Colloques en ligne

Gabriele Bucchi et Lise Michel

Introduction : Le spectacle du châtiment

1Foudroiement, accident de projecteur, coup de carton sur la tête ou défenestration1 : la mise en scène de la mort de Don Juan dans Le Festin de pierre de Molière et dans le Don Giovanni de Mozart représente pour les metteurs en scène une gageure sur le plan dramaturgique, qui n’a d’égale que leur inventivité, et parfois leur humour à la remotiver. « Pour la mise en scène, le traitement de la mort de Don Juan et la représentation du commandeur sont des difficultés incontournables. C’est aussi délicat que de mettre en scène la tempête dans Le Roi Lear de Shakespeare ou la guillotine dans La Mort de Danton de Büchner. Ce sont des scènes presque impossibles » avance Jean-François Sivadier, qui s’est livré à l’exercice pour Molière comme pour Mozart2.

2Depuis qu’il apparaît sur la scène dans les premières décennies du XVIIe siècle, le sujet du convive — puis festin — de pierre, qui est au fondement du mythe de Don Juan, construit en effet son dénouement autour de la mort du protagoniste conçue comme punition spectaculaire d'un comportement répréhensible. La sanction se fait par l’intervention d’une instance émanant d'un ordre supérieur, incarnée par le Commandeur. Si la critique et les pratiques des metteurs en scène, au XXe siècle, ont mis l’accent sur la question métaphysique et le doute qu’ouvre l’action quant à l’existence de l’instance surnaturelle, la question soulevée par le sujet pendant plusieurs siècles fut surtout celle de la nature exacte du crime commis par Don Juan, et de ce qui pouvait justifier un châtiment aussi extraordinaire. Cette question n’a pas perdu de son actualité dans le contexte de la fin du XXe et du début du XXIe siècle : les fautes attribuées à Don Juan, qu’il s’agisse de la séduction en série, de l’hypocrisie, ou de l’athéisme, peinent à motiver a priori un châtiment aussi démesuré. Les contributions réunies dans le présent numéro — issu d’une journée d’étude organisée à l’université de Lausanne3 — interrogent le dénouement du Festin de pierre (Don Juan) de Molière (V, 5-6) et du Don Giovanni de Mozart (II, 15) dans les mises en scène produites depuis les années 1960, en focalisant le regard sur ce qui légitime le châtiment du protagoniste. Du téléfilm de Marcel Bluwal en 1965, qui fit redécouvrir la pièce à un large public, au Don Giovanni de Mozart par Jean-François Sivadier en 2017 à Aix et au Don Juan des Fondateurs (Julien Basler et Zoé Cadotsch) à la Comédie de Genève en 2019, elles rendent sensibles les modalités selon lesquelles chaque mise en scène remotive ce moment-clef, mais aussi la manière dont théâtre et opéra ont pu se nourrir et se répondre dans le traitement de cette « scène à faire ».

Du pécheur impénitent au séducteur en série

3Dans le Burlador de Sevilla de Tirso de Molina, en 1630, dans le Festin de pierre de Dorimond (1659) et celui de Villiers (1660), et dans une moindre mesure dans le Convitato di pietra de Cicognini (avant 1633) 4, source probable des deux précédents, le personnage de Don Juan était puni d’avoir refusé de s’amender à temps de sa vie dissolue. Dans Le Festin de pierre (Don Juan) de Molière, en 1665, du moins dans le texte dont nous disposons, le crime de Don Juan était surtout l’hypocrisie : dans le contexte de l’interdiction du Tartuffe, si l’athée était foudroyé, c’était pour avoir osé couronner avec cynisme la série de ses crimes d’une feinte dévotion. A la scène V, 6, après que Don Juan a refusé de se repentir malgré l’ultime demande formulée par le spectre en femme voilée (V,5), la statue du Commandeur lui enjoint de lui donner la main. Le geste du protagoniste (« La voilà ») est immédiatement suivi de l’annonce prononcée par la statue : « Don Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à la foudre5. » C’est alors que Don Juan est foudroyé (« Oh Ciel que sens-je ? un feu invisible me brûle, je n'en puis plus et tout mon corps devient… ») et englouti dans les enfers6. Cette chute est suivie d’une lamentation du valet Sganarelle (joué à l’origine par Molière) réclamant ses gages7.

