Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Comment vivre
Fabula-LhT n° 29
Manuels et modes d'emploi : comment la littérature dispose à l'action
Hélène Merlin-Kajman

Le critère de l’action en littérature : de l’Oráculo manual de Gracián au Nouveau traité de la civilité de Courtin, en passant par les Maximes de La Rochefoucauld

Action as a criterion of literature : from Gracián’s Oráculo manual to Courtin’s Nouveau traité de la civilité, including La Rochefoucauld’s Maximes

1Les analyses qui suivent visent à évaluer la force prescriptive de différents ouvrages qui mettent tous en jeu des « maximes », pour éclairer une question suggérée par l’argument proposé par ce numéro de Fabula-LhT : à quelles conditions textuelles ou contextuelles l’action peut-elle constituer un critère définitionnel de la littérature ? Je me propose de l’aborder (ou plutôt de l’effleurer) à partir d’une constellation de textes à finalité morale, tous pris dans un même contexte historique – celui qui explique l’apparition d’un manuel singulier, l’Oráculo manual (1647) de Baltasar Gracián –, mais en me limitant à la France, et plus précisément à l’apparition d’un autre ouvrage dans le salon de Mme de Sablé, lectrice assidue de l’Oráculo manual : les Maximes (1665-1678) de La Rochefoucauld. De là, je me pencherai sur un ouvrage très évidemment prescripteur, le Nouveau traité de la civilité (1671-1702) de Courtin, qui partage avec les deux autres d’avoir notablement marqué la culture européenne. À eux tous, ils déclinent une gamme presque complète du rapport possible entre l’action et « la littérature », d’autant plus que, comme on le verra, les deux premiers se détachent d’un autre ensemble de « manuels » chargés de guider la vie vers la vertu. L’Oráculo manual amorce un type particulier d’action : imprimer un style à la vie, en commençant par le style de l’écriture. Les Maximes jouent avec la même frontière, mais en la détachant de toute visée pragmatique ; et le troisième, au contraire, sature la vie de prescriptions dont l’écriture doit disparaître pour se réaliser totalement en comportements, selon une logique plus proche du mode d’emploi que du manuel. 

1.

2En 1647 paraissait en Espagne un livre promis à un succès considérable : Oráculo manual y arte de prudencia. Sacada de los Aforismos que se discurren en las obras de Lorenço Gracián (Oracle manuel et Art de prudence), écrit par un jésuite espagnol peu ordinaire, Baltasar Gracián. La collection des « Mille Et Une Nuits » (Fayard) l’a offert au lecteur français en 2014 dans un petit format, typique de la collection, sous un titre tout à fait moderne et propre à susciter la curiosité : L’Homme avisé dans les allées du pouvoir. Les sites des libraires évoquent un « [t]raité moral de la désillusion où sont démontés les mécanismes du pouvoir, les ressorts de la politique comme science de la réussite et les causes de l'aliénation sociale »1 et ajoutent que ce traité « a connu un retentissement formidable à travers les siècles et [qu’il] était le livre préféré de Guy Debord2 ». À ce nom, on pourrait en ajouter d’autres – par exemple celui de Jacques Lacan.

3Benito Pelegrín, auteur de la « première traduction française de cet ouvrage depuis le xviie siècle » (Pelegrín, 2005, p. 15), avait, en 1978, choisi un autre titre, mais tout autant destiné à montrer son opérativité actuelle : Manuel de poche d’hier pour hommes politiques d’aujourd’hui et quelques autres. « Manuel de poche » : l’expression est bien choisie. Baltasar Gracián avait effectivement voulu que son ouvrage paraisse dans un petit format maniable, conformément au premier syntagme de son titre, « Oráculo manual ». En traduisant l’adjectif « manual » par le nom « manuel de poche », Benito Pelegrín résout le problème posé par l’évolution sémantique du mot en français, sinon en espagnol. Les manuels, de nos jours, outre qu’ils englobent des guides pratiques (sens qui n’apparaît qu’en 17613), sont souvent devenus lourds et encombrants. Rien de tel au xviie siècle, comme il ressort de la définition du dictionnaire de Furetière :

Manuel. subst. masc. Se dit aussi des petits Livres ou des abregez qu'on peut porter à la main. Le Manuel d’Epictete. Le Manuel de Devotion. Un Manuel de Theologie. On l'a ainsi appellé, quòd in promptu sit et ad manum habeatur. (1690, t. ii, n.p.)4

4« Manuel », l’Oráculo Manual l’était donc pour trois raisons au moins : par sa taille, d’abord ; ensuite, parce que ses trois cents aphorismes se donnaient pour l’« abrégé » des ouvrages précédents de l’auteur lui-même5 ; et enfin, parce qu’il prétendait orienter la vie :

Au lecteur

Le juste n’a que faire de lois, le sage, de conseils ; mais personne ne l’est suffisamment pour lui-même. Tu me dois pardonner une chose et me savoir gré d’une autre : l’une, appeler Oracle cet abrégé de règles de la vie puisqu’il est sentencieux et concis ; l’autre, t’offrir d’un seul coup les douze Gracián […] (Gracián, [1647] 2005, p. 299)6.

5Les manuels donnés en exemples par Furetière, tout particulièrement celui d’Épictète, appelé enkheiridon en grec, c’est-à-dire « livre portatif, manuel7 », concernent en effet la conduite de la vie et plus particulièrement ce que Michel Foucault a appelé « le souci de soi8 ». Le manuel concrétise la prescription rappelée par Pierre Hadot :

[Chez les Épicuriens] [c]omme chez les Stoïciens, on s’assimilera, on méditera, « jour et nuit », de courtes sentences ou des résumés qui permettront d’avoir « sous la main » les dogmes fondamentaux. (Hadot, 1981, p. 38)

6 Mais le second syntagme du titre, « arte de prudencia », ajoute à cette connotation morale une connotation artisanale, voire artificieuse, dont bien des aphorismes soulignent la nécessité. Ainsi de l’aphorisme 278 :

Savoir jouer de la vérité. Elle est dangereuse, mais l’honnête homme ne peut ne pas la dire : c’est là qu’il faut de l’art. Les habiles médecins de l’âme inventèrent le moyen de l’adoucir, car, lorsqu’elle touche à la désillusion, elle est quintessence de l’amertume. La façon de la dire se sert ici de cette adresse : avec une même vérité, elle flatte l’un et assomme l’autre. L’on doit parler aux présents à travers les passés. Face au bon entendeur, le demi-mot suffit et parfois même le silence. L’on ne doit pas guérir les princes avec des pilules amères : c’est ici que convient l’art de dorer les désillusions. (Gracián, [1647] 2005, p. 343)

7Le manuel qui aide aux exercices spirituels, antiques ou chrétiens, destinés à bien vivre, c’est-à-dire à vivre selon le bien, a pour horizon la méditation de la mort, un horizon investi minutieusement en tant que tel dans les « arts de mourir » chrétiens qui fleurissent à partir du xve siècle pour aider le mourant à réussir sa mort conçue comme un combat entre Satan, à l’affût pour s’emparer de l’âme du mourant, et Dieu. Mais avec l’Oráculo manual, il s’agit exclusivement d’un art de vivre, voire de survivre : dans un contexte social où la vertu se serait absentée au profit de purs rapports d’intérêt et de domination, le paraître gagne toutes les relations pour former une « société du spectacle » tout à la fois dénoncée et investie comme horizon nécessaire des actions. Comme l’écrit Benito Pelegrín :

Après les certitudes de la Renaissance, les bouleversements des Découvertes, en une époque trouble et troublée avec la remise en cause ou l’effondrement des dogmes, avec les tentatives de recomposition politique et religieuse de la Contre-Réforme, la polémique antimachiavélienne fait rage et ravages dans l’Europe chaotique des débuts de l’âge baroque. Nombreux sont les traités qui explorent, épient les plis et replis de l’âme humaine, les ressorts de l’art et de l’artifice. Mais personne n’ira si loin que le jésuite espagnol dans la codification minutieuse et subtile des conduites de la ruse en vue du succès dans ce condensé, ce « digest » qui se veut ouvertement utilitaire, pratique, maniable, « manuel » à portée de main et de bourse. (Pelegrín, [1978] 2005, p. 44-45)

8En 1684, Amelot de la Houssaie traduit lui aussi l’Oráculo Manual en français sous un titre non littéral : L’Homme de cour. Contrairement aux deux titres des éditions contemporaines citées plus haut, un tel titre ne nous parle plus et serait même, aujourd’hui, quelque peu rebutant. Pourtant, il n’était pas moins ajusté à son temps que les titres précédents ne le sont au nôtre. Baltasar Gracián est de fait souvent nommé quand on retrace l’histoire de la civilité, curiale ou non curiale, née de la convergence de deux courants au départ tout à fait distincts9.

