Colloques en ligne

Josefa Terribilini et Aurélien Maignant

Entretien avec Julien Basler sur le Dom Juan des Fondateurs (2018)

Sur : Les Fondateurs (Julien Basler et Zoé Cadotsch), Dom Juan, avec Mélanie Foulon, François Herpeux, Aline Papin et Aurélie Pitrat, co-production Les Fondateurs/Comédie de Genève, créé en 2018 au théâtre Pitoëff, repris en 2020 à la Comédie de Genève.

1Julien Basler co-dirige avec Zoé Cadotsch la compagnie Les Fondateurs, compagnie dont le travail cherche notamment à penser la mise en scène et la construction scénographique comme un geste commun. Fondé en 2009, le duo a beaucoup exploré la notion d’improvisation, à travers des formes aussi diverses que l’installation in situ (cycle éponyme Les Fondateurs, 2009-2014) ou la performance musicale (Pop-up, 2014). Depuis 2018, Julien Basler et Zoé Cadotsch intègrent à leur pratique les textes du répertoire classique : outre Dom Juan, Les Fondateurs ont créé Tartuffe à la Comédie de Genève en 2020.

Josefa Terribilini & Aurélien Maignant : Pouvez-vous nous raconter la fin de votre Dom Juan ?

2Julien Basler : François Herpeux, qui joue Dom Juan, attend le Commandeur. Notre Commandeur est une espèce de grand masque en plâtre que les trois actrices ont construit tout au long du spectacle et qu’une d’entre elles [Aline Papin] se met sur la tête. C’est un Commandeur qui ne fait pas peur. Elle entre ensuite chez Dom Juan, ou plutôt, elle arrive dans l’espace où se trouve Dom Juan, qui touche sa main et prononce ses dernières répliques : « Un feu invisible me brûle, ... ». Et comme Dom Juan, qui parle en permanence, fait mine d’entamer une nouvelle phrase, l’une des actrices [Mélanie Foulon] prend un carton et lui tape sur la tête, il tombe et il meurt. La comédienne le fixe un moment, elle jette le carton sur lui avec l’air de dire « on t’a bien assez entendu », et elle retourne se placer derrière le Commandeur. Là, Sganarelle, qui était attablé avec un coup d’alcool dans le nez, regarde Dom Juan allongé par terre, d’un air quelque peu détaché, et dit : « Bah… mes gages. Mes gages ». Ça finit comme ça. 

J.T.&A.M : Dans votre mise en scène, le Commandeur est donc interprété par une comédienne, de même que tous les autres rôles, à l’exception de Dom Juan. Quelles sont les raisons qui vous ont mené à donner à la statue une voix féminine ?

3J.B. : Très vite, l’idée que la quasi-totalité de la pièce soit portée par trois femmes s’est imposée comme une évidence. Pour être exact, Aurélie Pitrat qui joue Sganarelle ne change pas de rôle, Mélanie Foulon et Aline Papin font tout le reste : le Commandeur, le texte d’Elvire, la scène du mendiant. L’idée était d’abord d’apporter une réponse structurelle à la problématique féministe et aux questions de genre dans Dom Juan. Lorsque l’on prend les bonnes décisions structurelles, de nombreux problèmes se règlent naturellement. Si l’ensemble du spectacle est porté par des femmes, les effets de sens possibles se multiplient, et il n’est même plus nécessaire d’appuyer certains aspects. Dans une telle structure, seule une comédienne pouvait jouer le personnage du Commandeur, c’était inévitable, la question ne pouvait pas se poser autrement. De ce déséquilibre structurel entre les genres résulte naturellement un spectacle dans lequel Dom Juan n’est entouré que de femmes. Tout ce qu’il fait, c’est devant des femmes, et tout ce qu’il dit devient une adresse à des femmes. Sur le même principe, la mise en scène évolue naturellement vers un dispositif dans lequel des femmes effectuent l’essentiel de l’activité scénique autour d’un seul personnage masculin isolé. Tout le travail de construction du Commandeur en arrière-scène est produit par les actrices.

J.T.&A.M : La réflexion scénographique tient une place centrale dans votre démarche artistique. Comment est-elle intervenue dans le traitement de la fin, et notamment de la figure du Commandeur, que le public voit prendre forme sur le plateau au fil du spectacle ?

