Colloques en ligne

Danielle Chaperon

Une mort lente (Don Giovanni, Claus Guth, Salzbourg, 2008)

1Un metteur en scène est-il à l’opéra plus bridé qu’au théâtre ? Faut-il aller jusqu’à lui disputer le statut de « créateur »1 ? Plus que le texte dramatique en effet, le « texte » opératique — à savoir communément le livret et la partition — passe pour être intangible (bien que les travaux de génétique musicale prouvent assez que les œuvres musicales ne sont pas plus figées que les œuvres littéraires). Dans la fosse, le chef d’orchestre aurait pour mission de veiller à ce que l’intégrité de ce texte soit respectée, quoi qu’il arrive sur le plateau. Ces questions peuvent paraître obsolètes et ces définitions caricaturales. Néanmoins, peut-être parce que les champs de recherche restaient très spécialisés2, la mise en scène d’opéra et la mise en scène de théâtre ont longtemps été tenues pour des parentes éloignées. À partir des années 1970, chacun a pu constater que ces cousines issues de germains se visitaient plus régulièrement. La presse spécialisée a depuis lors successivement repéré les influences du brechtisme3, du Regietheater, de la déconstruction puis de l’interdisciplinarité sur les spectacles d'opéra. L’impact du poème scénique4 et celui du théâtre documentaire se propagent à leur tour5.

2Aujourd’hui, quelle que soit leur résistance au virus du théâtre, rares sont les scènes lyriques qui, au moment de risquer une nouvelle production, se passent entièrement de dramaturgie. Parmi les metteurs et metteuses en scène d’opéra, il en est qui se distinguent par la sophistication de leur travail sur la fable et sur l’intrigue6. Adeptes de l’intertextualité, des emboîtements narratifs et des métalepses7 (pour ne rien dire des simples transpositions ou actualisations), ils et elles suscitent régulièrement l’ire des défenseurs du livret. Ils éveillent en revanche chez les amateurs de théâtre un sentiment familier, comme si quelque pliure du temps les renvoyait aux années fastes de « l’ère de la mise en scène »8, il y a un demi-siècle. Claus Guth est de ces metteurs en scène.

3Le Don Giovanni de Claus Guth, créé au Festival de Salzbourg en 20089, présente une version particulièrement frappante de la mort du personnage éponyme, version qui repose sur un réaménagement important de la logique des faits de l’action. L’analyse de cette proposition permettra d’interroger plus largement la question du traitement de la temporalité à l’opéra. La dimension temporelle de la théâtralité lyrique, que certains aimeraient croire définitivement réglée par la partition, s’avère généralement plutôt souple. Ainsi Dmitri Tcherniakov décide-t-il de multiplier, à l’intérieur des actes de Don Giovanni, de brusques lâchers de rideaux où il donne à lire, grâce à des projections, des indications qui étendent la durée de l’action à plusieurs mois (« trois semaines plus tard », « un mois plus tard »…)10. Michael Haneke, pour sa part, s’entend avec le chef d’orchestre pour ménager de larges plages de silence entre les airs et les récitatifs11, Stéphane Braunschweig, pendant l’ouverture, montre Leporello veillant le cadavre de Don Giovanni déposé à la morgue12. Robert Carsen demande à Peter Mattei, à l’entame de l’Acte II, de traverser la salle encore éclairée avec un verre à la main13. Ces phénomènes ne sont manifestement pas de même nature puisqu’ils portent tantôt sur la durée et sur le rythme de l’exécution musicale, tantôt sur l’ordre des événements fictionnels, tantôt sur la relation avec le moment de la représentation. La mort de Don Giovanni s’inscrit potentiellement dans toutes ces dimensions de la temporalité14.