4Après la version de Domenico Biancolleli8, celle de Rosimond (1670) et celle, versifiée, de Thomas Corneille (créée en 1677), la tragicomédie de Carlo Goldoni (représentée à Venise en 1736), qui tente de rationaliser à tout prix un sujet qu'il juge complètement invraisemblable, marque une forme d'embarras face à cette lecture morale et au principe même du châtiment, et conséquemment face au mythe lui-même. Il est vrai que la figure de Don Juan est, à partir de Molière, assimilée à celle du séducteur autant voire plus qu’à celle du blasphémateur9, ce qui rend le principe d’un châtiment aussi extraordinaire de plus en plus difficile à motiver. Ne pardonnant pas à Molière d’avoir fait marcher la statue, Goldoni, par exemple, supprime le retour du Commandeur sur scène et imagine le protagoniste, poursuivi par la police pour ses séductions en série, frappé par une foudre descendue d'un Ciel invisible (« Viene un fulmine che colpisce Don Giovanni. La terra s’apre e lo sprofonda » [Une foudre frappe Don Giovanni. La terre s’ouvre et l'engloutit ])10. L'expédient ressemble à un pur accident météorologique, malgré toutes les précautions que l'auteur adresse au lecteur dans la préface :

Suivant l'exemple d'auteurs comiques si vaillants [Molière et Thomas Corneille], j'ai voulu retravailler un tel sujet, en essayant de le perfectionner dans un seul aspect, c'est-à-dire dans la punition de Don Juan, où j’ai suivi plus Molière que Calderón, en me servant du prodige de la foudre pour punir les fautes du débauché. Les foudres, par beau temps, on en voit assez souvent, mais en dépit de cela, je n'ai pas l'effronterie de représenter une extravagance pareille où la foudre se fait dans l'air et éclate exactement au moment où il faut qu'elle frappe Don Juan. Je veux attribuer cela plutôt à un prodige, avec lequel la justice divine punit un scélérat qui avec ses blasphèmes le provoque et le méprise11.

5Cinquante ans plus tard, en 1787, en relevant le défi de mettre en musique un sujet qui semblait devoir se prêter désormais à une distanciation rationnelle et même à la parodie (comme dans la version de Bertati-Gazzaniga, qui précède de quelques mois celle de Mozart, qu’évoque ici Mathilde Reichler), Mozart lui donne in extremis (et avec lui au personnage du Commandeur) une nouvelle vie. Certes, il n’est plus question de libertinage philosophique et d'athéisme camouflé sous la piété : Don Giovanni est puni surtout en tant que séducteur et homicide du Commandeur, il est un « hors-la-loi » (sociale, conjugale, religieuse) qui grâce à la musique de Mozart devient incarnation d'une forme d'« excès » sublime qui fera le bonheur des Romantiques12. Quant à la mise en scène de sa mort, sous la plume de Da Ponte, elle ne s'écarte pas de la séquence topique bien rodée : repas chez Don Juan, apparition du Convive/Commandeur, dialogue entre les deux personnages, refus du protagoniste de se repentir, engloutissement de Don Juan. La punition instantanée par la foudre y est toutefois remplacée — et ce n'est pas un détail — par un imaginaire infernal plus explicite qui introduit une autre présence sur la scène : celle des Furies qui appellent le libertin à les suivre aux Enfers. Ce dont chaque spectateur du Don Giovanni fait l’expérience à ce moment est que Mozart, en reprenant certains éléments musicaux de l'ouverture et de la scène de la mort du Commandeur (rythme, tonalité de ré mineur, fragments mélodiques) et en exploitant ainsi le puissant levier de la mémoire auditive du spectateur, a pris au sérieux l'apparition du Commandeur et a donné au sujet une tonalité tragique et une cohérence structurelle inégalées13. « Le Commandeur a-t-il vraiment gagné ? » se demandait Brigitte Massin dans un essai intitulé Mozart face au Commandeur. « Textuellement le livret pourrait le laisser entendre ; musicalement l'ambiguïté demeure »14. La musique de Mozart montre en effet une véritable fascination pour le personnage, alors même que le livret de Da Ponte (comme celui, avant lui, de Bertati) respecte les conventions du genre de l'opera buffa en intégrant un épilogue explicite à teneur moralisante (« scena ultima ») où tous les personnages reviennent sur la scène pour entendre le récit de la mort de don Giovanni par Leporello et commenter la punition du libertin (« Questo è il fin di chi fa mal »).