9Le premier mène du petit traité d’Érasme publié à Bâle en 1530, De civilitate morum puerilium, au traité de Jean-Baptiste de La Salle, Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne […] 10(1703), en passant par toutes leurs traductions et tous leurs intermédiaires (qui vont faire durer le modèle jusqu’au xixe siècle), notamment l’important traité d’Antoine de Courtin, Nouveau traité de la civilité, dont la première édition de 1671 sera rapidement suivie de nombreuses rééditions. Mais ce premier courant, le courant érasmien, qui voyait dans la civilité une éthique du vivre ensemble fondée sur l’égale reconnaissance de chacun par chacun, donc une socialisation de la charité, s’est trouvé infléchi par l’influence considérable qu’a eu un autre livre capital, Il Libro del Cortegiano (1528), l’œuvre maîtresse de Baldassar Castiglione, rapidement traduit lui aussi dans de nombreuses langues européennes, et rapidement imité. Quoique Castiglione s’intéresse, de manière dialogique donc contradictoire, aux qualités idéales du courtisan (notamment la célèbre sprezzatura), si idéales que nul traité ne peut vraiment les codifier ni en déduire des règles de comportement, en revanche, les traités de cour ultérieurs, plus pragmatiques, vont davantage fonder la conduite à la cour sur l’intérêt et la recherche de la réussite sociale. Ces traités de cour ont ainsi introduit dans la définition universaliste de la civilité érasmienne des préoccupations hiérarchiques et statutaires que celle-ci avait au contraire écartées.

10Dans cet infléchissement du courant érasmien par les traités de cour, Gracián a donc en effet sa place ; du reste, son livre précédant, El Discreto (1646), « [r]elais du Courtisan de Castiglione » selon Benito Pelegrín (2005, p. 14), et traduit en français par L’Honnête homme, s’était largement inspiré du livre L’Honnête homme ou l’art de plaire à la cour de Nicolas Faret publié en 1630, ouvrage qui constitue lui-même, dans cette histoire, un jalon important.

11Cependant, aucun de ces textes, aussi différents qu’ils puissent être, ne repose sur une écriture analogue à celle de Gracián, cette écriture « pointue » dont il a aussi été un remarquable théoricien, comme le souligne Benito Pelegrín à propos de l’Oráculo manual :

Dans l’Oracle déjà, les préceptes moraux ont une équivalence en préceptes stylistiques : l’économie, l’arcanité, la complication de la langue, l’équivoque parfois répondent à l’épargne prudente, au mystère, à la complexité, à l’ambiguïté de la personne ; bref, la vie du style y devient style de vie. (Pelegrín, 2005, p. 46)

12« La vie du style y devient style de vie » ; un sous-titre, « Vie du livre et livre de vie », introduit un prolongement de la remarque :

Le plus passionnant à mes yeux, aujourd’hui, est sans doute cette dimension cohérente où le dessein éthique s’inscrit dans le dessin esthétique, où la figure de l’esprit, l’acuité, et l’âme, lame, l’arme du style, du stylet, mot d’esprit affûté, aiguisé, acéré, pointe, flèche, trait, aussi offensifs que défensifs, figure littéralement définie par Gracián dans son ouvrage théorique comme l’âme de l’écriture […]. (Pelegrín, 2005, p. 47)

13On reconnaît sans peine, dans ces brillants jeux verbaux inspirés de Gracián, le travail du signifiant qui a obsédé l’écriture de la « modernité » littéraire comme théorique ; et ces deux syntagmes, « La vie du style y devient style de vie » et « Vie du livre et livre de vie », illustrent plus particulièrement le « renversement du génitif » pratiqué par Guy Debord et inspiré de la théorie des figures de l’esprit de Gracián. On sait comment toute la pensée de la « modernité » l’aura pratiqué, confiant à la langue – et contre elle – un pouvoir de déconstruction actif des lieux communs de l’idéologie dominante : ce style pointu, « subversif », était chargé d’annoncer, d’amorcer et d’encadrer l’action politique – d’en être même la première étape.

14Vie du style comme style de vie ? L’enjeu est de taille : il concerne l’éthique d’un côté, la pragmatique de l’écriture de l’autre. La formule les articule sous la forme d’un paradoxe : d’un excès énergétique qui a la force de rediriger l’action. Elle engage aussi, mais jusqu’à un certain point seulement, les ambitions de la civilité. Elle a enfin l’immense mérite de baliser de façon simple le trajet auquel convient les analyses qui suivent.

2.

15« Un homme qui s’aimait sans avoir de rivaux » : l’alexandrin introduit « L’Homme et son image », la fable xi du Livre premier du premier recueil des Fables de La Fontaine ([1668-1694] 1995, p. 55). Très connue et très commentée par les spécialistes de La Fontaine et de La Rochefoucauld, elle mérite d’être reparcourue. Cet étrange « Narcisse » (v. 11) est un solitaire solipsiste qui ne prend aucun risque relationnel. Mais contrairement à son prédécesseur mythique, personne ne lui dispute rien : personne ne jalouse l’amour qu’il se porte. Et du reste, il ne se séduit même pas lui-même : « [n]otre Narcisse » a ceci d’inédit en effet que ce n’est pas de son reflet qu’il est tombé amoureux. Au contraire, son reflet renvoyé « partout » (v. 6) par des miroirs corrige son illusion intérieure en lui révélant qu’il n’est pas « le plus beau du monde » (v. 2) comme il croyait l’être. Le voilà donc en état de fuite, le voilà qui

[…] va se confiner
Aux lieux les plus cachés qu’il peut s’imaginer (v. 11-12).

16 « Mais… » – mais « en ces lieux écartés », il rencontre un « canal, formé par une source pure » (v. 14-15, je souligne). Ce miroir-là va avoir un tout autre effet que les précédents. Quoiqu’il reflète cet homme adéquatement au point que « ses yeux irrités / Pensent apercevoir une chimère vaine » (v. 16-17), le canal arrête sa fuite et suspend sa colère :

Mais quoi, le canal est si beau
Qu’il ne le quitte qu’avec peine (v. 19-20).

17 La fable l’abandonne là : nous ne saurons pas ce qu’il devient, comment il revient de cette expérience en quelque sorte déchirante. Les vers suivants déploient l’allégorie, avec un engagement assez singulier du fabuliste dans sa leçon :

On voit bien où je veux venir.
Je parle à tous ; et cette erreur extrême
Est un mal que chacun se plaît d’entretenir.
Notre âme, c’est cet homme amoureux de lui-même ;
Tant de miroirs, ce sont les sottises d’autrui,
Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes.
Et quant au canal, c’est celui
Que chacun sait, le livre des Maximes. (v. 21-28)

18 Cet homme n’était donc pas un personnage, mais une figure allégorique : celle de « notre » âme dévorée par l’amour-propre. Cette âme refuse catégoriquement de se reconnaître dans le miroir des défauts d’autrui. Mais

19 « Mais quoi » ?

20 À la vérité, la clef allégorique ne porte sur aucun des mouvements de la fable : elle ne reprend pas ses enchaînements logiques, ses rebondissements. Les figures sont posées côte à côte, séparées : « notre âme », « les sottises d’autrui », « le livre des Maximes ». La clef néglige « les lieux les plus cachés » qui abritent la fuite de l’homme, ne précise pas le nom de la « source pure », n’explique pas ce qui conduit l’homme à faire l’expérience, contre toute attente, d’un attrait irrésistible et même d’un attachement auquel il est difficile de s’arracher.

21Il est vrai que cette capture inattendue et surprenante a déjà reçu son explication dans l’allégorie elle-même : « le canal est si beau »… La moralité est-elle une morale, si l’on entend par « morale » une prescription donnée pour bien se conduire, conformément à la vertu ? Rien n’est moins sûr, malgré l’universalité de l’« erreur extrême » qu’elle redresse : « Je parle à tous ». Ce qui est sûr en revanche, c’est qu’elle invite à lire un livre, elle en inspire le désir : au niveau de la fable, c’est la seule action conseillée ou « inspirée ». Et ce qui est sûr aussi, c’est que ce livre n’a pas, ni n’aura jamais pour l’homme, les caractéristiques d’un manuel : il a été rencontré par hasard, dans des « lieux écartés » ; il ne s’emporte pas avec soi pour être consulté dès que possible… Il capte le regard (du reste, la fable entière tourne autour de la pulsion scopique) et l’enchante.

3.