Mourir « vivant » (la distance temporelle)

4Claus Guth ancre, comme bien d’autres avant lui, l’action de Don Giovanni dans une temporalité contemporaine. Quelques années plus tard, Michael Haneke et son scénographe Christoph Kanter situeront l’action dans un étage de bureaux du quartier de la Défense, activant le scénario d’un harcèlement sexuel sur le lieu de travail15. Pour sa part, la proposition de Claus Guth ne repose pas sur la figuration d’un milieu socialement reconnaissable. Le décor conçu par Christian Schmidt représente en effet une forêt d’épicéas dont la ramure se perd dans les cintres. Toutes sortes de gens s’y rencontrent, pour des activités plus ou moins licites. Le réalisme et l’actualité des situations sont assurés par le détail des costumes et des accessoires. La garde-robe dessinée par Christian Schmidt renvoie à une réalité familière au public d’Europe du Nord : le tailleur à basques et les bas résilles de Donna Elvira, les robes portefeuille de Donna Anna, le smoking et les souliers vernis de Don Giovanni, le bonnet et les colifichets de Leporello, l’imperméable mastic d’Ottavio, la chemise à petits carreaux du Commandeur. À cela s’ajoute une gestualité qui, grâce à une direction d’acteurs minutieuse, anime et structure les récitatifs et les airs : les chanteurs ne cessent de manier paquets de cigarettes, seringues ou mouchoirs, bouteilles d’eau ou canettes de bière, gobelets et sacs en plastique. La forêt, féérique au premier abord, est un parc semi-urbain : Elvira y chante dans un abribus, la voiture d’Ottavio y tombe en panne, Leporello dispose sur une souche un repas livré par un fast food (hommage sans doute au Don Giovanni séminal de Peter Sellars16). Le public identifie aisément les scripts gestuels activés par les chanteurs17 : gratter un chewing-gum collé sur un banc, soulever un capot fumant, déplier la couronne en carton de Burger King. En deçà de toute identification sociale précise, le spectateur ou la spectatrice reconnaît son propre corps dans le corps des personnages, qui ont des cailloux dans leurs chaussures, des téléphones dans leurs poches, des cachets dans leur sac à main, des torches électriques dans leur boîte à gants — à défaut d’une arme à feu. Avant de mourir, Don Giovanni est bien vivant — ce n’est pas un personnage du passé. Les autres personnages seront quant à eux des survivants18.

Mourir dans les forêts (l’ « interspectacularité »)

5La forêt de Christian Schmidt est installée sur un plateau tournant19 ; durant tout le spectacle, en continu, elle change d’aspect et d’éclairage (voir Figure 1). Ce décor, impressionnant par lui-même, fonctionne aussi dans le cadre de ce que l’on pourrait appeler une interspectacularité (par analogie avec l’intertextualité), car il entre en relation citationnelle avec des spectacles antérieurs. Ces échos sont d’abord d’ordre interne, car le Don Giovanni de Claus Guth s’inscrit dans une trilogie dont les volets ont été présentés successivement à Salzbourg. L’interspectacularité est dans ce cas explicite :

Lorsque j'ai commencé avec Figaro, je n'avais aucun moyen de savoir que cela deviendrait un cycle. Mais je savais que je voulais intégrer le Cosi dans un thème avec des variations. La phase du Figaro est liée à l'architecture, à la culture. La forêt de Giovanni représente l’extrême opposé, à savoir la nature. Et dans Cosi, il y a cette artificialité. Si l'on considère le cycle dans son ensemble, les trois pièces sont comme trois blocs de construction qui constituent ensemble la réalité. C’est une petite totalité cosmologique20.

6Le Nozze di Figaro, créé en 2006, se passe entièrement sur un palier dominé par une volée d’escalier ; des cadavres d’oiseaux et des feuilles mortes traînent par terre, sans doute parce que la fenêtre, à jardin, ferme mal. Par cette ouverture, au début du spectacle, un « Eros-Engel »21 s’introduit dans la demeure dans le but de perturber ses habitants — visible pour les spectateurs mais invisibles pour les personnages. Eros repartira vaincu après la scène de réconciliation finale (et tout rentre dans l’ordre au château). Sur la scène de Cosi fan tutte créé en 2009, une forêt apparaît au lointain dans le cadre d’une baie vitrée. La terre, les pives, les fougères et les troncs envahiront progressivement le salon au cours de l’Acte II. Au dénouement, deux arbres resteront fermement en place, malgré l’occultation de la baie et les tentatives de nettoyage. La forêt, tenue à distance dans les Nozze, s’avance vers le front de scène dans Cosi et occupe tout le plateau dans Don Giovanni. Entre l’ange de l’amour des Nozze (frère jumeau de Cherubino) et l’ange déchu22 de Così fan tutte (Don Alfonso), il y a donc symboliquement un simple mortel ivre de liberté (Don Giovanni, dont le corps meurtri entre en écho sur scène avec un pin foudroyé)23. Le motif forestier est une invitation à faire circuler le sens entre les trois œuvres, entre les trois fables.

