme dit par un personnage de roman ». Plus qu’une consigne de lecture, on peut y voir une prière : c’est par le regard que d’autres porteront sur les mots, les idées, les livres, les images qui composent et recomposent ses traits que Barthes peut espérer qu’advienne sa transformation.

44Pour compliquer ce jeu qui multiplie les reflets comme dans un palais des glaces, le personnage qu’il se choisit, celui dont il brodera amoureusement la silhouette dans les marges de tous ses livres publiés ou rêvés, est le double d’un être de fiction, lui-même double de son auteur. Marcel, le narrateur de la Recherche, a réussi à faire de Proust, en même temps qu’un des plus grands écrivains du siècle, un personnage de roman, maintenant dans une irisation jamais fixée le tremblé de leur imparfaite coïncidence.

45On a beaucoup glosé le désir de Barthes d’écrire un roman, et rêvé à ce livre que nous ne lirons pas. Il ne s’agit pourtant pas seulement pour lui de produire une œuvre romanesque, mais, plus fondamentalement peut-être, d’en devenir le personnage, et, franchissant une nouvelle étape d’une transformation déjà largement amorcée, d’accéder à une existence autre. Le titre de son manuscrit ne dit pas autre chose : le vœu d’une Vita nova.

46Pour y parvenir, Barthes puise dans la littérature. Dans les dernières années de sa vie, il relit À la recherche du temps perdu comme un grimoire d’alchimiste où serait chiffrée la formule d’une transfiguration des corps. Il y comprend très vite que devenir personnage, comme devenir écrivain, est d’abord une affaire d’emploi du temps : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ». Dans la conférence qui porte ce titre, en écho à la première phrase de la grande œuvre proustienne, il revient avec minutie sur la chronologie de l’écriture de la Recherche : la mort de la mère, les nuits passées à écrire et les jours à dormir dans la chambre calfeutrée, au rythme d’un éloignement du monde qui seul peut offrir la promesse d’une conversion du temps perdu en temps retrouvé.

47Au-delà de la figure aimée de Proust, « héros non héroïque, en qui se reconnaît celui qui veut écrire » (Barthes, 2003, p. 34), c’est toute la bibliothèque qui devient un recueil de méthodes d’organisation du temps et de l’espace, d’apprentissage des gestes de l’écriture, de ses horaires, de ses manies. La Préparation du roman, dernier cours dispensé par Barthes au Collège de France, gravite autour de cette fascination : préparer le roman, ce n’est pas d’abord, comme on pourrait le croire, rassembler des matériaux, élaborer des plans, raturer des brouillons ; c’est, faisant « comme si » on écrivait soi-même, se glisser dans la peau et le rythme de ceux qui écrivent, c’est s’initier avec patience à une discipline des corps qui fait basculer le réel dans la fiction.

48La méthode que Roland Barthes adopte dans ses cours est celle de la simulation. Anticipant les logiciels d’entraînement des apprentis pilotes, les salles de jeux en réseau et les fictions cyberpunk des années 80 et 90, l’usage qu’il fait de sa bibliothèque évoque les technologies raffinées qui proliféreront après sa mort pour baigner les corps dans les coordonnées augmentées des réalités virtuelles. La lecture suffit chez lui à susciter des espaces où s’inventent de nouveaux gestes, d’autres manières d’être et de faire. Dans Comment vivre ensemble ?, sous-titré « Simulations romanesques de quelques espaces quotidiens », il envisage les fictions d’André Gide, de Daniel Defoe, de Thomas Mann ou d’Émile Zola comme des expérimentations fictives de sociabilité, dans le cadre de lieux pensés comme des maquettes : la chambre de La Séquestrée de Poitiers, le repaire de Robinson Crusoé, l’hôtel de La Montagne magique, l’immeuble de Pot-Bouille.

49Pour qu’il y ait fantasme, dit Barthes, il faut qu’il y ait une scène, et donc un lieu. C’est le mont Athos, où il n’a pas été, qui suscite chez lui le fantasme de l’idiorythmie : idéal d’une vie collective déliée, dans laquelle chaque individu suivrait son rythme propre, le faisceau des journées parallèles ne se rejoignant qu’avec légèreté, pour affronter ensemble la tristesse du soir qui tombe. « Au fond, c’est un paysage. Je me vois là, au bord d’une terrasse, la mer au loin, le crépi blanc, disposant de deux chambres à moi et autant pour quelques amis, non loin » (Barthes, 2002, p. 37).