6La présence d'un double épilogue marquera la réception de l'œuvre jusqu'à nos jours et les commentaires des personnages post mortem seront vus tantôt comme le retour nécessaire à une dimension quotidienne après l’atmosphère tragique et infernale de la mort, tantôt comme un hommage peu convaincant à la tradition du lieto fine moralisant de l'opera buffa15. Quoi qu’il en soit, c’est forts du succès montant dans toute Europe de l'opéra de Mozart que les auteurs et metteurs en scène romantiques remettent à l’honneur, à partir de 1847, la pièce quasiment oubliée de Molière, en mettant en avant la figure du séducteur16.

7Il faut noter que si la question de la pertinence d’un châtiment aussi exemplaire pour les crimes de Don Juan se pose au théâtre comme à l'opéra, la mise en scène du final chez Mozart soulève en outre un problème spécifique. Si la musique du compositeur, par son intensité et sa puissance, semble décourager la possibilité d'une lecture distancée et ironique de la mort du protagoniste (et de la présence du Commandeur, comme le remarquent ici Jean-François Sivadier et Mathilde Reichler), elle ouvre en revanche un problème structurel. Faut-il respecter l'intégrité historique de l'œuvre avec la succession mort de Don Giovanni (II 15) — « scena ultima » (avec le retour des personnages sur la scène et le commentaire moralisateur) ou peut-on supprimer cette dernière scène ? Le Romantisme donna clairement sa réponse : au prix de désinvoltes réécritures musicales (par exemple avec l'insertion des funérailles de Don Giovanni sur la musique du Requiem), le Don Giovanni de Mozart pouvait (et même devait) se clore sur la mort du protagoniste. Tel était aussi l'avis des musiciens, comme le compositeur Charles Gounoud qui dans une série de conférences consacrées au Don Giovanni en 1882, condamnait « sans appel » (sauf le respect au génie vénéré de Mozart), au nom de « la loi du drame », la « scena ultima » :

Tout cela est évidemment bien froid après les impressions profondes dans lesquelles on vient de passer, et la loi même du drame l'emporte ici sur les beautés musicales, quelques saillantes qu'elles puissent être. Pour qu'un génie aussi vaste et aussi délicat que celui de Mozart n'ait pas fait justice de ces superfétations, il faut admettre que, de son temps, le public avait besoin d'une conclusion morale explicite en plus de celle qui ressortait des faits eux-mêmes, et que, peut-être aussi, on était désireux de savoir que devenaient les autres personnages de la pièce une fois délivrés de celui qui avait été la cause de leurs souffrances. Quoi qu'il en soit, l'intérêt allait en décroissant ; donc, théâtralement parlant, la cause était jugée, et, selon toute probabilité, elle l'est aujourd'hui sans appel17.

8Dans le sillage de Gounod, un chanteur sensible aux problèmes de la mise en scène moderne comme Victor Maurel dans son livre A propos de la mise en scène de Don Juan (1896) n'hésitait pas à encourager ses collègues à couper la « scena ultima » avec ces arguments :

Ici [i.e. après la mort de Don Giovanni] finit vraiment le drame. L'abbé Da Ponte a cependant introduit — sans doute pour obéir aux coutumes d'alors — une dernière scène où apparaissent tous les personnages. Mozart a dû subir à contrecœur cette obligation ; le morceau à six parties sur mouvement allegro assai qu'il a écrit semble du moins le prouver [i.e. la « scena ultima »]. Il n'y a donc aucun inconvénient à supprimer cette scène, peu importante au point de vue musical et très nuisible au point de vue de l’action ; un public de nos jours ne saurait souffrir que, sous prétexte d'exacte reconstitution, on vînt affaiblir par une scène inutile la puissante impression que lui a fait éprouver le trépas du héros.18

9Quarante ans après, en 1929, le musicologue et bibliothécaire du conservatoire de Paris Julien Tiersot, dans une étude historique et musicale sur l'opéra de Mozart prenait acte, sans trop de regrets, du fait que la « scena ultima » était désormais supprimée de la plupart des représentations du Don Giovanni19.