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Figure 1 : Capture d’écran (Claus Guth, 2008, DVD Harmonia Mundi, 2010),
Erwin Schrott (Leporello), Christopher Maltman (Don Giovanni)

7Une interspectacularité externe, implicite voire occulte, convoque le souvenir d’autres scènes et d’autres textes. Plusieurs critiques de la mise en scène de Claus Guth ont évoqué Le Songe d’une nuit d’été, frappés sans doute par les couples qui se poursuivent dans la forêt dessinée par Christian Schmidt. On s’avise avec eux que le Commandeur surveille les amours clandestines de sa fille comme le père d’Hermia chez Shakespeare, qu’Elvira et Leporello déguisé rejouent la scène de Titiana et de Bottom, qu’Elvira poursuit Don Giovanni comme Helena s’attachait aux pas de Demetrius, que Masetto se lamente sur une robe tâchée de sang, tel Pyrame sur l’écharpe de Thisbé. Il y a plus : la forêt rotative, célèbre dans l’histoire du théâtre allemand, qui fit le succès du Songe d’une nuit d’été de Max Reinhardt, en 1905, au début de sa carrière au Neues Theater de Berlin (voir Figure 2). Les jeux d’éclairage, avec clair de lune et brouillard, marquèrent durablement les spectateurs de l’époque dont certains évoquent aussi les odeurs de sapin et de mousse répandues dans la salle24. Parmi les critiques de ce début du XXe siècle, il s’en trouvèrent pour regretter que la poésie shakespearienne soit brutalisée par une direction d’acteur « naturaliste » : le personnage de Puck avait choqué par son allure de troll, sa gestualité grossière et sa gaieté cruelle25. Max Reinhardt fut, avec Hugo von Hofmannsthal, le fondateur du Festival de Salzbourg26 et il y a là une manière d’hommage de la part de Claus Guth, qui n’est pas un adepte de la scène tournante, mais qui cultive la tension entre lyrisme et naturalisme.

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Figure 2 : Ein Sommernachtstraum von William Shakespeare,
Bühnenbildmodell von Max Reinhardt und Karl Walser
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Mourir au début et à la fin (l’ordre de la fable)

8Claus Guth maintient le plateau dans le noir pendant l’andante en ré mineur de l’ouverture ; alors que la tonalité sombre fait place au ré majeur, le rideau se lève et démasque à jardin un grand oculus découpé dans un cache noir. Dans son cadre circulaire, le morceau de forêt prend des allures de projection de lanterne magique (Figure 3). Là se joue une séquence au ralenti : le Commandeur braque une arme à feu sur Don Giovanni qui se penche pour ramasser une branche à terre ; le Commandeur se retourne comme surpris par un bruit ; Don Giovanni le frappe sur la tête, le vieil homme s’écroule à terre mais, avant de perdre connaissance, tire sur son adversaire qui reçoit une balle dans le ventre. Éberlué, Don Giovanni s’affaisse au pied d’un arbre et le rideau noir retombe comme un obturateur. La vision aura duré moins d’une minute. Pendant que s’achève l’allegro de l’ouverture, le spectateur a tout loisir de ruminer la scène. S’il a déjà vu l’opéra une fois dans sa vie — ce qui est fort probable dans la « Maison de Mozart »28 –, il a identifié les deux personnages. En revanche, il peut s’interroger sur l’épisode qui fait l’objet de cette prolepse29 : s’agit-il de la Scène 1 de l’Acte I ou la Scène 15 de l’Acte II30 ; dans la première, Don Giovanni tue le Commandeur, dans la seconde, le Commandeur tue Don Giovanni.