4J.B. : Les décisions pratiques ont été prises assez logiquement puisqu’avec Zoé Cadotsch, scénographe et codirectrice de la compagnie Les Fondateurs, nous travaillons main dans la main. L’un des principes centraux de notre compagnie est de constituer la mise en scène et la scénographie en un seul et même geste. Évidemment, je m’occupe un peu plus de la direction des acteurs et des actrices et elle davantage de l’inanimé mais, finalement, l’inanimé devient animé et les corps n’ont pas forcément plus d’importance que les objets qu’ils manipulent. Suivant cette logique, l’idée du Commandeur nous est venue très vite. Au début du travail de création, une seule personne devait fabriquer son masque à l’arrière-scène, mais nous avons vite changé d’avis pour faire en sorte que les comédiennes construisent cet élément ensemble.

5La fabrication de ce personnage était également pertinente dans la mesure où les femmes n’arrêtent pas de travailler alors que Dom Juan ne lève pas le petit doigt. De temps en temps, il déplace un arbre, mais il demande toujours : « et maintenant, qu’est-ce que je dois faire ? », et alors on lui répond : « eh bien, va chercher un arbre ». Notre Dom Juan est un peu à l’image de ces gens qui, pendant un déménagement, demandent sans arrêt ce qu’ils doivent porter alors qu’on comprend très bien qu’il faut bouger les cartons d’un point A à un point B. Et puis, nous trouvions cette option intéressante parce que la nécessité de construire le Commandeur maintient tout le monde sur le plateau. Les comédiennes ont toujours quelque chose à faire quand elles ne sont pas en jeu. Ce quelque chose, quand le spectacle commence, le public ne sait pas de quoi il s’agit. Mais, dès la première apparition du Commandeur au tombeau, il comprend que c’est ce personnage qu’elles fabriquent depuis le début.

6Par ailleurs, d’un point de vue sémantique, cette option fonctionnait bien parce qu’elle nous permettait de nous amuser avec l’aspect deus ex machina du Commandeur dans la pièce de Molière, d’en prendre le contrepied. Étant donné que sa construction est entamée dès le début du spectacle sous les yeux des spectateurs et des spectatrices, le personnage apparaît plutôt comme une épée de Damoclès. Dom Juan, dans notre mise en scène, participe concrètement à l’édification de sa propre perte durant toute la pièce. Et cette construction à vue ne pose aucun problème vis-à-vis du “suspense” de l’intrigue puisque de toute façon, tout le monde sait que Dom Juan meurt à la fin : Dom Juan le sait, Sganarelle le sait, et le public, normalement, le sait aussi. Le destin du héros n’est pas l’enjeu central de la pièce.

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Dom Juan (2018), cie Les Fondateurs, © Magali Dougados

J.T.&A.M : Après sa poignée de main avec le Commandeur, Dom Juan, dans votre mise en scène, ne tombe pas dans les Enfers mais reçoit un coup de carton sur la tête : quelle signification souhaitiez-vous donner à ce geste ?

7J.B. : Il y a deux choses. D’abord le fait que, pour nous, cette mort n’est pas un événement scénique très important. Elle a un côté un peu ridicule, voire même pathétique. Et le coup de carton permettait de le souligner : oui, Dom Juan meurt, mais il meurt parce que, dans la pièce, il doit mourir. Le coup de carton donne l’image d’une mort symbolique. Ensuite, ce geste nous semblait intéressant dans la mesure où c’est désormais une femme qui punit Dom Juan, et non pas Dieu. Cette mort prend alors un double sens dans notre mise en scène puisque ce sont également les actrices qui disent au seul homme présent sur scène, celui qui tient le crachoir depuis le début : « Stop, arrête de jouer ». Alors, le personnage meurt, mais l’acteur se tait aussi.

J.T.&A.M : La mort du héros ne représentait donc pas une question centrale dans votre processus de création.

8J.B. : Non. Dom Juan doit mourir, parce que la pièce le dit. C’est tout. En réalité, on a l’impression que Molière était lui-même contraint de tuer son héros pour des questions morales, mais que ce n’était pas ce qui l’intéressait. Autrement, il aurait écrit une scène immense, comme il sait si bien le faire. Lorsqu’on monte cette fin en s’en tenant au texte, on sent bien, d’ailleurs, qu’à moins de faire dix minutes d’effets spéciaux sans dialogues, tout se passe très vite.