Châtiment et spectaculaire

10Dès l’origine, la question de la motivation du châtiment de Don Juan / Don Giovanni, sur le plan dramaturgique, est indissociable de celle des choix à faire, sur le plateau lui-même, au moment de la mort du héros. La question du spectaculaire — ou du refus du spectaculaire — engage à ce titre d’emblée l’ensemble de l’interprétation.

11La création du Festin de pierre de Molière, en 1665, avait en grande partie été suscitée par l’ambition de faire du Palais-Royal, ponctuellement, un concurrent du Théâtre du Marais spécialisé dans le théâtre à machines. Le spectacle proposait quatre changements de décors à vue, dont un paysage nautique, une statue mouvante et parlante (III, 5 ; IV, 8 ; V, 6), une apparition du spectre suivie de sa métamorphose (V, 5), des flammes20 et une trappe dans lequel s’abîmait le héros (V, 6). Selon les détracteurs de la pièce, cette dimension mettait en danger la moralité prétendue du texte ; pour ses défenseurs, elle lui donnait au contraire toute son efficacité. L’auteur des Observations sur le Festin de pierre, pamphlet paru quelques semaines après la création de la pièce de Molière, accusant l’auteur de faire offense à la religion, se scandalisait en effet du dénouement amenant les spectateurs à rire de la punition de l’athée. Il ironisait sur le « feu de carte [carton] » censé brûler Don Juan et le « foudre imaginaire […] qui bien loin de donner de la crainte aux hommes, ne pouvait pas chasser une mouche ni faire peur à une souris21 ». Les propos de « valet intéressé » de Sganarelle, qui ridiculisaient le châtiment, étaient également stigmatisés. La « Lettre sur les Observations », répondant à cette accusation, faisait au contraire valoir les droits de la représentation, constituant l’artifice technique comme vecteur des émotions justes que doit susciter le châtiment :

Pourquoi ne veut-on pas que le foudre en peinture [simulé] fasse croire que Don Juan est puni ? Nous voyons tous les jours que la feinte mort d’un acteur fait pleurer à une tragédie, encore qu’il ne meure qu’en peinture22.

12La Description des superbes machines et des magnifiques changements de théâtre du Festin de pierre ou l’athée foudroyé de M. de Molière, relation publicitaire d’un spectacle circulant en France autour de 1670, faisait aussi de la magnificence du spectacle l’expression de la justice divine :

C’est dans cet acte que la Justice divine se fait paraître, le Temps par un vol merveilleux qu’il fait sur le théâtre avertit Don Juan de songer à lui et qu'il n’a plus qu'un moment à vivre ; il rit de ces avertissements, l'ombre entre, qui voyant qu'il persiste dans sa méchante inclination, le fait abîmer dans un gouffre, précédé des éclairs et du tonnerre, tout le théâtre paraît en feu, l'ombre par un vol qui vous surprendra [paraît] remonter l'air, et Sganarelle qui ne voit plus son maître, finit cette tragi-comédie par une fin dont on ne vous dit rien, pour vous en faire trouver plus de satisfaction quand vous la verrez23.

13De son côté, c’est bien en suivant le chemin ouvert par le ballet-pantomime Don Juan de Gluck (1761), dont le final infernal avec le protagoniste poursuivi par les Furies avait tant impressionné les spectateurs, que Mozart ouvre à son chevalier « scellerato » (comme l’appelle Elvira) les portes du sublime24. Modèle de Da Ponte, le livret de Giovanni Bertati25(paru la même année), malgré la brièveté des didascalies, mentionnait explicitement ces personnages, qui effrayaient Don Giovanni et son valet Pasquariello :

Segue trasformazione della Camera in Infernale, restandovi solo le prime Quinte, dove Pasquariello spaventato si rifugia

Don Giovanni tra le Furie
Ahi, che orrore! che spavento!
Ah, che barbaro tormento!
Che insoffribile martir,
mostri orrendi, Furie irate,
di straziarmi deh cessate!
Ah, non posso più soffrir

(Sparisce l'Infernale e torna come prima la Camera di Don Giovanni)

[La Chambre [de la maison de Don Juan] se transforme en Enfer, à l'exception des premières coulisses où Pasquariello [nom du serviteur de Don Juan dans le livret de Bertati] s’abrite.