22La première édition des Réflexions ou Sentences et Maximes morales de La Rochefoucauld, parue en 1665, s’ouvre sur un « Avis au lecteur » que « L’Homme et son image » traduit en fable assez fidèlement. Cet avis déploie en effet le paradoxe du livre. L’amour-propre destine chacun à refuser de se reconnaître dans ce « portrait du cœur de l’homme11 » – à fuir le livre, en somme. Le scripteur avance alors deux propositions successives, qui ne s’enchaînent pas sans hiatus. La première est un constat anticipé :

[I]l n’y a rien de plus propre à établir la vérité de ces Réflexions que la chaleur et la subtilité que l’on témoignera pour les combattre : en effet il sera difficile de faire croire à tout homme de bon sens que l’on les condamne par d’autre motif que par celui de l’intérêt caché, de l’orgueil et de l’amour-propre. (La Rochefoucauld, [1665] 1992, p. 290)

23La seconde est une suggestion faite au lecteur à venir :

En un mot, le meilleur parti que le lecteur ait à prendre est de se mettre d’abord dans l’esprit qu’il n’y a aucune de ces Maximes qui le regarde en particulier, et qu’il en est seul excepté, bien qu’elles paraissent générales […]. (Idem.)

24 Pour devenir le lecteur favorable du « Livre des Maximes », c’est-à-dire pour goûter (très partiellement, et même partialement !) sa vérité, il faut donc n’y voir que le portrait des autres ; dénier que ce « portrait du cœur de l’homme » soit aussi un portrait de soi ; ce miroir, un miroir me reflétant. À cette condition, le lecteur, conforté, ô combien, dans son amour-propre, rencontrera dans le livre l’évidence d’une vérité déjà connue : « après cela, je lui réponds qu’il sera le premier à y souscrire, et qu’il croira qu’elles font encore grâce au cœur humain » (idem).

25Voici donc un livre qui recommande à son lecteur de s’extraire du tableau pour pouvoir en reconnaître la vérité et en goûter la valeur : de n’en tirer aucune consigne d’action, aucune conclusion morale qui le concerne. Le pacte de lecture proposé au lecteur, derechef, est tout sauf celui d’un manuel. Mais alors, que reste-t-il de la lecture, en termes de profit ? Peut-être s’agit-il d’une dénonciation des manuels, comme peut le suggérer le frontispice du livre qui montre un petit ange dodu (un putto), figure de la vérité érotisée, arrachant son masque à un buste de Sénèque ? Le philosophe représente, ici, l’orgueil de la philosophie stoïcienne. Il peut renvoyer, par métonymie, à Épictète et son manuel ; et, au-delà, à tout enseignement moral. Le faux sage fait croire qu’on peut s’exercer à devenir vertueux, mais selon la maxime xxix « [l]e soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement » (La Rochefoucauld, [1665] 1992, p. 316)12 ; voilà qui est dit et qui ruine tout effort d’exercice spirituel à l’antique.

26Au conseil quelque peu ironique de cet « avis au lecteur », La Fontaine propose un dénouement : « Mais quoi, le canal est si beau ». Comme lecteur captivé par le livre, le fabuliste s’est bien inclus dans le portrait (« notre âme »). Mais il n’explicite pas la nature du bénéfice de plaisir pris à une beauté qui, jusque-là, était absente non seulement du visage de « notre Narcisse », mais des miroirs présentés « partout » par « le sort officieux » (La Fontaine, [1668-1694] 1995, p. 55). La blessure scopique est réparée, mais il y a un saut, un hiatus, que la moralité a laissé entier.

4.

27Dans une introduction au texte de La Rochefoucauld, André-Alain Morello résume quelques positions de ses commentateurs les plus autorisés :

En fait, il faut se demander si la maxime, en particulier chez La Rochefoucauld, est d’abord un précepte ou une loi. Jacques Truchet distingue huit préceptes dans les Maximes de La Rochefoucauld […] : c’est peu, et cela suffit pour affirmer que La Rochefoucauld « ne prend pas volontiers le ton d’un mentor » [Jacques Truchet]. La maxime contient donc « un taux d’impérativité fort réduit » [Corrado Rosso]. […] Barthes ne manque pas de faire observer qu’« un recueil de maximes est toujours plus ou moins (et cela est flagrant pour La Rochefoucauld) un dictionnaire, non un livre de recettes […] ». (Morello, 1992, p. 112-113)

28Toutefois, comme dictionnaire, le recueil de maximes pourrait encore avoir une fonction pratique. André-Alain Morello objecte à ce rapprochement en citant les analyses de Jean-Pierre Beaujot :

À la différence du discours lexicographique […], la maxime est insulaire ; alors que la définition permet d’aller du connu au non-connu (ou mal connu), la maxime-définition est surprenante et suffisante. (Beaujot, 1994, p. 98-99, cité par Morello, 1992, p. 113)

29Nous voici cette fois devant une lecture quasi autotélique des Maximes. Elle implique de dénier la pertinence de la métaphore picturale13 : l’auteur des Maximes ne serait plus du tout un peintre ; son écriture se situerait déjà dans l’horizon de ce que Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ont appelé « l’absolu littéraire », inauguré selon eux par le recueil d’aphorismes des frères Schlegel, l’Athenaeum (1798-1801), où l’on rencontre même cette définition : « Pareil à une petite œuvre d’art, le fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson » (cité dans Lacoue-Labarthe et Nancy, 1978, p. 126)14.

30Jean Starobinski récuse, quant à lui, « qu’il s’agisse, comme ce sera le cas pour des écrivains plus récents, de reporter sur la création artistique une foi qui ne trouve pas à s’employer en d’autres directions » et voit dans le texte de La Rochefoucauld la proposition d’une « morale substitutive », celle de l’honnêteté – une esthétique de la conduite, plutôt qu’une éthique de l’action :

C’est dans le champ social lui-même, c’est dans le commerce quotidien que les valeurs esthétiques vont se substituer aux impératifs moraux et prendre à leur tour valeur d’impératif. (Starobinksi, 1966, p. 211)

31De son côté, Jean Lafond, commentateur profond et subtil de La Rochefoucauld, insiste au contraire sur l’augustinisme des Maximes et voit dans l’allégorie de La Fontaine la « traduction parfaite de l’accord qui se conclut ici entre l’éthique et l’esthétique » (Lafond, 1986, p. 195). Marc Fumaroli est d’un avis semblable : La Fontaine suggérerait comment le livre des Maximes sauve l’âme-Narcisse de sa mort annoncée (par la mythologie), constituant ainsi « une thérapeutique puissante pour “l’homme”, malade de l’excès d’amour qu’il se porte à lui-même » (Fumaroli, dans La Fontaine, 1995, p 821).

32Ces désaccords sont en fait déjà ceux des contemporains de La Rochefoucauld. On sait par quelques lettres échangées entre Mme de Sablé, Jacques Esprit et La Rochefoucauld que l’écriture des maximes est née comme une sorte de jeu (on y reviendra) entre ces « trois sentencieux15 » qui avaient même projeté, semble-t-il, d’en faire un volume commun. Mais une fois reconnue la supériorité absolue de La Rochefoucauld en la matière16, le projet de constitution d’un volume ne comprend plus que les maximes de ce dernier. En 1663, Mme de Sablé envoie à quelques personnes une copie anonyme d’un premier état de l’ouvrage en leur demandant d’y réagir17. Les réponses partagent les lecteurs, en gros, en deux groupes, comme la marquise le résume dans le brouillon de l’article qu’elle écrira pour le Journal des savants au moment de la parution de la première édition des Maximes :

Les uns croient que c’est outrager les hommes que d’en faire une si terrible peinture, et que l’auteur n’en a pu prendre l’original qu’en lui-même ; ils disent qu’il est dangereux de mettre de telles pensées au jour, et qu’ayant si bien montré qu’on ne fait jamais de bonnes actions que par de mauvais principes, on ne se mettra plus en peine de chercher la vertu, puisqu’il est impossible de l’avoir, si ce n’est en idée.
Les autres au contraire trouvent ce traité fort utile parce qu’il découvre les fausses idées que les hommes ont d’eux-mêmes, et leur fait voir que sans la religion ils sont incapables de faire aucun bien […]18. (Mme de Sablé, 1665, dans La Rochefoucauld, 1992, p. 650-651)

33Il y a donc ceux qui accusent La Rochefoucauld de s’être attaqué au principe vertueux des actions humaines, voire à leur moteur même, comme l’écrit Mme de Schomberg (qui ne s’en déclare pas moins « charm[ée] » par quelques-unes) :

Cependant, après la lecture de cet écrit, l’on demeure persuadé qu’il n’y a ni vice ni vertu à rien, et que l’on fait nécessairement toutes les actions de la vie. S’il est ainsi que nous ne nous puissions empêcher de faire tout ce que nous désirons, nous sommes excusables, et vous jugez de là combien ces maximes sont dangereuses. (Mme de Schomberg, 1663, dans ibid., p. 632-633)

34Mais il y a ceux qui font un éloge inconditionnel du recueil. Un auteur inconnu va jusqu’à écrire qu’après sa lecture, il était « non seulement changé, mais encore transfiguré » : on n’est pas loin d’un résultat analogue à celui que visent les exercices spirituels. Le livre, finira-t-il par dire, le conforte d’être chrétien, « avec l’Évangile » : et de là, « les bonnes œuvres suivent » (Anonyme, 1663, dans ibid., p. 642-643). Un commentateur enfin fait une sorte de synthèse dialectique de ces jugements opposés : si, au premier abord, le recueil « semble tout à fait malin » et son auteur « l’empoisonneur de toutes les bonnes actions », en le lisant plus attentivement, on découvre que « [c]’est une école de l’humilité chrétienne » (Anonyme, 1663, dans ibid., p. 635).