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Figure 3 : Anatoli Kotscherga (le Commandeur) et Christopher Maltman (Don Giovanni)

9Le spectateur a-t-il assisté de manière anticipée au dénouement ? Pourquoi pas ? L’antéposition de celui-ci est, comme en témoigne la scène d’ouverture chez Stéphane Braunschweig (voir supra), une pratique courante, encouragée qu’elle est par les motifs musicaux annonciateurs. La représentation qui suit développe alors un suspense du « comment » (comment cela va-t-il arriver ? plutôt que qu’est-ce qui va arriver ?), forme de tension dramatique que Raphaël Baroni qualifie de « suspense “moyen” »31. Personne n’ignore du reste que l’issue sera fatale au dissoluto. Claus Guth et Stéphane Braunschweig rassureraient en somme leur public : Don Giovanni sera bel et bien châtié, malgré la modernisation de la fable annoncée par les costumes. La promesse n’est pas gratuite : de plus en plus nombreuses sont les mises en scène du XXIe siècle qui campent un Don Giovanni impuni (faute de transcendance efficace, comme chez Graham Vick32) ou immortel (en raison de son statut mythique, comme chez Robert Carsen).

10Le spectateur de l’ouverture mise en scène par Claus Guth devra cependant réviser son jugement. S’il y a bien prolepse et si celle-ci annonce bien la mort de Don Giovanni, la séquence que le public a vu dans l’oculus n’est pas celle du dénouement. Au début de l’opéra, à peine Leporello s’est-il plaint de son sort, à peine Don Giovanni a-t-il le temps de repousser puis de céder aux avances de Donna Anna, que le Commandeur apparaît, arme au poing. La scène furtive présentée pendant l’ouverture n’est autre que la scène 1 de l’Acte I. Le Commandeur tire, Don Giovanni tombe. L’opéra durera exactement le temps que ce dernier mettra à succomber à sa blessure. Don Giovanni ne cherchera pas à quitter la forêt, refusant de prendre en compte la gravité de son état. (Telle est la transposition de l’agnosticisme du héros, celui-ci ne semble pas croire à la possibilité de sa propre mort.) Leporello, qui sait en revanche à quoi s’en tenir, s’emploie à entretenir cette illusion. Il désinfecte la plaie, la panse, donne sa chemise ; mais le sang traverse le bandage, mais la douleur persiste malgré les piqûres d’héroïne. Toutes les étrangetés propres à la partition du rôle-titre (un seul air et écourté, des mélodies empruntées aux interlocuteurs…) et toutes les bizarreries de l’action du personnage (l’absence de suite dans ses idées, l’échec dans toutes ses entreprises) prennent un sens nouveau dès lors que Don Giovanni est mortellement blessé. Il s’épuise, s’essouffle, se redresse puis s’écroule à plusieurs reprises. Par exemple, l’air « Fin ch’han dal vino » (n° 11, scène 15 de l’Acte I) s’interrompt brutalement parce qu’il s’effondre à moitié évanoui dans les bras de Leporello.

Ne pas mourir seul (le dénouement)

11La séquence d’ouverture ne résulte donc pas seulement d’une prolepse, mais du déplacement d’un événement majeur de l’action : c’est au début de l’Acte I que le viscere du héros sont déchirées par le Commandeur et non à la scène 15 de l’Acte II (« Chi l’anima mi lacera ? Chi m’agita le viscere ? »). Ce déplacement est en quelque sorte validé par la réplique de Leporello qui demande, après l’altercation initiale : « Chi è morto, voi, o il vecchio ? ». « Che domanda da bestia! Il vecchio. », répond Don Giovanni. Mauvaise réponse de celui qui se croit invincible. Mauvaise réponse aussi car le Commandeur n’est pas mort. Vindicatif, un bandage autour de la tête, il reviendra à l’Acte II ; il guettera sa proie dans l’ombre, l’interpellera et répondra à ses bravades. Il creusera un trou et attendra simplement que Don Giovanni s’abatte pour triompher froidement.