9Ceci dit, nous avons souvent pensé, durant le processus de travail, que Dom Juan recherchait vaillamment cette mort. N’est-ce pas presque un soulagement pour lui, d’en finir avec la vie ? Dans la pièce, on attrape le personnage un peu en fin de course. Auparavant, son système de mariage et de fuite, sans cesse recommencé, fonctionnait bien. Mais au moment où débute l’action de Dom Juan, il y a déjà comme une lassitude, quelque chose qui se vide. La scène de l’hypocrisie envers son père est d’ailleurs extrêmement révélatrice : Dom Juan, devenu totalement cynique, renonce à tout, même à la sincérité de sa liberté. Il y a un véritable abandon du personnage, selon moi, et nous le jouons un peu de cette façon. Et puis, sa manière de provoquer la statue est véritablement suicidaire, surtout quand on pense que cette statue est en réalité l’image de Dieu qui envoie le Commandeur pour se venger.

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Dom Juan (2018), cie Les Fondateurs, © Magali Dougados

J.T.&A.M : Dans l’histoire des mises en scène de Dom Juan au xxe et au xxie, sa mort a connu plusieurs interprétations : un châtiment divin, un signe d’irréligion ironique, l’aboutissement d’une traîtrise de classe sociale, une image de la crise de la modernité athée, etc. Comment avez-vous abordé la question dans votre mise en scène ? Votre Dom Juan est-il puni ?

10J.B. : Oui, nous avons voulu tirer cette punition du côté de la morale, d’une morale contemporaine, qui concernerait avant tout l’éthique sociale de Dom Juan. Le personnage piétine tout et tout le monde. Certes, il veut être libre et cette recherche de liberté est honorable ; d’ailleurs, il s’agit à nos yeux de l’objet central de la pièce, qui interroge la manière dont on peut s’enfermer dans sa propre recherche de liberté, finir par tourner en rond, à l’image de Dom Juan. Or, non seulement le héros s’enferme dans cette liberté, mais, en plus, il maltraite tous les gens qu’il rencontre, et surtout les femmes. Dans la pièce, ces femmes sont avant tout des stéréotypes. Elles sont peu nombreuses, mais leurs interactions avec Dom Juan permettent de montrer qu’il se comporte de la même manière avec elles depuis toujours et qu’il aurait continué encore longtemps. Pour nous, c’est sur ce plan-là qu’intervient une certaine lecture morale de Dom Juan : on ne peut pas prétendre à la liberté si celle-ci implique de faire du mal aux personnes qui nous entourent. Ce serait alors une fausse liberté, une liberté destructrice. C’est au nom de cette morale que Dom Juan est puni, dans notre spectacle. Il ne s’agit pas d’une morale divine, la punition ne concerne pas son incroyance.

J.T.&A.M : Le spectacle met en évidence cette tension incarnée par Dom Juan entre liberté individuelle et liberté « sociale », au sens des rapports de pouvoir qui peuvent exister au sein d’un groupe et dont le héros, justement, profite à des fins personnelles. Or votre Dom Juan apparaît essentiellement risible aux yeux des spectateurs et des spectatrices, avec lesquel·les s’instaure une certaine connivence. Pourquoi avoir choisi de traiter cette figure de manière comique ? Comment conciliez-vous ces deux aspects du héros, à la fois socialement violent dans ses propos et profondément ridicule dans votre mise en scène ?

11J.B. : Nous avons immédiatement souhaité traiter le personnage de manière comique, c’était un choix très intuitif. Et comme les membres de notre compagnie travaillent ensemble depuis très longtemps, l’idée de confier le rôle à François Herpeux s’est rapidement imposée. En raison des habitudes de jeu de François, qui conçoit toujours ses rôles de manière burlesque et volontairement maladroite, nous savions que nous pourrions ainsi prendre le contrepied de l’interprétation habituelle du personnage. Nous voulions un héros qui soit aussi ridicule que grand prince, ce qui a pu nous être reproché, d’ailleurs, parce certaines personnes estiment qu’interpréter Dom Juan comme un clown mine les enjeux de la pièce. Mais pour nous, Dom Juan est avant tout une comédie, et une comédie, ça fait rire. Je sais que cette œuvre a souvent été montée comme une tragédie, mais nous ne voulions pas l’aborder ainsi, cela ne correspondait pas à la démarche de notre compagnie, qui travaille toujours sur une forme de métathéâtre.