Don Juan parmi les Furies
Quel effroi ! Quelle horreur !
Quels tourments insoutenables !
Et vous, monstres et Furies, arrêtez de me poursuivre !
Ah, je ne peux plus supporter tout cela !

(L'Enfer disparaît et la chambre revient comme avant)]26.

14Le Don Giovanni de Da Ponte reprend la scène en donnant la parole à cette instance collective infernale, même s’il ne la nomme pas (II, 15). Mozart insère, avec l’effet terrifiant que l'on sait, un chœur d'hommes censé chanter sous terre (« Di sotterra con voci cupe » dit la didascalie) les mots du livret « Tutto a tue colpe è poco / vieni c’è un mal peggior » (« Tout cela est peu en regard de tes fautes / Viens, il est un mal bien pire ») au moment où Don Giovanni va être englouti27. Les didascalies du livret, quant à elles, mentionnent les flammes et le tonnerre d’usage : « Foco da diverse parti, tremuoto etc. …Il foco cresce. Don Giovanni si sprofonda » (« Du feu à plusieurs endroits, tonnerre etc. … Le feu monte. Don Giovanni est englouti. »).

15Aucune information ne nous est parvenue sur la mise en scène originale de l’opéra de Mozart à Prague (1787) et à Vienne (1788)28, mais nous avons en revanche plusieurs témoignages sur le fait que, tout au long du XIXe siècle, la mort du protagoniste s’inscrit dans une dimension visuelle de réalisme spectaculaire au service de l’« intimidation » morale. Lors de la sa création à l’Opéra de Paris le 17 septembre 1805 (dans une version musicalement et textuellement édulcorée bien loin de l'original mozartien)29, le final du premier acte donnait un avant-goût de la scène finale de l'opéra en ne montrant pas moins que l’éruption du Vésuve, tellement bruyante qu'elle ne laissait pas entendre (comme le relate un critique du Journal de Paris) « les beautés sans nombre de cet incomparable morceau de musique » :

Une horrible tempête éclate, la foudre gronde, la mer se soulève, il en sort des flammes, le Vésuve fait une éruption ; on voit couler les laves. La scène n’est plus éclairée que par les feux du volcan, ce qui donne aux objets une teinte, tantôt d'un bleu violet, tantôt d'un rouge sang. Saisi d’horreur et d'effroi, tout le monde se disperse, le seul don Juan impassible, sourit avec dédain. Leporello se presse contre lui. Enfin, la colonnade de droite s'écroule et laisse apercevoir une partie du cimetière de l'église, et au milieu, parmi quelques tombeaux, la statue équestre du commandeur d'Oyola30.

16Lorsque Don Giovanni fut monté avec grand déploiement de moyens à l'Opéra de Paris (dans une nouvelle traduction française de Castil-Blaze) en 1837 la scène finale se déroulait comme suit :

Le jardin du château de Don Juan. Parc immense et profond, couronné de bois et de terrasses qui s'étendent à l'horizon. Nuit sombre. D'un signe, la statue appelle les damnés qui formaient le chœur. Alors des morts-squelettes s'avancent par tous les sentiers, les uns une torche à la main, et les autres un livre cabalistique sous le bras. Ils se rangent en cercle et psalmodient aux oreilles de Don Juan les Dies Irae du Requiem de Mozart31.