12Le retour d’un Commandeur vivant est à coup sûr une surprise pour le spectateur. Pourtant, cette scène n’est guère relevée dans la réception de la mise en scène de Claus Guth. La critique semble tenir le Commandeur du second Acte pour un revenant. Quel besoin aurait un spectre d’un pansement ? et a-t-on jamais vu un fantôme avec une pelle ? La résistance du public à admettre que le Commandeur est bien vivant est compréhensible — ne serait-ce que parce que sa mort est à maintes reprises mentionnée dans les échanges entre Anna et Ottavio. Le retour du Commandeur exige pour le moins que l’on examine de plus près les deux fiancés. La relation entre Ottavio et Anna est particulièrement travaillée dans la proposition de Claus Guth. Au début de l’Acte I, Anna se jette sur Don Giovanni avec un tel appétit que celui-ci commence par la repousser. Plus tard, Ottavio montrera qu’il sait qu’Anna lui ment à propos de cet épisode. De scène en scène, Ottavio s’éloignera inexorablement de sa fiancée, malgré les élans de pitié que déclenche le désarroi de la jeune femme. Car Anna semble persuadée que son père a succombé. Ottavio, qui croit d’abord à une sorte de choc traumatique, ne cherche pas à la détromper, avant de céder à l’évidence : Anna tente maladroitement de masquer une « scène de crime » (son infidélité) par une autre (le meurtre de son père).

13La double scène de crime est riche en pièces à conviction. Les objets ne sont, chez Claus Guth, pas uniquement les accessoires d’une gestualité contemporaine : ils restent en place dans le décor après avoir été utilisés, venant grossir les rangs de ceux qui jonchent le sous-bois au début du spectacle : sacs en plastique, canettes, seringues, mais aussi bagages, tissus ensanglantés, vêtements, torches électriques, armes. Ainsi, par exemple, le revolver à barillet du Commandeur est-il ramassé par Anna qui le braque sur sa tempe après avoir découvert avec Ottavio le corps inanimé de son père. (Ottavio le lui arrache des mains.) Ce revolver n’est pas le seul témoin de la rencontre fatale entre le Commandeur et Don Giovanni. Souvenons-nous : pendant que Leporello fait le guet, Don Giovanni se laisse dévêtir en arrière-fond par Anna puis commence à la déshabiller en l’entraînant au premier plan. Lorsqu’elle entend la voix de son père, la jeune femme s’enfuit en abandonnant sa robe et ses chaussures — immédiatement remarquées par Ottavio à son arrivée sur les lieux (voir Figure 4). La robe et les escarpins réapparaîtront par la suite à chaque tour du dispositif. Leporello s’amusera ainsi avec la robe pendant le repas de noce de Masetto. Ottavio examinera à nouveau les souliers au moment où Anna, jalouse, faisant mine d’avoir reconnu son agresseur en Don Giovanni (I, 13), en appelle solennellement à la vengeance. La robe, comme un fait exprès, réapparaîtra dans l’orbe de sa torche électrique pendant le « trio des masques » (I, 19 » Bisogna aver coraggio »). À la fin du Rondò « Non mi dir, bell’idol mio », sa dernière apparition (II, 1233), Anna s’enfoncera dans la forêt avec un pistolet automatique qui est lui-même le reliquat d’une scène précédente entre Zerlina et Leporello34. Avant de se retirer, elle ôtera sa robe noire, ses (nouvelles) chaussures et ses bijoux. En se dépouillant ainsi, Anna rejoue la scène de l’Acte I où, se sentant responsable de la mort de son père, elle avait fait mine de se tuer. À ce moment de l’Acte II, en effet, elle sait qu’elle est la cause de la mort prochaine de Don Giovanni. Ce dernier est apparu pendant cette scène (II, 12), à l’insu d’Ottavio. Il a pris la main de la jeune femme, l’a posée sur son ventre couvert de sang puis s’en enfoncé dans la forêt. Ce geste énigmatique s’éclaire si on le compare à celui du Commandeur dans la fable d’origine (il serre la main de Don Giovanni et le précipite aux Enfers). Dans la mesure où Don Giovanni mourra et que le Commandeur vivra, Don Giovanni est comparable à un « spectre » qui vient demander son dû à Anna. Celle-ci comprend aussitôt ce qui lui reste à faire. Elle se dévêt, prend l’arme et s’éloigne (voir Figure 5). Ottavio a le réflexe de ramasser le tas de vêtements et de s’élancer à sa poursuite (« Ah si segua il suo passo : io vo’con lei / Dividere i martiri ; / Saran meco men gravi i suoi sospiri. »35). Mais il se ravise, laisse retomber son petit fardeau, s’époussette les mains et part dans une autre direction.