12Ce traitement comique du personnage n’empêche pas une certaine gravité. Derrière le ridicule de François Herpeux, il y a toujours la tragédie. Notre Dom Juan est à la fois une course éperdue du héros vers la liberté et les conquêtes féminines, et une course de l’acteur qui parle très vite, qui n’arrête pas et qui veut faire rire, qui veut faire rire sans cesse, au point d’en devenir un peu agaçant. Et quand, à la fin, l’actrice lui tape sur la tête pour lui intimer de se taire, on ressent une espèce de soulagement. De plus, il me semble que la violence de la pièce devient encore plus terrible si le personnage, en plus d’être cruel, nous est en fait assez sympathique. La scène avec le mendiant est très importante à cet égard : Dom Juan se moque de cette personne qui préférerait mourir plutôt que de jurer. Cette foi profonde du mendiant, qui est une foi religieuse, mais aussi une forme d’ancrage, fait pourtant de lui quelqu’un de beaucoup plus libre que Dom Juan, puisqu’il est prêt à mourir pour sa croyance. Mais cela, Dom Juan ne le comprend pas. Et quand notre Dom Juan part se cacher derrière un arbre pour rire du mendiant, alors évidemment, la scène est très drôle, mais il y a aussi quelque chose d’horrible. Avons-nous vraiment envie de rire avec Dom Juan ? Pour moi, si cette scène fonctionne, on devrait percevoir le tragique derrière le cynisme. La dimension comique et échevelée de notre mise en scène veut aussi souligner la cruauté du personnage.

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Dom Juan (2018), cie Les Fondateurs, © Magali Dougados

J.T.&A.M : Votre Dom Juan est omniprésent, bavard et ridicule. Il exprime une masculinité confiante, mais tournée en dérision jusqu’à l’hypertrophie. En revanche, les trois comédiennes qui interprètent Sganarelle et les autres protagonistes sont dans un jeu tout à fait différent, beaucoup plus sobre et sérieux : elles sont sûres d’elles et pertinentes. En tant que public, tout semble fait pour qu’on se sente plus proches d’elles que de Dom Juan.

13J.B. : C’était une décision claire de notre part. Durant le processus de travail, François Herpeux a parfois tiré les autres vers le comique, mais leur antagonisme reste évident. Pour autant, le jeu et la présence des comédiennes est moins homogène, le travail n’a pas été le même sur toutes les scènes. L’une des décisions les plus franches concernait le personnage d’Elvire [Aline Papin] : nous voulions qu’il soit mis en avant, que son apparition ne passe pas inaperçue. À chacune de ses deux entrées, l’ensemble du mouvement scénique s’arrête, y compris le travail de construction en arrière-scène, et tout le monde ne regarde qu’elle. Elvire fonctionne comme un contrepoint total à la grandiloquence ridicule de Dom Juan, jusque dans sa façon de jouer, très droite dans sa tenue, n’hésitant pas à aller dans l’émotion. Sa profonde sincérité contrebalance l’ironie permanente de Dom Juan. Elle arbore une foi inébranlable, elle laisse s’exprimer ce qu’il y a de plus beau dans sa chrétienté, le pardon de Dom Juan, bien sûr, mais aussi la résilience. Nous sommes face à un personnage extrêmement libre dans sa décision de retourner au couvent, décision qui constitue l’autre vecteur de la dialectique entre liberté et enfermement servant de matrice à la pièce. Si Dom Juan vit avec une gomme derrière lui, avançant et oubliant, sans jamais apprendre de son passé, Elvire a la liberté du pardon, mais aussi du souvenir. C’est la clef de sa résilience, elle apprend de son passé et de ses blessures. Paradoxalement, son enfermement au couvent révèle une grande liberté, alors que la passion libertaire de Dom Juan constitue un enfermement.

J.T.&A.M : Comment avez-vous conçu la relation entre Dom Juan et Sganarelle ? Quelles dualités avez-vous cherché à travailler ?

14J.B. : Il y a une co-dépendance entre Sganarelle et Dom Juan. Scéniquement, nous avons voulu donner du mouvement à leur relation, faire apparaître des variations, des altérations. Nous voulions quelques vrais accès de violence, puis du calme, de l’intérêt mutuel, de l’affection voire de la réciprocité. Dans le texte de Molière, je trouve surprenant que Dom Juan donne autant la parole à Sganarelle. Il l’invite continuellement à donner son avis. Bien sûr, c’est un ressort qui permet de faire exister certains dialogues et certaines scènes, mais c’est aussi une manière de construire une relation paradoxale, entre domination et complicité. Nous avons voulu montrer cette co-dépendance : Dom Juan ne peut pas vivre sans Sganarelle, il a besoin de lui, comme témoin de ses conquêtes bien sûr, d’abord effectuées pour être vues, mais aussi comme confident. Et Sganarelle ne peut évidemment pas vivre sans Dom Juan, pour des raisons matérielles.