Le tournant du XXe siècle : Don Juan et la métaphysique

17Les premières décennies du XXe siècle sont marquées par une éclipse progressive (mais, comme on le verra dans certaines contributions du présent numéro, non définitive32) de la réécriture hyperréaliste et spectaculaire de la mort de Don Giovanni. Lorsqu’en 1934 le directeur de l'Opéra de Paris, Jacques Rouché (lui-même metteur en scène d’un Don Giovanni la même année), écrit ses notes sur La Mise en scène de Don Juan, il témoigne d'un nouveau besoin de repenser scéniquement le tragique de la scène finale en mettant entre parenthèses ces effets techniques qui avaient occupé la scène au siècle précédent :

Scène XV. Ici commence la partie tragique et fantasmagorique. Évitons surtout que cette dernière nuise à la première, que la mise en scène ne lutte pas avec la musique. Les soins apportés à une réalisation compliquée de la diablerie seraient superflus. Cette vision de l’enfer sera réduite à une expression très simple et s'efforcera de na pas prêter à rire. […] Le metteur en scène se contentera de laisser écouter la musique et de n'en pas contrarier l’émotion. Son goût lui imposera la mesure. Il évitera de montrer la statue passant sous la porte ; ensuite, un cortège exagéré de diables et la disparition de Don Juan par une trappe…Les grands moyens et l’immensité de la scène nuiraient à la fin d’une œuvre qui exige un cadre restreint33.

18En réalité, la mort de Don Giovanni, sur la scène des XXe et XXIe siècles, ne pose plus seulement des problèmes d’ordre esthétique (comme c’est encore le cas pour Rouché lorsqu’il oppose le « tragique » au « fantasmagorique ») mais touche des enjeux plus vastes, qui concernent la dimension métaphysique du sujet, dans sa signification et son impact sur les spectateurs d'aujourd’hui. « Le défi de la loi nie l’existence de la loi, mais pour que le défi existe il faut qu’existe la loi », résume Camille Dumoulié34.

19De ce point de vue, le milieu du XXe siècle représente également un tournant décisif pour les mises en scène du Don Juan de Molière, marqué par la mise en scène de Louis Jouvet en 194735. Loin de mettre l’accent sur le côté séducteur du personnage, Jouvet présente au théâtre de l’Athénée un héros tourmenté par l’impossibilité de se décider sur la question de la foi. S’ouvre alors une tradition de mise en scène de la pièce de Molière qui déplace l’enjeu du côté métaphysique et de la nature « indécidable » de la foi et des manifestations divines, voire de la revendication militante de l’athéisme36. Les scènes finales, dès lors, s’apparentent à une prise de position — ou une ambivalence savamment entretenue — sur l’existence du surnaturel37. C’est dans cette perspective nouvelle que s’inscrit en 1953, la mise en scène de Jean Vilar créée dans la cour d’honneur du Palais des Papes à Avignon et reprise ensuite au Palais de Chaillot, dont le personnage principal (que Vilar incarne lui-même) lance un défi au Ciel38. La question métaphysique est aussi explicitement ou implicitement posée, quitte à être parfois ostentatoirement balayée, dans l’adaptation de Benno Besson (1952), comme dans les mises en scène d’Antoine Bourseiller (1967), Philippe Caubère (1977), Maurice Bénichou (1984), Marcel Maréchal (1989), Jacques Lassalle (1993 et 2002, étudiées ici par Rita Freda39), Brigitte Jaques (1999), Arnaud Delcampe (1999), Daniel Mesguich (2003) ou Anne-Laure Liégeois (2004) 40. Les recontextualisations socio-historiques des années 1980, en particulier, associent démystification religieuse et démystification politique, comme dans la mise en scène de Roger Planchon, en 1980, qui fait du Ciel non plus une instance abstraite mais l’institution ecclésiastique elle-même41. La lecture sociologique de la relation entre Don Juan et Sganarelle influence également le choix de la tonalité prêtée au dénouement, selon que l’on considère Sganarelle comme une victime de Don Juan ou comme un contrepoint comique de son maître. Depuis les années 1960, la démystification est aussi métathéâtrale, désignant l’artifice théâtral en tant que tel. La mise en scène de Patrice Chéreau en 1969, qui incarne le triomphe de la machinerie en montrant lors de la scène finale la manipulation à vue de la statue, en est une illustration exemplaire, comme le montre ici même Pierre Michot42, de même que celle d’Antoine Vitez, en 1978, dont Marc Escola montre dans sa contribution à ce numéro toute la dimension métathéâtrale du dénouement. Dans C’est une affaire entre le Ciel et moi (2014), de Christian Geffroy-Schlittler, librement inspiré de la pièce de Molière43, le personnage (joué par David Gobet) qui tente d’incarner Don Juan face à une Donna Anna engoncée dans un costume de Commandeur et réticente à jouer son rôle, s’agace tellement du caractère peu convaincant de la poignée de main (« Je n’arrive pas à y croire ! ») qu’il est pris d’un malaise mortel. Chez Les Fondateurs — Zoé Cadotsch et Julien Basler, dont Aurélien Maignant et Josefa Terribilini présentent ici un entretien — la scène de la mort de Don Juan, assommé avec l’un des cartons qui a servi à bâtir le Commandeur, entretient une dimension ludique avec la tradition et les attentes des spectateurs. Les ressources télévisuelles et cinématographiques contribuent aussi depuis les années 1960 à rendre palpables l’hésitation métaphysique, comme le révèle l’enquête proposée Josefa Terribilini sur le téléfilm de Marcel Bluwal (1965) et le film de Jacques Weber (1998), qui jouent tous deux sur le travail des points de vue.