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Figure 4 : Annette Dasch (Donna Anna), Matthew Polenzani (Don Ottavio)

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Figure 5 : Annette Dasch (Donna Anna), Matthew Polenzani (Don Ottavio)

Mourir encore et toujours (l’hypertextualité)

14Un Commandeur qui n’est pas mort… Une Donna Anna qui ment et se suicide… Que peut penser un amateur d’opéra de tout cela ? Souvenons-nous que le public de Salzbourg ou d’Aix-en-Provence peut avoir vu (sans compter les DVD ou les captations diffusées en ligne) une vingtaine de mises en scène de Don Giovanni. Quel spectateur de théâtre, même goulu et averti, peut se targuer d’avoir vu (par exemple) une vingtaine de mises en scène du Dom Juan de Molière ? Aucun. Pour des raisons pragmatiques de limitation du corpus lyrique classique, de mondialisation de la production des spectacles opératiques, du soutien des fondations à la diffusion de captations, on pourrait se risquer à dire qu’un opéra comme le Don Giovanni de Mozart n’est plus un texte mais un architexte, non plus une œuvre mais un genre à lui tout seul. Rares sont les pièces de théâtre que l’on pourrait tenir pour telles. Chaque mise en scène d’un opéra classique s’inscrit alors dans ce genre, sommée — comme chacun des interprètes — de se plier à ses règles tout en marquant son individualité. L’architexte opératique serait ainsi à l’origine d’un horizon d’attente particulier qui expliquerait l’écart, toujours étonnant, entre les attentes et les réalisations dont témoigne sans cesse la critique spécialisée. Pour un spectateur d’opéra, chaque nouvelle mise en scène suscite en quelque sorte le suspense paradoxal que produit la lecture d’un roman que l’on a déjà lu — d’un film que l’on a déjà vu. Par rapport à la fable, cette posture, bien décrite par Raphaël Baroni36, suppose de « faire semblant » de ne pas connaître la suite des événements. L’amateur d’opéra, à l’instar du « relecteur », se situerait ainsi dans une logique de rappel37 — évidemment contraire à la logique de l’art de la mise en scène. C’est ainsi que les surprises ont le don de révolter le public d’opéra ; plus que des surprises, ce sont de véritables heurts dans le cadre de ce que Raphaël Baroni qualifie de « suspense par contradiction »38 (on feint d’espérer un autre dénouement tout en acceptant le caractère inéluctable de la fin). Le spectateur préfèrera parfois scotomiser certaines scènes (l’apparition du Commandeur blessé ou le suicide d’Anna) plutôt que de remettre en question ce qu’il croit savoir. À l’opéra, plus qu’au théâtre, le « rappel » d’une expérience antérieure est attendu. Comme les enfants exigeant qu’on leur raconte toujours le même conte39, c’est le retour du même, le retour rassurant du connu qui est recherché40. Quoi qu’il arrive dans le monde et dans ma vie, il est rassurant de savoir que « la forme est toujours là »41. Lorsqu’une fable perturbe ce rituel42, je suis donc susceptible de résister à l’immersion fictionnelle. On pourrait voir dans la forêt de Claus Guth et de Christian Schmidt une sorte de figuration trompeuse de ce retour du même, le décor tournant sur scène comme un microsillon sur une platine.

15Il y a un plaisir particulier dans l’anticipation d’une forme. Ce plaisir (pourquoi serait-il coupable ?) a du reste un rapport avec l’art de la musique lui-même, si l’on en croit Francis Wolff. La musique n’a-t-elle pas, en s’adressant à l’ouïe, apprivoisé un sens qui est d’abord un « système d’alarme biologique » : « dans la musique, les sons se mettent à être entendus comme étant causés non par des choses (ni par le chat, par le verre, par le vent, ni même par la trompette) mais par les sons eux-mêmes, c’est-à-dire par d’autres événements. Plus besoin de choses !» 43. Voilà que dans cet « univers d’événements sonores », dont chaque auditeur est « imaginairement le maître tout puissant », les metteurs en scène réintroduisent des « choses » ...