50L’horizon du cours est celui d’une sortie du laboratoire. Dans la dernière séance, il revient sur le projet qu’il avait imaginé : l’écriture collective d’une utopie du Vivre-Ensemble, à laquelle les auditeurs auraient été invités à collaborer. Domestique plutôt que sociale, l’utopie selon Barthes est profondément romanesque : elle organise les détails pratiques de l’existence, ses horaires et ses lieux, fantasme le déroulé minutieux des heures. Elle écrit un texte pensé comme un espace où s’inventeraient les conditions d’une vie autre.

51Durant les deux années du cours consacré à La Préparation du roman, de décembre 1978 à février 1980, c’est l’écriture qui est ensuite abordée sous l’angle de la simulation. Dans le Journal de Kafka, la correspondance de Flaubert, les carnets de Tolstoï, Barthes étudie méthodiquement l’organisation matérielle de vies consacrées à l’écriture : alimentation, pharmacopée, vêtements, chambres et tables, détails concrets où se dévoile une « casuistique de l’égoïsme1 » par laquelle le romancier parvient à produire son œuvre. À l’agencement de l’espace répond une structuration du temps, qui trace une ligne de partage entre les écrivains du matin et ceux de la nuit, comptabilise le temps dévolu aux amitiés et à la gestion des affaires ordinaires, mesure la vitesse de la main qui écrit et la fréquence des pannes. Il y a bien sûr, derrière cet intérêt inépuisable pour les choix du corps, l’idée nietzschéenne qu’une philosophie de l’existence s’y donne à lire. Mais, plus profondément encore, Barthes répète en les lisant les gestes et les techniques d’une discipline qu’il ne compte mettre en œuvre que plus tard, dans l’écriture encore virtuelle du roman à venir. Ancêtre des programmes directement connectés au cerveau des héros de Matrix grâce auxquels ils apprennent les arts martiaux en une poignée de minutes tandis que des électrodes se chargent de sculpter leurs muscles, les textes lus constituent un sas d’entraînement à l’écriture comme praxis, où s’exerce et s’éprouve l’imaginaire d’un corps en devenir, un corps de personnage : celui de l’écrivain.

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52Exercice 6 : simulation et compilation (1)
Roland Barthes et Emmanuelle Pireyre peuvent en témoigner : seule une infime partie des problèmes qui nous occupent ont donné lieu à la publication de manuels appropriés. Si vous souhaitez arrêter de fumer grâce à la méditation, perdre du poids en suivant les cycles de la nature ou vaincre votre stress lors de prises de parole en public, les rayons vie pratique des bibliothèques municipales vous fourniront probablement un ouvrage ad hoc, compilé par un professionnel compétent qui saura répondre à vos exigences. Mais pour ceux qui désirent échapper à la condition qui menace les femmes de trente ans, ou inventer une vie en commun qui ménage leur solitude, l’offre s’avère singulièrement réduite. Plutôt : elle est dispersée. Les réponses existent ; elles sommeillent entre les pages des volumes qui s’alignent sur les rayons de littérature des bibliothèques, dans l’attente d’un compilateur.
L’exercice est le suivant :
1. Identifiez un problème. Le choix peut s’avérer embrassant : nos vies en sont pleines. Cette profusion offre l’opportunité d’en choisir un beau, complexe, existentiel de préférence. Sachez néanmoins que, s’il est bien exploité et nourri avec amour, il n’y a pas de petit problème.
2. Constituez une bibliographie.
3. Comparez les solutions, dressez les typologies des réponses apportées, évaluez le taux de réussite des remèdes envisagés.
4. (facultatif) Application de la méthode et résolution éventuelle du problème.