35Aucun lecteur, en tout cas, ne réagit au recueil sans penser à ses conséquences morales ; mais personne ne les prend pour autant pour des préceptes. La question de ce qu’elles conduisent à faire (ou pas) est entièrement médiée par la question de ce qu’elles « inspirent », pour reprendre un verbe de la maxime 378 de la dernière édition (1678), intéressante pour notre propos : « On donne des conseils mais on n’inspire point de conduite » (La Rochefoucauld, 1992, p. 199)19. La Rochefoucauld ne donne aucun conseil dans ses maximes. Inspirent-t-elles une conduite ?

36Dans une lettre de 1664 où il défend ses maximes sans encore les avouer pour siennes, La Rochefoucauld s’attarde sur celle qui figure à la première place dans la copie manuscrite de 1663 comme dans l’édition de Hollande20 :

Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes de la médecine. La prudence les assemble et les tempère, et elle s’en sert utilement contre les maux de la vie. (La Rochefoucauld, 1664, dans ibid., p. 469)

37« Nous discuterons à la première vue21 », écrit-il au père Thomas Esprit, son correspondant, « s’il est vrai ou non que les vices entrent souvent dans la composition de quelques vertus, comme les poisons entrent dans la composition des plus grands remèdes de la médecine ». Il poursuit, non sans d’abord égratigner au passage « les grands hommes de l’antiquité » qui ont fait croire que l’homme était capable de « ne devoir qu’à lui seul ce qu’il a de bon » :

[J]e crois qu’il y avait de l’orgueil, de l’injustice et mille autres ingrédients dans la magnanimité et la libéralité d’Alexandre et de beaucoup d’autres ; que dans la vertu de Caton il y avait de la rudesse, et beaucoup d’envie et de haine contre César ; que dans la clémence d’Auguste pour Cinna il y eut un désir d’éprouver un remède nouveau, une lassitude de répandre inutilement tant de sang, et une crainte des événements à quoi on a plutôt fait de donner le nom de vertu que de faire l’anatomie de tous les replis du cœur. (La Rochefoucauld, 1664, dans ibid., p. 646-647)

38La Rochefoucauld décompose donc les motifs des actions habituellement rapportées à une cause vertueuse : les maximes en dissèquent les « ingrédients22 ». Ce pourrait bien faire une recette. Mais l’anatomie23 ne sert pas à refaire un corps vivant. Les « ingrédients » de l’action s’analysent après-coup : ils ne peuvent pas être rassemblés par anticipation, ils ne font pas l’objet d’un projet, ne composent aucun exemple réitérable.

39Il y a pire. Une lettre d’un auteur inconnu, envoyée en 1663 à Madame de Sablé lors de la consultation, mobilise une métaphore très proche pour critiquer l’isolement des maximes :

[C]ar si l’on voyait ce qui était devant et après, assurément on en serait plus édifié ou moins scandalisé. Il y a beaucoup de simples dont le suc est poison, qui ne sont point dangereux lorsqu’on n’en a rien extrait et que la plante est en son entier. (Anonyme, 1663, dans La Rochefoucauld, 1992, p. 639-640)

40 À force de décomposer le « cœur » pour en analyser les « replis », mettre au jour séparément, un à un, les secrets « ingrédients » qui l’animent, le livre ne serait-il pas lui-même une succession de « sucs » empoisonnés ?

5.

41L’histoire lettrée du genre de la sentence, dans sa vertigineuse difficulté, est tout à fait fascinante. Malgré leurs nombreux points d’intersection, on peut distinguer deux grandes tendances récurrentes : la première associe la sentence à l’énoncé gnomique, à la Sagesse des Nations ; la seconde, à la pointe, au trait brillant. Ou, pour appliquer la formule elle-même brillante de Benito Pelegrín à propos de l’Oráculo manual, la première concerne le style de vie, la seconde, la vie du style.

42Si la première se rencontre dans toutes sortes de discours (elle constitue du reste une preuve rhétorique, à l’intersection de l’ethos et du logos), elle est tout particulièrement apte à s’autonomiser en formule morale que les enfants apprennent par cœur : incorporer un précepte comme un commandement imprescriptible est encore plus sûr que le garder dans un petit manuel à portée de main. Au xviie siècle, deux recueils de sentences écrites en quatrains, les Quatrains de Guy du Faur de Pibrac (1ère édition, 1574) et les Tablettes de la vie et de la mort de Pierre Matthieu (1ère édition, 1574), remplissent cet office (voir Lafond, 1992, p. 5-6). Dans cette tradition morale, la sentence peut aller jusqu’à prendre une tournure frappante : à la suite de Sénèque, Marc-Aurèle recommande la forme brève, facilement disponible comme « ce qui est sous la main » (Alexandre, 1979, p. 143) : la sentence et le manuel sont donc homologues.

43La seconde tendance en revanche fait de la sentence un ornement virtuose, ce qui confère au discours un style coupé. Si, ramassées, travaillées pour poindre et surtout piquer, les sentences se mettent à proliférer dans le discours, elles en menacent même la cohérence et la continuité. Quintilien écrit dans Institution oratoire :

Il en résulte un style quasi morcelé, composé non pas de membres mais de morceaux, et dépourvu de structure, car des corps arrondis et façonnés de tous côtés ne peuvent se soutenir mutuellement. (Quintilien, viii, 5, 27, cité dans Delarue, 1980, p. 106-107)

44Notons que l’Oráculo manual superpose les deux tendances : il défend une morale, et en ce sens, ses sentences sont bien des préceptes ; mais il s’agit d’une morale de l’héroïsme et de l’exception adaptée aux nécessités amorales de la vie curiale, morale traduite stylistiquement par une écriture exceptionnellement pointue qui ne passe guère par des justifications prudemment argumentées.

45Les commentateurs se sont beaucoup interrogés sur les nuances du titre donné par La Rochefoucauld à son recueil : Réflexions ou Sentences et Maximes morales. Pour nous en tenir aux deux derniers, on sait que l’étymologie rattache étroitement la maxime à la « sentence », puisque le mot est une abréviation du syntagme latin maxima sententia : la maxime serait plus générale que la sentence. Mais selon Francis Goyet, la maxime aurait plutôt une origine logique : le mot viendrait non pas de maxima sententia, mais de maxima propositio, la proposition la plus haute, au-delà de laquelle le raisonnement ne peut remonter. Majeure des majeures, la maxime « ne se connaît donc pas de supérieur » (Goyet, 1994, p. 29). Elle ne pourrait donc pas être investie esthétiquement. D’où la conclusion de Francis Goyet : « En appelant “maximes” ces simples “sentences” ou “réflexions morales”, le public de l’époque » aurait donc « raté l’originalité même de La Rochefoucauld » (p. 49).

46Pourtant, c’est La Rochefoucauld qui, le premier, désigne ces « sentences » par le mot « maxime » dans une lettre adressée à Mme de Sablé en 1661 (La Rochefoucauld, 1992, p. 612) – et ce mot l’a rapidement emporté sur celui de « sentences », comme l’atteste la fable de La Fontaine. Plutôt que de « rater l’originalité » de l’ouvrage, ce choix a sans doute une cause contextuelle (Merlin, 1999). Francis Goyet souligne en effet aussi que le « retour en force » du mot à la fin du xvie siècle a pour premier contexte la maxime politique. Associées au machiavélisme et, au-delà, à la figure du conseiller du prince, les « maximes d’État » orientent l’action des souverains en la fondant sur une raison spécifique, la raison d’État, qui prescrit une morale tout à la fois séparée de la morale ordinaire et plus haute qu’elle24.