20En ce qui concerne le Don Giovanni de Mozart, les années 1970 et 1980 ont vu l’incubation de ce que l’on pourrait appeler l’éviction de la métaphysique, la lente agonie du Ciel dans l'opéra de Mozart. Ce n’est pas un hasard que dans ces mises en scène qui remettent en question les fondements mêmes du mythe (faute et punition), le Commandeur soit tué accidentellement par le protagoniste (disparition de la faute) et que sa réapparition finale soit présentée moins comme l'accomplissement annoncé d'une justice divine que comme l'hallucination d'une conscience dérèglée44. La figure du protagoniste assume alors de plus en plus souvent les traits d’un héros orphelin (et peut-être nostalgique) de ce Dieu dont on se plaisait autrefois à bafouer l'autorité sur les hommes, vivotant d'expédients dans un monde nihiliste qui n'a plus d'Absolu à lui offrir (tout au plus la drogue, comme dans la magnifique lecture de Peter Sellars de 1989)45. Il n'est pas rare, d'ailleurs, que le coup fatal à la fin lui vienne non pas, comme autrefois, par la main du Commandeur, mais par celle de l'une de ses victimes46. Dans ce contexte de sécularisation irréversible du mythe, la « scena ultima » et le commentaire moralisateur qu'elle contient finissent par poser un problème à certains metteurs en scène qui reviennent à la pratique consistant à la supprimer (c'est le cas de la mise en scène de Claus Guth en 2008 à Salzburg analysée ici par Danielle Chaperon, mais aussi du film opéra Juan de Kasper Holten de 2010 ainsi que de la mise en scène de Dimitri Tcherniakov à Aix-en-Provence en 2013). Il est intéressant de remarquer toutefois que, même lorsque la « scena ultima » est gardée, il n'est pas rare de voir le protagoniste réapparaître dans celle-ci : un retour qui peut être interprété comme un défi ultime à la morale ou le fait que sa mort n'est qu'apparente, considérant que sa présence continue à habiter la vie des autres personnages…47

21Sans viser l’exhaustivité, les études des cas individuels des mises en scène du Don Juan de Molière par Patrice Chéreau (1969), Antoine Vitez (1978), Jacques Lassalle (1993 et 2002), et les Fondateurs (2019), des films de Marcel Bluwal (1965) et Jacques Weber (1998) et du Don Giovanni de Mozart par Patrice Chéreau (1969 et 1995), Giorgio Strehler (1987 pour le bicentenaire de l'œuvre), Matthias Langhoff (1991), Deborah Warner (1995), Claus Guth (2008), assortis de deux entretiens avec les metteurs en scène Jean-François Sivadier et Julien Basler donnent ainsi un aperçu des questions et des problèmes que les œuvres de Molière et de Mozart, en dépit de leurs différences, posent à leurs interprètes de nos jours, en ouvrant un dialogue entre les pratiques du théâtre et celles de l’opéra.