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53Il existe deux grands types de manuels pratiques : les premiers proposent une méthode destinée à résoudre un problème ou à acquérir une compétence ; les seconds promettent à leurs lecteurs, s’ils suivent attentivement les conseils prodigués par l’auteur, de devenir quelqu’un d’autre : séducteur plein d’assurance, cadre promis à une ascension irrésistible, pécheresse reconvertie qui se verra ouvrir toutes grandes les portes du paradis. Destinées enviables certes, mais, là encore, l’offre existante ne recoupe pas l’ensemble des possibles que sont en droit de désirer ceux qui aspirent à changer de vie. Pour pallier cette lacune, la meilleure option reste de bricoler avec les livres qu’on a sous la main, en suivant l’exemple de Bouvard et de Pécuchet.

54On présente souvent les héros du roman de Flaubert comme deux imbéciles, pris d’une ridicule ambition. Il est vrai que toutes leurs entreprises se soldent de façon plutôt catastrophique. Mais le désir qui les pousse à échouer n’a rien de risible : celui de s’inventer, après une première vie subie dont les jours se sont succédé sans ivresse et sans goût, une existence qui leur convienne. Profitant d’un héritage, ils cessent leur activité de copiste pour se forger une vita nova, c’est-à-dire la combinaison d’un mode de sociabilité – l’amitié –, d’un espace choisi – le domaine normand –, et d’une activité qui règlera les jours dont l’étendue nouvelle s’ouvre devant eux. C’est ce dernier choix qui leur pose problème, en raison d’une difficulté qui, elle aussi, est tout sauf ridicule : Bouvard et Pécuchet s’intéressent à tout, ils se ruent à corps perdu dans chaque livre qui leur tombe sous la main, et ils peinent à choisir comme à s’obstiner. Leur désir est volage car ses objets sont sans nombre, et que se fixer sur l’un deux reviendrait à renoncer à tous les autres. Ils balayent ainsi le champ des connaissances de leur époque, de l’agriculture aux sciences et à la politique, de la philosophie à la littérature et de la médecine à l’éducation. Si rien n’étanche leur soif, c’est peut-être qu’ils aspirent moins à constituer un savoir qu’à explorer ce que leurs vies auraient pu être, si, au lieu d’une carrière terne d’employé de bureau, ils avaient été paysagistes ou agronomes, physiciens ou archéologues, s’ils avaient soigné les âmes et les corps, parlé aux esprits et observé les astres, écrit des livres, connu l’amour, élevé des enfants.

55On peut penser que leur échec est imputable moins à leur incompétence qu’à un pessimisme de Flaubert à la fin de sa vie : il est trop tard pour s’inventer soi-même, et les deux amis qui ont rêvé de devenir d’autres hommes finissent par revenir à leur activité de copistes – comme leur auteur, que chaque jour finissant ramène à la même table d’écrivain. L’exploration des alternatives, dès lors, ne saurait être qu’un catalogue des virtualités mortes : une comédie dont les personnages endossent tour à tour une série de costumes qui gênent toujours aux entournures, des panoplies trop grandes pour eux, où ils se prennent les pieds et tombent, de revers en défaite, jusqu’à se retrouver nus, c’est-à-dire tels qu’au premier jour de leur entreprise. Cette mélancolie traverse l’histoire de la littérature sous le nom de bovarysme : elle dit que les livres que vous aimez ne vous sauveront pas de ce que vous êtes. Il ne suffit pas à Don Quichotte ou à Emma d’avoir lu des romans pour devenir les personnages de chevalier et d’amoureuse auxquels ils aspirent. Pourtant, l’effort est beau, et rien ne dit qu’il est voué à la désillusion.

56Ceux qui, malgré les essais avortés de tant d’illustres prédécesseurs, choisissent de s’obstiner peuvent toujours tenter d’emprunter leur méthode. La première étape en est toujours de réunir les livres correspondant au rôle qu’on s’est choisi : romans de chevalerie ou romances, traités de botanique, d’architecture ou d’histoire naturelle. C’est le travail que mène Jean-Yves Jouannais, avec une constance très peu bouvardienne, dans la constitution de sa bibliothèque de guerre, abandonnant ses livres de critique d’art en même temps que son ancienne vie.