47Ces maximes n’ont jamais connu, à ma connaissance, une publication séparée sous forme d’un manuel. Elles n’en étaient pas moins diffusées par des publications imprimées. Adressé à Louis xiii, l’ouvrage resté manuscrit de Richelieu, Maximes d’Estat ou Testament Politique, semble avoir été destiné à la publication (Hildesheimer, 1995). L’étrange ouvrage de Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État25, les associe étroitement à l’état d’exception ou coup d’État, « excès du droit commun à cause du bien public » :

[Les maximes d’État] ne peuvent être légitimes par le droit des gens, civil ou naturel ; mais seulement par la considération du bien, et de l’utilité publique, qui passent assez souvent par-dessus celles du particulier. (Naudé, [1639] 1989, p. 98)

48Si elles ne sont pas elles-mêmes secrètes, les maximes d’État conseillent cependant au Prince de garder secrètes (dans le « secret d’État ») les causes de l’action politique, notamment en situation d’exception. Elles épousent la rapidité de la décision nécessaire à la sauvegarde de l’État ; de ce fait, elles conjuguent les deux courants rhétoriques de la sentence. Véritables préceptes politiques, elles sont cependant fondées sur un style pointu, comme si leur forme mimait à la fois la rapidité de l’action et l’énergie qu’elle nécessite, ou comme si elles devaient communiquer leur énergie rhétorique à l’acteur politique pour qu’il la convertisse en force. Comme l’écrit Gérald Sfez :

Il y a là une morale déclarée, très construite en préceptes bien faits pour guider l’action singulière et qui cherche à circonvenir par le genre de la pointe les paradoxes de sa mise en forme et du péril qu’elle fait encourir à son usage. (Sfez, 2000, p. 72)

49Cette remarque, on le notera, converge avec celle de Benito Pelegrín à propos de Gracián. On comprend dès lors que l’existence de ces maximes et de leur mise en pratique ait pu obséder les dévots qui, au-delà de la sphère publique de leur application, y voient à juste titre des principes également capables d’orienter des actions particulières. Cette orientation « politique » (c’est-à-dire non religieuse) générale marque particulièrement les préceptes des traités de cour. Mais les dévots vont jusqu’à imaginer l’existence de quelque chose comme un catéchisme nouveau, caché et dévastateur (« pernicieux », disent les textes, qui ne sont pas avares en qualificatifs effrayants). Les maximes d’État, maximes des « politiques » ou des « libertins » indifféremment, détermineraient un ensemble de conduites secrètes obéissant à des principes qui inversent les principes d’action du christianisme.

6.

50En 1624, le père jésuite François Garasse publie sa Doctrine curieuse des beaux-esprits de ce temps, livre toute entier destiné à dénoncer le libertinage, notamment celui du poète Théophile de Viau, accusé d’en être le chef de file26. Il s’agit de réfuter toutes les maximes « libertines » en les arrachant à leur circulation supposée secrète : rendre publique leur argumentation est une façon à les combattre.

51Or, avant de faire l’objet, l’une après l’autre, d’un long discours dénonciateur, ces maximes des libertins se trouvent placées à l’ouverture du livre sous forme de « Table des Livres ici contenus, avec les Maximes débattues et réfutées en chaque livre particulier » (Garasse, [1624] 2009, p. 97). Conformément à la fonction de la table, « description qu’on fait de quelque partie d’un art, ou d’une science en une feuille, pour la faire concevoir tout d’une veuë, et soulager l’imagination et la mémoire » (Furetière, 1690, t. iii, n. p.), le dispositif rend visible d’un seul coup d’œil ce qui apparaît de la sorte comme un corps de doctrine cohérent :

Maxime i : Il y a fort peu de bons esprits au monde : et les sots, c’est-à-dire le commun des hommes, ne sont pas capables de notre doctrine, et partant, il n’en faut pas parler librement, mais en secret, et parmi les esprits confidents et cabalistes.

Maxime ii : Les beaux-esprits ne croient point en Dieu que par bienséance, et par maxime d’État. (Garasse, [1624] 2009, p. 97)

52On le voit, l’énonciateur libertin (fictif) de la deuxième maxime allègue une « maxime d’État » : or cette « maxime d’État » fonde en fait toutes les autres puisque c’est elle qui, opposant la bienséance à la foi, c’est-à-dire renversant le principe authentiquement chrétien des actions, justifie la dissimulation recommandée par la première. Dissimulation et culture des apparences obéissent à la même logique (celle-là même que développera avec une virtuosité inégalée l’Oráculo manual).

53La Doctrine curieuse a réussi dans l’action principale qu’elle visait : faire condamner Théophile de Viau ; et l’écriture du jésuite a, pour ce faire, employé toutes les ressources de la rhétorique et même de la littérature (d’inspiration rabelaisienne notamment), du raisonnement à l’invective, de l’indignation véhémente à la plaisanterie burlesque, calembours compris. Cependant, le dispositif typographique de la « table » a été reproché à Garasse : non seulement en effet la « table » rend plus facile la mémorisation des maximes libertines, mais encore elle rend public un abrégé remarquablement persuasif de paradoxes brillamment énumérés ; bref, en en dégageant la cohérence et la force de frappe séductrice, ne risque-t-elle pas de « déniaiser » non pas les chrétiens, mais les candidats au « déniaisement » libertin27 ?

54Une décennie plus tard, Nicolas Caussin, autre père jésuite, ne réitère pas la même erreur quand il augmente sa Cour sainte (1624) d’un tome intitulé Les Maximes de la cour sainte contre la cour profane. Comme Garasse, il cherche à lutter contre « toutes les maximes d’État qui ne tiennent point aux maximes de Dieu » et qui « sont des effets de la prudence de chair, qui se terminent en la chair », comme il l’explique dans l’Épître dédicatoire à « Monseigneur le Prince » (Caussin, 1640, n.p.). Pour ce faire, il adopte un dispositif typographique proche de celui de Garasse, mais bien plus prudent et efficace pour sa finalité théologique. Les maximes ne sont pas regroupées au début de l’ouvrage comme un corps de doctrine, mais combattues une à une, chapitre après chapitre. Ainsi, énoncée à chaque fois en tête de chapitre, chaque maxime dite « de la cour profane » est immédiatement détruite par la maxime contraire dite « de la cour sainte », laquelle est ensuite longuement développée et défendue par un discours aussi véhément que solidement argumenté.

55Plus précisément, chaque chapitre se trouve donc précédé d’une courte structure tabulaire qui met en vis-à-vis la « maxime de la cour profane », à gauche et en italiques, et la « maxime de la cour sainte », à droite et en caractères romains. Ainsi celle-ci redresse-t-elle immédiatement, jusque dans sa place et son caractère typographiques, celle-là : si « la cour profane » ordonne les « mœurs » selon les maximes d’État, « la cour sainte » (Caussin, 1640, n.p.) rétablit l’absolue vérité morale et théologique des maximes de Dieu : ce sont elles, les plus hautes.

56Après neuf maximes consacrées à des points de théologie, la dixième engage le discours dans le dédale de la morale politique. Elle porte sur l’intérêt. À gauche, celle de la cour profane énonce :

Que tout habile homme doit faire tout pour soi-même comme s’il était son Dieu et n’avoir point de plus sacré Evangile que l’intérêt.

57Lui faisant face à droite, celle de la cour sainte réfute et corrige avec indignation :

Que le propre intérêt est une tyrannie formée contre la divinité ; et que l’homme qui est le Dieu de soi-même est un démon pour le reste du monde. (Caussin, 1640, p. 1)

58Le commentaire développe la maxime de Dieu : il s’agit, cette fois, d’arracher l’État au critère de l’intérêt pour le rattacher à la vertu, d’associer le bien public au bien commun de la Chrétienté. Car « [a]ussitôt qu’une personne est née avec de grandes et belles qualités, elle est née pour le public » – c’est-à-dire pour la respublica christiana dont l’État n’est qu’une simple partie. En revanche, celui qui « se regarde perpétuellement en toute chose, et tire tout à lui comme si tout était fait pour lui, […] prend son juge à partie, et se fait corrival de la majesté souveraine. » (p. 330) Le faiseur de maximes (d’État) est un rival du législateur divin – comme le diable. L’intérêt, le « propre intérêt », devient ainsi le nom politique de l’amour-propre – l’amour-propre passé en maxime politique.

59 Les dévots ont bel et bien compris quelque chose des enjeux du nouveau rapport politique à la « chose publique » caractéristique du xviie siècle : l’intérêt public (horizon des « maximes d’État ») et l’intérêt particulier se touchent en effet par leurs frontières. Car si, d’un côté, le monarque absolu détient le monopole d’une « majesté souveraine » analogue à la puissance absolue de Dieu et communiquée directement au roi par ce dernier (ce qui implique que personne ne contrôle l’action souveraine), les sujets développent en miroir une sphère d’autonomie décrochée des fins publiques : leur propre volonté règne sur un espace particulier, certes à géométrie variable, mais sans lequel il n’aurait même pas été possible d’envisager la présence dans le Royaume d’une autre « Église » que l’Église catholique, une autre « conscience » que la conscience catholique.