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Dom Juan (2018), cie Les Fondateurs, © Magali Dougados

15Dom Juan et Sganarelle sont les deux faces d’une même pièce. Il n’est plus question de liberté, puisqu’ils sont également enfermés, mais d’une différence d’aliénation. Cette dualité-là nous a semblé essentiellement articulée dans leur rapport à la croyance. Dom Juan est un libertaire cartésien, qui croit que deux et deux font quatre, c’est un cynique. Sganarelle baigne dans une croyance populaire qui confine à la superstition. Dans sa cosmologie, Dieu et le Diable coexistent avec le moine bourru1, qui le terrifie peut-être plus encore que les deux premiers. Molière est gonflé : il place Dieu au même plan qu’une superstition ordinaire. Voilà donc le tableau : un grand seigneur érudit qui ne croit en rien, et un serviteur qui croit à tout. Aujourd’hui, je dois dire que cette posture du grand cynique incrédule ne me parle pas. Je suis athée, mais entre croire en Dieu et ne croire qu’aux équations, il y a une marge. Dom Juan et Sganarelle sont enferrés dans leur cage, contrairement à Elvire ou au mendiant qui font des choix libres et éclairés, ils ne reproduisent que des comportements réflexes.

16L’autre polarité qui nous a intéressés tient dans leur rapport à la possession, et à l’accroissement. Dom Juan, en particulier, est aliéné par le vide qu’il doit combler : sa liberté est un vide. C’est un obsessionnel, Molière est obsédé par les obsessionnels. Dans ce texte, ce sont les femmes, mais cela pourrait être autre chose, l’argent par exemple. Même si l’on n’est pas dans L’Avare, Dom Juan m’évoque nos traders contemporains, celles et ceux qui s’obstinent à empiler toujours plus de millions, sans qu’on comprenne bien pourquoi. C’est l’aliénation d’un choix devenu réflexe impensé. Et si Dom Juan a le profil type du trader, Sganarelle figure le peuple, enchaîné à son maître, assujetti à la pulsion de croissance des grandes entreprises, comme nous le sommes toutes et tous, tributaire de leur existence, comme nous.

J.T.&A.M : Cette tension sociale a-t-elle aussi joué un rôle dans votre manière d’envisager la fin ? Vous coupez notamment la tirade finale de Sganarelle pour la réduire à sa plus simple expression financière : seule est conservée la phrase dans laquelle le valet évoque ses gages.

17J.B. : Oui, nous voulions finir sur « mes gages », ce qui n’est pas très original dans la tradition des mises en scène. Ce que nous avons supprimé, c’est l’aspect moraliste de la tirade. Nous avons très peu coupé dans la pièce, mais cette fin nous paraissait trop didactique, trop professorale. Il est probable que Molière ne l’a ajoutée que pour se dédouaner, en fin de partie. Aujourd’hui, la tirade n’est plus nécessaire. Nous voulions construire des analogies avec le monde contemporain, aborder par exemple ces questions de capitalisme et de résilience, mais nous ne voulions pas le faire frontalement. Le discours doit rester caché, justement pour ne pas retrouver une position d’adresse moraliste. L’explicite sur scène est souvent néfaste, je n’aime pas les spectacles à thèse, ni les spectacles qui veulent trop réactualiser les textes. Je ne suis pas pour ce que Brecht appelait les « inductions », les déplacements d’intrigues dans des contextes contemporains, les adaptations de textes classiques dans des entreprises avec des personnages en costard. Le plus souvent, ce sont des choix de mise en scène qui m’expliquent ce que je dois penser en tant que spectateur, alors que je pourrais y arriver tout seul en travaillant un peu, en ne m’arrêtant pas aux évidences. J’aime quand on n’est pas ailleurs que sur un plateau de théâtre et que ce qu’il se passe se passe dans le temps présent.

J.T.&A.M : Avez-vous été inspiré par d’autres mises en scène de Dom Juan ?