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57Exercice 7 : simulation et compilation (2)
Imaginez : que deviendriez-vous si vous choisissiez du jour au lendemain de ne plus lire que des romans d’amour ? des histoires de fantômes ? des livres de toute nature qui ont trait à la forme des nuages et au mouvement des planètes ? À partir de quand deviendriez-vous quelqu’un d’autre ? Et quel autre ?
On peut aussi prendre le problème en sens inverse. Vous souhaitez devenir un personnage de fiction : quelle bibliothèque vous constituer ? Pourquoi pas une bibliothèque de faussaire ? Un trésor des mystifications, des œuvres apocryphes, des faux-monnayeurs, des aigrefins, des contrefaçons ? Vous pourriez vous départir de quantité d’ouvrages assommants et plonger dans les délices des inventaires de salles des ventes, des traités de numismatique, dans les travaux de Morelli où l’on apprend à reconnaître les lobes d’oreille des anges de Léonard. Vous pourriez parcourir Un cabinet d’amateur de Perec, relire la collection complète des Aventures d’Arsène Lupin, feuilleter les catalogues d’exposition de Philippe Thomas, revoir F for fake d’Orson Welles et lire L’Histoire au conditionnel, dans lequel Patrick Boucheron et Sylvain Venayre imaginent un faux document proposé en 2058 à l’une des épreuves de l’agrégation d’histoire.
Il y a certainement une belle somme de savoirs pratiques à glaner dans ces usages de faux.

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58Dans le quartier de Çukurcuma, à Istanbul, une fiction a pris corps entre les rues en pente qui roulent vers le Bosphore. C’est une bâtisse rouge sombre, haute de quatre étages, comme on en voit sur la colline de Galata. C’est là qu’a vécu Füsun, l’amante du malheureux Kemal, promis à une autre qu’il n’épousera pas. Pris d’un désir fou pour sa très jeune cousine, Kemal Bey célèbre tout de même ses fiançailles avec une riche représentante de la bourgeoisie stambouliote. Ce soir-là, Füsun disparaît, et pour son amant commence une vie de passion contrariée et de désir poignant pour la femme qu’il ne peut plus étreindre. Pendant des années, il lui rend visite presque chaque jour et subtilise quelques menus objets ayant touché le corps qui se refuse à lui : mégots de cigarette ourlés de rouge à lèvre, cuillère tordue, boucle d’oreille oubliée en forme de papillon. De retour chez lui, Kemal passe des nuits à faire courir ses mains sur les pauvres trésors qu’il accumule au fil du temps, reliques d’un bonheur évanoui. Lorsqu’au terme d’une attente de plus de vingt années il finit par perdre Füsun pour de bon, il rachète la maison où elle a vécu avec sa famille ainsi que l’ensemble des objets qu’elle contient et décide d’y ériger un musée à la gloire de son amour perdu. C’est ce geste, avec lequel la vie du personnage s’achève, qui donne son nom au roman : Le Musée de l’innocence.

59Orhan Pamuk en a écrit l’histoire. Il a aussi, pendant plus de vingt ans, chez les antiquaires du quartier, dans les malles de ses tantes, au gré de ses échanges avec les habitants des rues avoisinantes, collecté les objets qu’ont caressé son imaginaire de romancier et les mains fiévreuses de Kemal. Comme son personnage, il les a agencés amoureusement dans de petites vitrines, une par chapitre du livre, qui s’échelonnent au gré des quatre étages de l’étroite maison rouge. Le visiteur, invité à entrer sur simple présentation de l’ouvrage, y promène l’histoire qu’il invente à sa guise ou laisse vagabonder parmi les collections le souvenir de sa lecture.

60Sous les toits, une petite chambre a été conservée à l’identique. C’est là qu’a vécu et dormi Füsun, la prisonnière dont les rêves nous échapperont toujours ; là aussi que Kemal a fini ses jours, dictant à son ami Orhan Pamuk le récit de son amour perdu. Dans cette Istanbul abolie, le romancier a ménagé un espace où s’écrire. Il s’est taillé un rôle discret, à sa mesure : un rôle de scribe, figurant de l’histoire, amoureux timide et laconique de Füsun pour avoir une seule fois dansé avec elle. Et on voit souvent l’écrivain, que les quelques visiteurs remarquent à peine, pousser la porte du musée et remonter le temps au fil des marches de l’escalier central, pour rejoindre le passé d’une ville que sa fiction invoque comme on invoque les esprits. Il promène son regard sur la collection de salières, compte les mégots épinglés au mur, mesure la durée que leur fumée a dispersée. Il finit par s’asseoir, pour quelques minutes ou pour quelques heures, sur la chaise où il se souvient, comme dans un rêve, avoir écrit son livre face au petit lit de fer.