7.

60On assiste donc, au xviie siècle, à une guerre théologico-politique des maximes qui les distribue en deux morales contraires orientant l’action en deux sens diamétralement opposés28. Les Maximes de La Rochefoucauld puisent leur pertinence dans ce socle épistémique agonistique et réalisent, non pas une synthèse – nulle dialectique, comme l’avait vu Barthes –, mais une surimpression. Ni la rationalité de l’intérêt public ou du « propre intérêt » d’un côté, ni les vertus morales chrétiennes ou païennes de l’autre, ne motivent les actions : c’est l’amour-propre caché qui tire les ficelles à l’insu de la volonté et fait dévier toutes les intentions, chrétiennes comme « politiques ».

61Prenant à revers les deux doctrines contraires, les maximes de La Rochefoucauld les renvoient dos-à-dos. L’indistinction des positions neutralise leur conflit et les ruine les unes par les autres dans leurs prétentions pratiques. Certaines maximes, à l’instar de la 398 ou la 119, peuvent sonner comme des maximes chrétiennes : « Si la vanité ne renverse pas entièrement les vertus, du moins elle les ébranle toutes » ; « Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes » (La Rochefoucauld, [1678] 1992, p. 201 et 140) ; d’autres, à l’instar de la 427 ou de la 307, comme des maximes libertines : « la plupart des amis dégoûtent de l’amitié, et la plupart des dévots dégoûtent de la dévotion » (p. 209) ; « Il est aussi honnête d’être glorieux avec soi-même qu’il est ridicule de l’être avec les autres » (p. 185). Mais toutes vacillent un peu. Certaines du reste pourraient être soutenues par les deux partis, à commencer par la maxime 15, célèbre : « La clémence des princes n’est souvent qu’une politique pour gagner l’affection des princes » (p. 116) : est-elle une déploration chrétienne ? Ou au contraire un conseil de la raison d’État ? La maxime 248 – » La magnanimité méprise tout, pour avoir tout » (p. 172) – peut être une dénonciation chrétienne comme un conseil politique déniaisé. Pour évaluer ces maximes, circonscrire leur valeur argumentative, il faudrait un contexte discursif. Mais il n’y en a pas.

62On comprend mieux l’inquiétude exprimée dans la lettre, adressée à Mme de Sablé lors de la consultation de 1663. Reprochant aux maximes du recueil leur détachement discursif, cette lettre ajoutait : « Il y a beaucoup de simples dont le suc est poison, qui ne sont point dangereux lorsqu’on n’en a rien extrait et que la plante est en son entier ». Le texte poursuit alors :

Ce n’est pas que cet écrit ne soit bon en de bonnes mains, comme les vôtres, qui savent tirer le bien du mal ; mais aussi on peut dire qu’entre les mains de personnes libertines ou qui auraient de la pente aux opinions nouvelles, que cet écrit les pourrait confirmer dans leur erreur, et leur faire croire qu’il n’y a point du tout de vertu, et que c’est folie de prétendre devenir vertueux, et jeter ainsi le monde dans l’indifférence et dans l’oisiveté, qui est la mère de tous les vices. (Anonyme, 1663, dans La Rochefoucauld, 1992, p. 639-640)

63Le recueil a effacé le « simple » et en a extrait le « suc » : les maximes ne sont prises dans aucun discours qui les enchâsse pour en baliser la signification. En de bonnes mains, elles seront augustiniennes, comme Jean Lafond pense qu’elles le sont ; et même, prises comme un manuel à lire à côté de l’Évangile, elles pourront « transfigurer » leur lecteur, comme on en a rencontré l’expression plus haut ; ou servir dans un sermon, comme Fénelon le suggère à propos d’un prédicateur : « Il a fait une anatomie des passions du cœur humain, qui égale les Maximes de M. de La Rochefoucauld. » (Fénelon, [1681-1686] 1983, p. 4, cité par Van Delft, 2005, p. 52) Mais en des mains libertines, elles résonneront comme les maximes détachées d’un autre manuel possible, un manuel « politique », ou encore un manuel épicurien – et c’est l’interprétation de nombreux autres interprètes29. À moins que le recueil ne se contente de parcourir un paysage effondré où se distinguent encore ses anciens reliefs, un terrain arasé où les anciennes constructions ont laissé les traces de leurs fondations.

64« Nos actions sont comme les bouts-rimés, que chacun fait rapporter à ce qu’il lui plaît » (La Rochefoucauld, [1678] 1992, p. 200) : la maxime 382 pourrait constituer une clef de l’écriture des Maximes, montage rigoureux de tous ces bouts-rimés. Le recueil désoriente non seulement l’action, mais encore tout espoir de direction. Et rien sans doute ne le montre mieux que la longue maxime sur la mort qui le clôt dès la première édition. Elle commence par s’attaquer à la sagesse antique pour la distinguer des instructions chrétiennes :

Après avoir parlé de la fausseté de tant de vertus apparentes, il est raisonnable de dire quelque chose de la fausseté du mépris de la mort. J’entends parler de ce mépris de la mort que les païens se vantent de tirer de leurs propres forces, sans l’espérance d’une meilleure vie. (p. 225)

65Mais la maxime (503 dans l’édition de 1678) défait en fait tous les discours possibles :

On a écrit néanmoins tout ce qui peut le plus persuader que la mort n’est point un mal […]. Cependant je doute que personne de bon sens l’ait jamais cru ; et la peine que l’on prend pour le persuader aux autres et à soi-même fait assez voir que cette entreprise n’est pas aisée. (p. 225)

66Pour les chrétiens, la mort est un bien, auquel préparent les artes moriendi et les « Consolations ». La maxime dit qu’il ne faut pas y « croire ». À partir de là, elle se développe à la fois comme une anti-consolation et un anti-art de mourir qui met sur le même plan la mort héroïque de Brutus et de Caton et celle d’un « laquais » qui dansa « sur l’échafaud où il allait être roué » (La Rochefoucauld, [1678] 1992, p. 226-227) : chacun se donne un « objet » (bien public, danse) qui les distrait de regarder la mort en face. Réussir sa mort ne peut provenir que du hasard ou de l’inconscience, comme le résumait déjà la maxime 21 :

Ceux qu’on condamne au supplice affectent quelquefois une constance et un mépris de la mort qui n’est en effet que la crainte de l’envisager. De sorte qu’on peut dire que cette constance et ce mépris sont à leur esprit ce que le bandeau est à leurs yeux. (p. 117)

67À ce compte, même un « art de mourir » ne sera qu’une accumulation de techniques de divertissement ; et tout manuel, de quelque doctrine qu’il soit l’abrégé, n’est qu’un « bandeau » sur les yeux. Les Maximes les déchirent tous en s’emparant de leur principale arme stylistique : sentences, maximes.

68La fable de La Fontaine avait raison de s’arrêter au moment où le lecteur quittait « le canal » avec « peine » : on ne peut savoir de quoi son plaisir de lecture provoqué par sa beauté a pu être le point de départ.

8.

69Imaginons cependant une autre suite que celle de la conversion chrétienne ou du déniaisement libertin, une suite qui ne serait pas sans rapport avec la troisième morale possible, celle de l’honnêteté et de la conversation que la lecture de Starobinski mettait en avant. Peut-être notre lecteur de la fable sera-t-il retourné au « monde » sans projet particulier. Mortifié, mais sauvé de sa solitude solipsiste par la rencontre avec la « source pure » du « canal », il y cherchera sa place, en lien avec les autres, cette fois. Peut-être va-t-il alors rencontrer un autre livre qui, quoiqu’il l’invite aussi à se connaître lui-même, n’est pas exactement un manuel au sens où nous l’avons circonscrit jusqu’à présent, mais qui doit pourtant rester sans cesse à portée de main, tant ce livre balise chaque moment du quotidien : ce serait le Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens d’Antoine de Courtin, constamment augmenté après sa première édition en 1671 « d’un grand nombre d’observations […] toutes très judicieuses et très utiles » provenant de ses lecteurs, au point de pouvoir être « appel[é] maintenant l’ouvrage de tout le monde » (Courtin, [1671] 1998, p. 45).