18J.B. : Pas vraiment. J’ai été assez marqué par C’est une affaire entre le ciel et moi de Christian-Geffroy Schlittler [2014, Théâtre Saint-Gervais, Genève]. Nous nous sommes inspirés aussi de son adaptation de Tartuffe, présentée au Théâtre de l’Usine [Genève] il y a quelques années. C’est surtout son rapport au classique qui m’a intéressé. Il ne s’agissait pas du tout d’un « dépoussiérage » comme on le dit maintenant, mais le projet restait très moderne, très contemporain. Nous l’avions beaucoup en tête en travaillant sur Dom Juan.

19J’en ai vu quelques autres, des Dom Juan, notamment celui de Gwenaël Morin, qui m’a déçu dans son traitement du texte, avec un Dom Juan que je n’arrivais pas à suivre, mais qui m’a beaucoup parlé dans son principe scénique : un texte, des gens sur scène qui disent le texte, et c’est tout. Le spectacle était dans le refus presque complet de toute mise en scène, j’ai aimé ce choix que je trouve encore radical et transgressif aujourd’hui. D’ailleurs, la scène de la mort dans notre adaptation est assez proche de ce qu’a fait Gwenaël Morin : chez nous, c’est un coup de carton, chez lui, c’est une actrice qui frappe Dom Juan avec la statue du Commandeur.

J.T.&A.M : Dans la société contemporaine, qui serait Dom Juan ?

20J.B. : Dom Juan est une tendance, que nous pouvons toutes et tous connaître, être obsédé·e par l’argent ou par la réussite, réussir à séduire, réussir sa carrière, se construire un avenir. Cette avidité existe dans notre vie, elle existe même, d’ailleurs, dans notre pratique du théâtre. Le monde du théâtre est carriériste. On ressent de plus en plus vivement une pression à faire plus, toujours plus grand, à monter des spectacles qui tournent toujours davantage, qui doivent être vus par le plus de monde possible. Pourquoi ne nous satisfaisons-nous pas de montrer les spectacles à un nombre limité de spectateurs ? Les choses peuvent aussi s’arrêter et, parfois, ce n’est pas plus mal, c’est peut-être de savoir s’arrêter qui nous sauvera d’une perdition de soi compulsive et boulimique. Alors, qui serait Dom Juan dans la société contemporaine ? Moi je le suis parfois, je l’ai été beaucoup. Tout le monde est Dom Juan par moments. Sur le plan personnel comme sur le plan artistique, ce sont des questions que je me pose : qu’est-ce que je veux aujourd’hui ? Pourquoi notre désir est-il soumis au changement permanent ? Il y a, chez Dom Juan, un abandon de cette question. Dom Juan ne se demande plus ce qu’il veut, il est complètement conditionné, il se tape la tête contre les murs. Ce dont je suis sûr, c’est que trop d’injonctions à l’efficacité nous effacent.

J.T.&A.M : Il existe une tradition de mise en scène romantique d’un Dom Juan torturé, que Vincent Macaigne a par exemple poussé à son paroxysme dans son long-métrage Dom Juan & Sganarelle (2015). Il y a quelque chose de cette fascination du siècle passé pour une liberté individuelle devenant totalitaire, un travail artistique sur les frontières de ce totalitarisme.

21J.B. : Tout à fait, un travail qui reconduit souvent ce discours étrange sur la souffrance. Puisque Dom Juan est en souffrance, personnelle et psychologique, on nous demande de l’accepter, de justifier son comportement, alors qu’on s’en fout, de sa souffrance. Dans le texte de Molière, le personnage est froid, calculateur, manipulateur. C’est vrai qu’il prend tout à la légère, mais ce n’est pas du tout un écorché vif, encore moins un romantique blessé, d’où ma sidération face à cette vision très réductrice que propose Macaigne, dont je me réjouis pourtant d’habitude de découvrir le travail. C’est un Dom Juan jeune qui se drogue, prend de l’ecstasy, baise partout et avec tout le monde. Jusque-là, rien de choquant. Ce qui m’a gêné, c’est d’en faire un genre d’écorché vif, un personnage très romantique, vivant tout pleinement et avec intensité. Et puis son Elvire pleure tout le temps. Elle l’implore, elle veut qu’il revienne. J’avais envie d’une Elvire forte, intelligente, courageuse, lucide. Là, c’est vraiment une Elvire larmoyante. En tant que metteur ou metteuse en scène, il y a une représentation de genre à laquelle il faut faire attention, on véhicule toujours des idées et des valeurs lorsque l’on donne un aspect et une personnalité à nos personnages.