61Derrière lui, inscrite sur le mur, la dernière phrase du roman. Le récit l’attribue à Kemal, mais elle porte aussi l’écho d’une joie d’écrivain. Parmi tant d’auteurs ayant passé leur temps à regretter les mondes qu’ils avaient bâti et où ils ne pouvaient vivre, Pamuk lui a réussi à habiter la fiction dont il était tombé follement amoureux – car oui, certains contes finissent bien. C’est en tout cas ce que semblent nous dire les mots qui referment le livre : « Dites à tous que j’ai mené une vie très heureuse ».

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62Exercice 8 : Bovarysme éclairé (1)
Certains êtres, dit Barthes, ont reçu l’empreinte de la littérature. Pour ceux-là, écrit-il, « vivre, au sens le plus actif, le plus spontané, le plus sincère, et je dirais le plus sauvage, c’est recevoir les formes de la vie des phrases qui nous préexistent » (Barthes, 2003, p. 149).
Le bovarysme a mauvaise presse. C’est qu’il est en général bien mal pratiqué par les personnages de roman. Trop souvent ils font l’erreur de vouloir calquer la trame de l’existence sur un récit réduit à une collection d’images, lesquelles se figent bientôt en une imagerie, se disloquent et s’effondrent. Peut-être le remède à cet échec nous est-il soufflé par Barthes lui-même, quand il affirme que « nous sommes beaucoup, sinon tous, des Bovary » (Barthes, 2003, p. 150). Ce à quoi le critique nous invite, c’est à un bovarysme qui étancherait sa soif non pas à la source des images, mais à celle des phrases.
D’où l’exercice :
1. Relire un livre aimé, lentement ou en sautant des pages, presque à l’aveugle, guidé seulement par la phrase de Barthes comme par un bâton de sourcier.
2. Quand l’attention ploie comme la branche de saule attirée par l’eau vive, noter une phrase ou deux, sans creuser ni comprendre.
3. Regarder s’agrandir sa collection de phrases, et les relire souvent ; rien d’autre. Pas la peine de prétendre entrer dans un rôle, de poser à l’héroïne, aucun besoin de faire des mines. Les phrases travaillent toutes seules, dans le silence des nuits. Elles tissent déjà, sans rien laisser paraître, l’entrelacement subtil des formes de votre vie.

63Exercice 9 : Bovarysme éclairé (2)
Pour ceux qui ont reçu l’empreinte de la littérature, la fiction et ses phrases sont l’équivalent de ce pharmakon ambigu, tout à la fois poison et remède, que Derrida exhume de la langue de Platon. L’écriture, dit Platon dans le Phèdre, est une drogue à manier avec précaution – elle permet le ressouvenir, mais tout aussi bien elle engendre l’oubli chez ceux qui s’y fieraient assez pour négliger d’exercer leur mémoire. La lecture elle aussi constitue un pharmakon dont les vertus équilibrent le potentiel toxique, et pour lequel tout, en définitive, est question de dosage. Ce qui s’y oublie, comme ce qui s’y retrouve, n’est rien d’autre que ce que nous désignons commodément sous le nom de réel. Il ne s’agit pas tant de lire moins ou plus que d’esquisser les termes d’un usage éclairé des signes par lesquels la lecture façonne l’existence et lui donne des formes. Fascinée, idolâtre, elle éloigne du monde et enferme dans les images, alors qu’un usage subtil y ramène au contraire, promettant, au lieu d’une autre vie, une vie bien réelle, mais dont l’expérience s’accroît d’une intensité neuve. Charge à chacun dès lors d’établir sa propre posologie. D’apprendre à connaître les vertus et les risques que recèle chaque phrase, chaque fiction scellée dans son bocal de verre, dont l’éclat olivâtre semble faire tanguer les étagères intimes de la bibliothèque.
Et, le moment venu, quand la lumière décline, de doser avec soin ses drogues favorites – en fonction du mal, des climats et des temps.