70Si nous pouvons imaginer notre lecteur de la fable parmi ces lecteurs qui auront aidé Courtin à « accommoder cette instruction à toutes sortes de personnes », c’est que Courtin était lui-même un lecteur assidu de La Rochefoucauld, au point même d’en donner quelques maximes en exemple de « style figuré » dans l’important ajout à la première édition, qui concerne les « préceptes » pour « apprendre à […] écrire » des lettres (Courtin, [1671] 1998, p. 166) :

L’amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs. Quelques découvertes que l’on ait faites dans les pays de cet amour, il y reste bien encore des terres inconnues. Il est plus habile que le plus habile homme du monde. Il semble même qu’il soit la dupe de la bonté, et qu’il s’oublie lui-même lorsque nous travaillons pour l’avantage des autres. Cependant c’est prendre le chemin le plus assuré pour arriver à ses fins, c’est prêter à usure sous prétexte de donner ; c’est enfin s’acquérir tout le monde par une magie subtile et délicate, etc. (Courtin, [1671] 1998, p. 170-171)

71Il est remarquable que ces maximes, respectivement numérotées 2, 3, 4, et 236 pour les deux dernières phrases, soient ici recomposées en discours suivi : d’où les anaphoriques (« cet amour » dans la seconde phrase à la place de « l’amour-propre » dans la maxime 3 ; « il » dans les troisièmes et quatrièmes phrases, à nouveau à la place de « l’amour-propre » dans les maximes 4 et 236). La maxime 236 est reliée à la phrase précédente par l’adverbe « même » (« Il semble même qu’il soit, etc. »), qui établit une progression argumentative évidemment absente de la maxime citée.

72Ce texte didactiquement recomposé souligne la valeur initiale de la mise à nu de l’amour-propre dans la démarche de Courtin. Le fondement, religieux, de son traité est en effet l’humilité, dont la civilité constitue l’apparence mondaine. S’il faut se connaître soi-même, c’est sur cette double base d’une acceptation radicale de sa propre mortification et de la traduction sociale qu’elle appelle et qu’elle confirme. La civilité demande en effet d’« observ[er] exactement les quatre circonstances qui suivent » :

La première est de se conduire chacun selon son âge et sa condition. La seconde, de prendre toujours garde à la qualité de la personne avec laquelle on traite. La troisième, de bien observer le temps. Et la quatrième, de regarder le lieu où l’on se rencontre. Ces règles qui vont à se connaître soi-même, à connaître les autres, à observer les lieux et le temps sont si nécessaires, que si l’une des quatre manque, toutes nos actions, de quelque bonne intention qu’elles partent, paraissent inciviles et difformes. (Courtin, [1671] 1998, p. 51)

73« Se connaître soi-même », c’est ici connaître sa place, presque toujours inférieure : comme le note Marie-Claire Grassi, « [e]n fait derrière un grand, se cachent toujours Dieu et le prochain. » (Grassi, dans Courtin, [1671] 1998, p. 17)

74La civilité est donc la façon dont l’humilité apparaît dans le monde, trouve sa manière. Car en son genre, le traité de Courtin n’est pas moins un éloge du paraître que l’Oráculo manual. Mais Gracián cherche toujours les manières qui traduisent la supériorité de l’individu sur les circonstances qui l’enserrent : le prudent doit inventer ses manières. Ici, chez Courtin, nul art. Les manières doivent instiller dans la société du spectacle aristocratique un principe diffus d’humilité :

Je sais bien, et nous en avons l’expérience tous les jours, qu’il y a quantité de personnes qui passent dans le monde pour fort civiles et fort honnêtes, et qui toutefois ne sont pas humbles, couvrant sous cette modestie apparente beaucoup de vaine gloire et d’amour-propre.
Mais toujours s’ils n’ont pas d’humilité, ils font semblant d’en avoir, et cela même sert de preuve aux principes que nous établissons, et fait voir que l’on ne peut être modeste si on n’est humble ou que la modestie n’est autre chose que l’humilité. Dieu ensuite juge de la sincérité ou de la fausseté du cœur. (Courtin, [1671] 1998, p. 52)

75Comme Érasme, le traité de Courtin place la civilité sous le signe de la charité, mais une charité médiée, dans son débouché mondain, par cette humilité relue à la lumière de l’augustinisme. D’où trois conséquences. La première, c’est qu’il introduit dans la civilité une perspective hiérarchique qui implique un respect scrupuleux, méticuleux, des places statutaires, perspective qu’Érasme avait au contraire écartée. La deuxième, c’est qu’il ne défend pas pour autant les qualités de grâce, d’aisance et de je-ne-sais-quoi mises en avant par Castiglione pour la cour, ni ne promeut la recherche de l’intérêt, de la réussite sociale, de la ruse, contrairement à un Gracián ou un Faret. Et la troisième, c’est qu’il ne laisse aucune liberté à l’individu, dont la modestie sévèrement surveillée par la bienséance est moins l’exercice d’une vertu que le résultat visible de l’obéissance à des règles, leur mise en application :

Ainsi donc, la civilité vient de la bienséance. La bienséance vient du respect, le respect se forme de la modestie, la modestie est un rejeton de l’humilité et de la charité, et tout ensemble un composé de l’admiration et de la crainte, ce qui suffira pour donner en général une idée des causes de la civilité. Nous l’allons maintenant traiter dans le détail. (Courtin, [1671] 1998, p. 62)

76« Dans le détail », donc. C’est pourquoi le traité de Courtin, profondément humiliatif, est autant interdictif que prescriptif. Les exemples abondent en formules négatives : « Il ne faut pas… » (« Nous voulons dire qu’il ne faut pas imiter certaines gens… ») ; « ne… pas + infinitif » (Ne point s’opiniâtrer […] Ne point jurer etc. ») : le traité est autant un catalogue des incivilités (« Il est très incivile de… ») qu’un répertoire des civilités (p. 99 et 140-141).

77Courtin corrige les défauts des manières en envisageant les situations dans toutes leurs circonstances, y compris les plus quotidiennes – les plus humbles encore :

C’est une grande incivilité de se regarder dans un miroir et de se peigner en présence d’une personne que nous considérons, et même il n’est pas honnête de le faire dans une cuisine, où il peut voler des cheveux dans les plats ; moins encore faut-il se servir des peignes ou d’aucune des hardes de la personne à qui nous devons du respect. (p. 148)

78Le traité de Courtin marque ainsi, dans l’histoire de la civilité, un saut dont les Maximes de La Rochefoucauld sont un symptôme avant-coureur. À maints égards en effet, ce traité promu à une diffusion considérable s’offre comme l’aménagement et l’ordonnancement méthodique du « monde » représenté par La Rochefoucauld, et tout à la fois ruiné et apprivoisé par son écriture. Il n’y avait plus de manuel. Le traité de Courtin, guide pratique plutôt que manuel, est fait pour ce monde où l’on ne peut pas ne pas être, mais où l’on ne peut plus ni conduire sa vie, ni préparer sa mort. Il faut donc apprendre à s’y comporter – rien de plus, en toute humilité. D’une lisibilité parfaite, « classique » au point d’être sans style, ce traité ne décrit pas pour autant un style de vie. Il explique comment faire de son corps, de sa parole, un réservoir de signes univoques, codés pour organiser une scène sociale profondément dénuée d’intérêt30. Bref, ce mode d’emploi des gestes dans toutes les circonstances d’interaction mondaine instaure une véritable police des relations mondaines31. Il demande à être exécuté sur le mode du « faire » plus que sur celui de « l’action »32.

9.

79Il est temps de revenir à la question initiale : qu’est-ce que ce parcours nous apprend du rapport entre l’action et « la littérature » ?

80Benito Pelegrín, dans son introduction aux traités de Gracián, rappelle l’influence que l’Oráculo manual a eu sur le salon de Mme de Sablé. Du reste, dans ses notes de bas de page, il rapproche fréquemment certaines maximes de la marquise33 ou de La Rochefoucauld de certains des aphorismes de Gracián, parfois presque littéralement. Jean Lafond conteste ce rapprochement pour une raison qui nous intéresse :

La maxime comme règle d’action n’a rien de commun avec la maxime telle qu’on l’entend dans le milieu de Mme de Sablé. C’est du reste en cela que La Rochefoucauld n’a que peu à voir avec Gracián, dont l’Oráculo manual est un art de parvenir, visée pragmatique qui n’est guère celle de l’auteur des Maximes. (Lafond, 1992, p. x)

81Ce que nous avons vu invite à une conclusion légèrement différente. Les Maximes de La Rochefoucauld sont habitées, sous une forme qu’on pourrait dire spectrale, par des « maximes d’action » : maximes de la sagesse antique dont le manuel d’Épictète peut être l’emblème ; maximes « politiques » ; « maximes de Dieu ».

82Toutes ces maximes mettent en place une pragmatique du conseil ; mais toutes ne sont pas également des « maximes d’action ». Cependant, prises dans leur combat contre les maximes politiques, les maximes des dévots sont évidemment aspirées par cette logique. En revanche, seules les maximes politiques sont écrites dans un style pointu dont Gérald Sfez (2000, p. 72), on l’a vu plus haut à la fin de la partie « 5 », souligne la raison.

83Les maximes politiques, et plus généralement les maximes « libertines », ont besoin d’un style paradoxal et brillant, performatif. Il faut ébranler la puissance d’inertie de la doxa en mettant l’esprit en mouvement, en l’exposant à une expérience de langue qui amorce, dans le signifiant, dans la « signifiance », la transformation du (regard sur le) monde qu’elles visent dans leur signifié. Cette performativité a une histoire qui passe par le pseudo-Longin et son Traité du sublime (avec son exemple du « Fiat Lux ») et aboutit (sans s’y arrêter) aux pratiques du signifiant de la modernité (Debord, Lacan, inspirateurs majeurs du style de toute une époque), non moins qu’à la théorie de l’écriture comme production (dépassement de la théorie de l’autotélicité, sans revenir à celle de la représentation).

84Le traité de Courtin est tout autre. On pourrait le comparer à une immense didascalie : il est appelé à s’effacer intégralement en tant que texte pour se transformer en gestes, en comportements, en activités civiles. Il prend les hommes comme des sortes d’automates sur une scène de théâtre sans éclat où l’on n’agirait pas – où l’on fonctionne comme un rouage, un exécutant. Ce traité prépare ce que Foucault a appelé « pouvoir normatif ». Aujourd’hui qu’il ne dicte plus les comportements, comment le lire sinon comme un document historique ?

85Spectres des maximes d’action, celles de La Rochefoucauld conservent l’éclat pointu des aphorismes de Gracián, mais un éclat déconnecté de leur performativité, comme amorti par ce que Barthes a appelé le caractère déceptif de la maxime larochefoucaldienne34.

86Un jeu, peut-être ?

87Le mot a été souvent mis en avant : le goût des maximes serait né dans le salon de Mme de Sablé comme un jeu mondain, on l’a vu. Jean Lafond récuse cette idée parce que, selon lui, « [l]a sentence ne se conçoit […] pas sans le travail du style, et il n’est pas crédible qu’elle soit le produit improvisé de la conversation. » (Lafond, 1992, p. x) Pourtant, l’hypothèse du jeu permet d’envisager une manière singulière – proprement littéraire ? – de « faire vivre » le style, et par l’exercice du style.

88La Rochefoucauld, dans quelques lettres écrites avant la consultation de 1663, évoque l’écriture des maximes comme un exercice auquel il n’attache pas de fonction utile et à l’égard desquelles il se défend d’éprouver un orgueil auctorial. Deux lettres qui accompagnent un envoi de maximes semblent même suggérer que cette activité, pourtant tellement pensée, soumise à tant de critiques, récritures, corrections, etc., présente un caractère involontaire. Les maximes semblent surgir d’une manière irrépressible : « En voici une qui est venue en fermant ma lettre, qui me déplaira peut-être dès que le courrier sera parti […] ». (La Rochefoucauld, 1992, p. 621) Cette habitude compulsive a ses vacances, mais les moments de vide ne libèrent pas de cette quasi-obsession. « Je n’ai pas vu de maximes il y a longtemps : je crois pourtant qu’en voici une : “Il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts.” » (p. 616) « [L]’envie de faire des sentences se gagne comme le rhume » (p. 605), écrit La Rochefoucauld, comme si chaque sentence arrivait de façon aussi réflexe qu’un éternuement.

89Dans une lettre de 1661, La Rochefoucauld envoie quelques maximes à Mme de Sablé et, « comme on ne fait rien pour rien », il lui demande en retour une série de plats très précisément énumérés et loués :

un potage aux carottes, un ragoût de mouton et un de bœuf […], de la sauce verte, et un autre plat, soit un chapon aux pruneaux, ou telle autre chose que vous jugerez digne de votre choix (p. 612).

90En 1663, il commence sa lettre en prenant des nouvelles de la marquise :

[Je] vous supplie de vous en demander de temps en temps à vous-même, et de souffrir, puisque je n’ai pu vous envoyer des truffes, que je vous présente au moins des maximes qui ne les valent pas ; mais, comme on ne fait rien pour rien en ce siècle-ci, je vous supplie de me donner en récompense le mémoire35 pour faire le potage de carottes, l’eau de noix et celle de mille-fleurs ; si vous avez quelque autre potage, je vous le demande encore. (p. 619-620)

91Treize maximes s’ensuivent. Puis :

Ne croyez pas que je prétende mériter par là le potage de carottes : je sais que toutes les maximes du monde ne peuvent pas entrer en comparaison avec lui. (p. 621)

92Dans une autre lettre, cette fois sans comparaison explicite, La Rochefoucauld demande à Mme de Sablé, pour Mme de Puisieux, « de la poudre de vipère » :

Si vous avez la bonté de lui en envoyer, vous l’obligerez extrêmement. Souvenez-vous, s’il vous plaît, de faire copier vos maximes, et de me les donner à mon retour. (p. 623)

93La lettre suivante accompagne le renvoi des maximes, sans doute corrigées :

Je vous envoie ce que j’ai pris chez vous en partie. Je vous supplie très humblement de me mander si je ne l’ai point gâté, et si vous trouvez le reste à votre gré. Souvenez-vous, s’il vous plaît, de la poudre de vipère et de la manière d’en user. (p. 624)

94Sans doute ces rapprochements reprennent-ils les topoï antiques comparant les exercices de l’âme aux exercices du corps, son hygiène à celle que requiert la santé : il faut se nourrir, il faut se soigner. La comparaison de la lecture avec la nourriture, si elle recule au xviie siècle, est encore très présente. Mais ici, elle s’effectue à l’envers, si l’on peut dire : l’occupation de l’âme, si l’âme est bien concernée par l’écriture des maximes, est placée au-dessous de ce qui convient au corps ; le plaisir à les écrire, au même niveau que celui de la gourmandise, mais moins certain de sa réussite finale, a tout d’une addiction.

95Bien sûr, ces dénégations à l’égard de l’utilité des maximes, ces rapprochements culinaires sont pris dans le style de l’écriture familière, de la conversation légère et élégante, d’un détachement humoristique proche de la sprezzatura. Mais cela n’en signale pas moins la place des maximes : elles se goûtent et s’apprécient, voire se partagent à la manière d’une drogue. Un pharmakon ?

96Pour s’excuser de l’envoi d’une maxime sans rapport avec les « affaires » du duc, sa destinataire, Mme de Sablé comparera elle aussi l’écriture des maximes à une maladie :

Cette sentence n’est que pour faire une sentence, car je suis assurée qu’elle n’a pas son effet dans ce sujet ici ; mais vous jugerez aisément que la maladie que vous m’avez donnée des sentences ne peut manquer de jouer son jeu en toute rencontre. (Mme de Sablé, dans ibid., p. 627)

97Comme écriture, les maximes sont déconnectées du monde pratique. Elles entrent dans le domaine trouble de la nécessité vitale, du souci du corps, comme une gymnastique, mais involontaire et inutile – une in-conduite : une « maladie » qui « joue son jeu en toute rencontre ».

98Accorder, aujourd’hui, une attention critique à cette métaphore du jeu permet d’entrevoir ce que l’écriture du jeu a pu avoir de transitionnel – et ce que sa lecture peut en garder. Winnicott, en insistant sur la dimension ludique des activités transitionnelles36, les plaçait dans un espace intermédiaire entre ce qu’au xviie siècle on appelait les « replis du cœur humain » et le monde de l’action. Une vie du style qui ne serait pas encore un style de vie : une vie du style qui médiatiserait le rapport à la vie, à l’action, sans la programmer.

*

99Viktor Chklovski, le chef de file du formalisme russe, définissait la littérarité par le procédé de l’« estrangement » ou défamiliarisation37. La lecture que le lecteur de « L’Homme et son image » effectue des Maximes a quelque chose de cette qualité littéraire » : elle lui donne (c’est une hypothèse) l’expérience d’une défamiliarisation, mais sans le gain cognitif ou moral visé par les livres prescriptifs. La fable raconte en effet comment se surimpriment, dans l’expérience de la lecture, une auto-représentation en « chimère vaine » et un gain de plaisir apporté par la « beauté » des Maximes, processus grâce auquel le lecteur-Narcisse se voit, ne se voit plus, puis se voit à nouveau, mais en quelque sorte embelli par le portrait, étrange et familier en même temps. Cette lecture, « littéraire » en ce sens transitionnel que je donne au mot (Merlin-Kajman, 2016a, 2016b, 2020), est dès lors susceptible de lui donner l’énergie de tolérer les charges d’hostilité venues du monde extérieur (qu’il fuyait), donc de cesser d’être condamné à s’en couper, mais sans qu’on lui dicte ni sa conduite ni son comportement.

100À lui de jouer, en somme.